La révolte en Arménie de 2018

Publié le 29 Juin 2023

La révolte en Arménie de 2018

Un nouveeau cycle de révoltes à travers le monde s'est ouvert en 2019.  Le soulèvement en Arménie en 2018 préfigure cette vague de contestation sociale. Des gens ordinaires s'organisent en dehors des partis et des syndicats pour renverser un pouvoir autoritaire et corrompu. 

 

 

Au printemps 2018 éclate une révolte en Arménie. Un soulèvement s’oppose à un pouvoir corrompu. La rue cible particulièrement Serge Sarkissian, nouveau Premier ministre et ancien président. Mais c’est l’ensemble de la classe politique qui est visée. La place de la République à Erevan devient l’épicentre du mouvement. Les manifestations comprennent des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes. La rue semble particulièrement déterminée. Mais elle s’appuie sur une stratégie de non-violence.

Un imaginaire commun et rassembleur tente de rompre avec une fascination pour la lutte armée. Ce qui n’empêche pas des pratiques offensives. Les rues principales d’Erevan, puis les routes qui mènent à la capitale, sont bloquées. Malgré la peur de la répression, la place centrale d’Erevan est envahie par des milliers d’opposants. Jean-Luc Sahagian vit à Marseille. Mais il décide de retourner en Arménie, pays dont sa famille est originaire, pour suivre ce mouvement. Il propose un récit subjectif de ce soulèvement en Arménie dans le livre L’éblouissement de la révolte.

 

 

                       

 

 

Révolte sociale

 

Le 23 avril se déroule une manifestation qui regroupe la population d’Erevan dans sa diversité. « Très vite, moi qui arrivais d’un pays où tout semblait bloqué, je me laissais gagner par la simplicité de ce mouvement et par son évidence qui emportait toute réserve et toute morosité », témoigne Jean-Luc Sahagian. La police est bien présente, mais semble peu agressive. Des voitures suivent le défilé en klaxonnant. Les gens respirent l’énergie et la joie.

La manifestation ne cesse de se développer avec d’autres cortèges qui la rejoignent. Ce mouvement appelle à la liberté et à la grève. Il semble populaire et regroupe une large partie du prolétariat. « Populaire dans le sens où c’était surtout des gens de peu qui étaient autour de moi. Populaire parce qu’on voyait bien qu’une majorité de gens dans le pays étaient d’accord avec ce qui était en train de se passer, et c’était vraiment merveilleux de se sentir en accord avec tous dans l’envie de changer le cours des choses », précise Jean-Luc Sahagian.

Avec les grèves, les blocages et les manifestations, la population semble s’emparer de la ville. Les bourgeois et les touristes sont chassés. De nombreuses discussions se lancent dans tous les sens. La liesse explose au moment de l’annonce de la démission du Premier ministre. Les manifestants se mettent à chanter et à danser.

 

La démission du Premier ministre déclenche une fête. L’hymne de la révolution est chanté. « Je ne suis pas seul et je marche », lance le refrain. Ce qui permet d’exprimer une communauté de lutte. « You’lle nerver walk alone », chantent les supporters de Liverpool. Mais c’est l’hymne d’une classe ouvrière anglaise qui a été écrasée. « En Arménie, j’avais l’impression qu’il existait encore une communauté, celle des prolétaires de ce petit pays, qui avaient conscience de leur exploitation et le désir ardent de prendre leur revanche », souligne Jean-Luc Sahagian. Malgré la démission du Premier ministre, Nikol Pachinian n’accède pas à la tête du gouvernement. C’est cet opposant politique qui a lancé le mouvement de protestation et sa stratégie non-violente. Face à son échec, il appelle à la grève générale et au blocage partout.

Le mouvement permet une rupture de la vie quotidienne. Les gens se rencontrent et discutent facilement, animés par un désir de changement. « Nous avons la chance de vivre ces moments très rares où l’obéissance est morte, où la résignation quotidienne a soudain disparu », témoigne Jean-Luc Sahagian. Des vidéos circulent sur Internet. Des discours élaborés et des cris de rage se libèrent. Un film montre même des enfants qui se révoltent contre l’autorité d’une prof. Ils décident ensuite d’attaquer la directrice pour la mettre dehors. Ils se vengent de toutes contraintes et injustices subies par les écoliers. « C’était vraiment un beau moment de retournement, ce moment où la peur change de camp », se réjouit Jean-Luc Sahagian. Ces enfants dégagent une force collective prête à tout renverser, malgré les appels à la non-violence et à la « révolution de velours ». Les blocages se multiplient. Dès qu’une voiture tente de passer de force, les barricades se renforcent. La mairie de Gumri est envahie par la foule.

 

 

 La grogne des Arméniens contre leur ancien président

 

 

Renversement de régime

 

Les députés finissent par élire Nikol Pachinian. Ils craignent que la révolte se propage et les menace directement. Cette élection montre la force de ce mouvement de révolte qui ouvre de nouveaux espoirs. « Durant ces journées d’agitation, un grand nombre de gens avaient entrevu un autre pays, un pays où il serait possible de vivre sans avoir à émigrer, un pays où serait mise en place une justice sociale, un pays où l’on pourrait se partager le peu de richesses que s’accaparait jusqu’à maintenant un petit groupe de parasites », indique Jean-Luc Sahagian. Les Arméniens ont réussi à imposer leur volonté à l’État et peuvent continuer à vouloir reprendre leur vie en main. « Ce pays est à nous » : ce slogan exprime un désir de démocratie et de justice sociale.

Cependant, Nikol Pachinian apparaît comme un leader politique auquel la population semble se soumettre. Ensuite, les oligarques et la classe dirigeante conservent les leviers du pouvoir et des richesses du pays. Le gouvernement de Nikol devra faire face à des contraintes et à des oppositions au sein même de l’appareil d’État. Cependant, la contestation sociale peut perdurer pour orienter la politique arménienne. « On pouvait aussi espérer que les habitudes de contestation acquises durant ces derniers mois pourraient servir en cas de déception ou de changement de cap du gouvernement Pachinian », confie Jean-Luc Sahagian.

 

Cependant, Nikol Pachinian commence par décevoir et par affirmer son propre pouvoir. La contestation continue pour libérer les prisonniers politiques. Mais le nouveau chef de gouvernement refuse de satisfaire cette revendication. Surtout, Nikol Pachinian demande aux protestataires d’arrêter les manifestations pour le laisser travailler tranquillement. Au contraire, le gouvernement devrait s’appuyer sur la contestation sociale pour pouvoir imposer des changements politiques et s’opposer à la vieille classe dirigeante. Ensuite, la participation directe de la population à l’orientation politique du pays devrait permettre de sortir du modèle de la démocratie représentative avec sa confiscation du pouvoir par une clique de bureaucrates.

La révolte arménienne peut se propager ailleurs et inspirer d’autres pays à travers le monde. « Et j’en venais à rêver de l’exemple que l’on pourrait suivre, en France, où on laisse les gouvernements nous maltraiter, nous mépriser, se moquer de nous », indique Jean-Luc Sahagian. La révolte arménienne semble différente des mouvements sociaux en France. Les partis et les syndicats semblent absents de la contestation en Arménie. Aucune organisation n’encadre les manifestations et les blocages. « Pas de rôle à jouer ici ni de stratégie d’appareil bidon. Seulement des gens ordinaires manifestant dans un désordre bon enfant, tout au plaisir d’occuper la rue, de rompre avec un quotidien banal. Des gens ordinaires ne prétendant à rien d’autre qu’au courage et au désir de changement », observe Jean-Luc Sahagian. Le mouvement arménien semble faire songer aux descriptions sur Mai 68. La spontanéité, la joie et le désir de changement redonnent une passion à la politique. « Et du plaisir à la désobéissance, oui, apprendre à désobéir et à leur faire enfin un peu peur à notre tour », souligne Jean-Luc Sahagian.

 

 

        Affiche de campagne du premier ministre arménien, Nikol Pachinian, le 20 juin 2021 à Erevan, en Arménie, le jour des élections législatives.

 

 

Limites du mouvement

 

Le mouvement continue en Arménie. Le Parlement est encerclé lorsque les députés veulent empêcher des élections. Finalement, les élus du vieux parti au pouvoir sont balayés. Un processus de changement semble amorcé. En France surgit la révolte des Gilets jaunes. De nouvelles pratiques de lutte s’inventent en marge des appareils politiques de la vieille gauche. « Le peuple redevient dangereux. Il manifeste là où on ne l’attend pas, il bloque les routes, les péages, les rond-points. Et surtout, il ne respecte pas le protocole habituel, celui d’une gauche inoffensive qui n’en finissait plus de se décomposer », observe Jean-Luc Sahagian. Des gens ordinaires s’emparent de la rue et réinventent une manière de faire de la politique. Malgré le mépris des médias et des intellectuels de gauche.

Des changements politiques s’observent en Arménie. La vieille classe dirigeante est balayée. Des anciens ministres et députés sont poursuivis pour corruption. Cependant les conditions de vie des plus pauvres restent les mêmes. Une Arménienne observe que c’est surtout la classe moyenne qui a pris le pouvoir. « Elle dit aussi que, selon elle, les membres de ce nouveau gouvernement proviennent tous de la même classe sociale et risquent de défendre surtout leurs intérêts, ceux de la classe moyenne supérieure diplômée, travaillant dans les ONG, la culture et les start-up », précise Jean-Luc Sahagian. Le mode de vie à l’occidentale avec une modernisation libérale devient le modèle de la nouvelle classe dirigeante.

 

Certaines personnes refusent même d’évoquer une révolution. Les dirigeants politiques ont changé, mais la vie quotidienne de la population reste la même. « Quand on emploie le mot de révolution, il le réfute avec emportement, pour lui, c’est juste un changement d’équipe au pouvoir. Il pense même que la lutte anticorruption menée par Nikol Pachinian s’est transformée avec une chasse aux sorcières digne de l’époque stalinienne », retranscrit Jean-Luc Sahagian.

En 1988, la ville de Gumri est ravagée par un tremblement de terre. Des bidonvilles sont construits dans l’urgence. Mais le gouvernement ne parvient pas à reloger la population. Un sentiment de rejet de la classe politique prédomine à Gumri. La révolution de 2018 est alors vécue par la jeunesse comme une renaissance. Elle prend conscience de sa force collective et de sa capacité à transformer le monde.

Avec l’effondrement de la révolte, c’est le repli identitaire et nationaliste qui prédomine. Les homosexuels et les musulmans sont à nouveau perçus comme des ennemis. La défense de l’Arménie contre les pays étrangers prédomine. Loin de la portée universelle de la révolte de 2018. Le nationalisme est également alimenté par la guerre avec l’Azerbaïdjan et la nostalgie pour l’URSS.

 

 

Place de la République, à Erevan, le 1er mai.

 

 

Témoignage et analyses

 

Jean-Luc Sahagian propose un beau récit sur cette révolte arménienne méconnue. Plutôt que la posture théorique surplombante, il adopte le style subjectif et agréable à lire du récit de voyage. Il se démarque également de la démarche des journalistes. Il ne part pas interroger des figures de la révolution, des intellectuels et des politiciens. Jean-Luc Sahagian préfère retranscrire la parole de la rue, à partir de rencontres et de discussions avec des gens ordinaires. Ce qui permet également d’observer la révolte et ses conséquences du point de vue de la vie quotidienne des exploités, et non pas d’un modèle figé ou d’une idéologie fumeuse.

Jean-Luc Sahagian parvient à bien retranscrire le moment de la révolte. Une ambiance de joie et de fête permet de rompre avec la monotonie de la vie quotidienne. C’est aussi un moment qui permet à des personnes peu politisées de développer une conscience de classe et de reprendre leur vie en main de manière collective. Cette révolte permet également de balayer la vieille politique avec ses partis sclérosés et ses discours qui tournent à vide. La comparaison avec le mouvement des Gilets jaunes permet au public français de comprendre l’originalité de cette révolte spontanée en Arménie.

 

Jean-Luc Sahagian articule témoignage personnel et analyses. Il discute avec des personnes ordinaires qui parviennent à bien saisir les forces et les limites de ce soulèvement. Son récit permet de bien montrer l’évolution d’un mouvement, de la joie à la désillusion. La révolte arménienne ressemble à celle des Gilets jaunes en France, mais aussi au Hirak en Algérie, aux mouvements à Hong Kong,  au Chili et aux diverses révoltes à travers le monde qui ont éclaté depuis 2019. Mais aussi aux révoltes dans les pays arabes en 2011.

Ce soulèvement populaire attaque avant tout un régime corrompu. Le renversement du pouvoir en place reste l’objectif central. « Le peuple veut la chute du régime », lance la révolution tunisienne de 2011. Mais cette revendication unitaire et consensuelle masque aussi de profondes inégalités sociales. Les régimes autoritaires favorisent la corruption, mais aussi le chômage et la misère. La remise en cause de l'ordre politique apparaît comme la force et la faiblesse du mouvement en Arménie, comme ailleurs. La force, c’est un objectif clair qui fédère toutes les composantes de la population. La faiblesse, c’est de masquer les clivages de classe qui traversent la société arménienne.

 

De plus, la figure de Nicol Pachachian incarne cette ambiguïté. Il incarne la classe moyenne urbaine et occidentalisée qui privilégie la non-violence. Il parvient à fédérer l’ensemble de la population derrière lui. Mais finit par provoquer de nombreuses désillusions. Tandis que la classe moyenne prend le pouvoir, la vie quotidienne des prolétaires ne s’améliore pas.

Bruno Astarian observe que ces révoltes restent contrôlées par la classe moyenne. Les prolétaires et les plus pauvres bloquent les rues et les entreprises. Mais, au final, c’est bien la classe moyenne qui prend le pouvoir. Les Arméniens et Arméniennes dont Jean-Luc Sahagian retranscrit le propos révèlent leur désillusion face à un régime qui semble plus moderne et libéral, mais qui ne permet pas davantage une amélioration de leurs conditions de vie.

Le livre de Mirasol évoque également le réformisme de ces mouvements. Un changement de régime et de constitution reste souvent l’unique objectif de ces soulèvements. En revanche, ces révoltes ne débouchent pas vers des perspectives de rupture avec le capitalisme. Peu d’actions directes visent à satisfaire les besoins immédiats, comme le logement ou l’alimentation. Peu d’assemblées et de comités de base émergent pour permettre une auto-organisation dans la perspective d’une réorganisation de la société. La révolution politique contre le régime en place doit s’accompagner d’une révolution sociale pour attaquer l’exploitation et la misère.

 

Source : Jean-Luc Sahagian, L’éblouissement de la révolte. Récits d’une Arménie en révolution, CMDE, 2020

Extraits sonores diffusées par le site des éditions CMDE 

 

Articles liés :

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Pour aller plus loin :

Radio : Voyage en Arménie, émission Actualité des luttes diffusées le 26 octobre 2020

Marion Rhéty, Le bal des ardents, publié sur la site A Contretemps le 16 mars 2019

Jean-Paul Champseix, Arménie, entre révolte et poésie, En attendant Nadeau le 28 octobre 2020

Compte-rendu publié sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451 le 23 juin 2020

Cédric Lépine, Compte-rendu publié dans Le Club de Mediapart le 11 août 2022

Compte-rendu publié sur le site Grégoire de Tours le 3 juin 2020

Publié dans #Actualité et luttes

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