Sites de rencontres et amours numériques
Publié le 1 Août 2019
Les sites et les applications de rencontres bénéficient d’une popularité grandissante. Ils redéfinissent les codes de l’amour moderne. Néanmoins, les sites de rencontres restent critiqués. Une multiplication des partenaires sexuels sur Internet aurait remplacé la singularité de la rencontre amoureuse. Ces sites auraient également imposé une rationalisation des relations intimes. Bref, ces nouveaux services auraient tué l’amour.
Les sites de rencontres sont sortis de la marginalité pour reconfigurer les relations humaines. Eva Illouz fustige la logique marchande qui s’étend à la sphère intime. La concurrence, le calcul et le marketing de soi imposent une rationalisation des comportements amoureux et sexuels. Cette thèse est parvenue à s’imposer dans les sciences sociales et les milieux intellectuels. Néanmoins, les normes sociales perdurent. L’idéal du couple reste incontournable. Ensuite, l’ordre moral perdure et la sexualité n’est pas plus libérée en passant par Internet.
Les sites et applications permettent surtout à la rencontre d’échapper aux réseaux de sociabilité. La relation amoureuse échappe au regard des amis, de la famille ou des collègues de travail. Les sites permettent une privatisation de la rencontre. La sociologue Marie Bergström observe ces évolutions dans Les nouvelles lois de l’amour.
Les sites et applications de rencontres s’inscrivent dans une longue histoire. Des agences matrimoniales au Minitel rose, les rencontres médiatisées existent depuis le XIXe siècle. L’exode rural éloigne la jeunesse du village et de la famille. Les couples ne sont plus formés par les parents. Les individus se rencontrent dans les sorties, les soirées entre amis, sur les lieux de travail ou d’études. La culture populaire valorise une représentation de l’amour qui repose sur une rencontre spontanée et aléatoire.
Les premiers sites de rencontres émergent en 1997. Meetic est créé en 2002 et d’autres acteurs se lancent dans le secteur des rencontres en ligne. Les applications se développent avec les smartphones. En 2009, Grindr est lancé à destination d’hommes gays. Puis, Tinder apparaît en 2012. Ces applications apportent la nouveauté de la géolocalisation.
La formation des couples devient plus tardive. Une « jeunesse sexuelle » repose sur un usage récréatif des applications de rencontres qui correspond à une période de découverte et d’expérimentation. « Dissociées des réseaux sociaux, elles permettent de s’exercer au jeu de la séduction et de vivre de nouvelles expériences sans devoir en répondre devant son entourage », observe Marie Bergström.
Les jeunes sont des grands utilisateurs des sites de rencontres, notamment en raison de leur familiarité avec l’univers numérique. Les jeunes évoquent la dimension divertissante de la séduction, qui ne débouche pas vers des relations sexuelles ni même une rencontre physique. Les utilisatrices peuvent voir dans la séduction en ligne une manière de tester leur attractivité, sans pourtant engager une suite. Les hommes testent davantage leur capacité de séduction à travers une rencontre réelle.
Après une rupture ou une déception amoureuse, de nouvelles rencontres doivent permettre de « passer à autre chose ». Entre 20 et 34 ans, les personnes sont les plus nombreuses à avoir connu un partenaire sexuel à travers Internet. « A ces âges, non seulement les célibataires sont nombreux, mais femmes comme hommes cherchent souvent à diversifier les expériences », décrit Marie Bergström. Les femmes, qui font traditionnellement l’objet d’un contrôle plus fort, peuvent désormais connaître la sexualité non conjugale et vivre des expériences multiples.
A l’approche de la trentaine, l’usage des sites de rencontres devient plus volontariste. Le couple reste l’objectif et le projet de vie. La norme conjugale peut même devenir oppressante, notamment pour les femmes. Ensuite, les occasions de rencontres et les cercles de sociabilité se réduisent. Les amis sont en couple et ne peuvent plus accompagner dans les bars et lieux de rencontres. Les sites de rencontres révèlent différents usages qui sont donc loin de se réduire à une « hyper-sexualisation » de la vie intime. Même si de nouvelles normes apparaissent comme « profiter de sa jeunesse » ou « se prendre en charge » après une rupture.
Les théories sociologiques d’une « moyennisation » restent peu observables dans la réalité. Les frontières sociales se sont déplacées, sans pour autant disparaître. Internet n’est pas une grande ouverture du champ des possibles. Les sites de rencontres ne permettent pas de sortir de l’homogamie. Les partenaires sont issus des mêmes milieux sociaux. L’évaluation des « profils d’utilisateur », l’échange écrit et la rencontre physique deviennent les étapes indispensables. A chacun de ces moments interviennent des jugements et des mécanismes de sélection, à partir de critères différents selon les classes sociales.
Dès la photo de profil, les utilisateurs doivent rentrer dans le cadre de la normalité et du conformisme. Le profil doit correspondre à des codes sociaux. Des esthétiques divergentes reflètent des espaces et des conditions de vie différentes. Les classes populaires privilégient les selfies depuis leur domicile. Les classes favorisées se mettent en scène dans une activité, au café, en vacances ou avec un instrument de musique. Ces grands efforts visent à produire des effets de spontanéité. Les textes écrits reflètent également les clivages sociaux. Références culturelles et jeux de mots révèlent que les classes supérieures veulent se distinguer de la masse des inscrits. Le choix des profils impose un tri et une rationalisation de la rencontre.
La séduction passe par l’écrit, sur un registre plus intellectuel que sensoriel. Les premières questions portent sur les études et le travail mais aussi sur les loisirs, les passions, les goûts musicaux, cinématographiques ou littéraires. L’humour joue un rôle central pour créer une connivence. Les utilisateurs insistent sur l’importance de la dérision, de l’ironie et des plaisanteries. Les références partagées pour saisir le sens d’une blague restent éminemment sociales. Les pratiques de disqualification visent les personnes issues d’un milieu plus modeste. Le mépris de classe pour les personnes qui commettent des fautes d’orthographe reste révélateur.
Les pratiques de séduction révèlent également des clivages sociaux. « Alors que, dans les classes populaires, la séduction correspond à une explicitation de son intérêt pour l’autre, les classes moyennes et supérieures témoignent, à l’opposé, d’un rituel de séduction valorisant l’ambiguïté des intentions », observe Marie Bergström. La séduction subtile reste valorisée par les classes supérieures. Les classes populaires peuvent faire des rencontres dans l’espace public tandis que les classes supérieures privilégient les soirées entre amis. La séduction se fait donc sous le contrôle de l’entourage et se révèle alors moins directe. Ensuite, les classes supérieures aiment être reconnues pour leur activité professionnelle et leur statut social. Les sites « pour célibataires exigeants » masquent mal la ségrégation sociale pratiquée par la bourgeoisie.
L’âge reste aussi déterminant. Les jeunes hommes sont bien souvent rejetés par les femmes de leur âge. Elles recherchent des hommes matures de plus de 25 ans. En revanche, après 40 ans, ce sont les femmes qui sont désavantagées. Les célibataires avec enfants sont très souvent des femmes. Elles ont alors plus de difficultés à se remettre en couple. Ce sont alors les hommes de plus de 40 ans qui recherchent des femmes plus jeunes.
Une critique moraliste et puritaine estime que les sites de rencontres favorisent la banalisation du sexe. Mais c’est surtout la discrétion de la relation, en dehors du contrôle des proches, qui libère les individus. « A l’abri des regards environnants, les rencontres sur Internet portent moins à conséquence et facilitent ainsi les rencontres éphémères », analyse Marie Bergström. C’est la privatisation de la rencontre qui explique les changements dans la sexualité.
Les rencontres à travers Internet débouchent rapidement sur des relations sexuelles. Ce qui semble lié à la clarté des intentions. Au travail ou dans une soirée entre amis, il semble difficile de distinguer les conversations banales de celles mues par une intention affective ou sexuelle. De plus, les individus ne savent pas si l’autre personne est également célibataire. Il s’agit alors de tâter le terrain pour s’assurer que le désir et les intentions sont réciproques. Le temps de rapprochement devient alors plus long.
Les rencontres sur le lieu de travail peuvent avoir des conséquences désagréables, surtout lorsque la relation échoue. « Cloisonnés par rapport aux contextes de sociabilité, les relations nouées sur les services de rencontres portent moins à conséquences et exposent moins les partenaires devant leurs réseaux sociaux », constate Marie Bergström. Les homosexuels se tournent vers des sites de rencontres, ce qui permet d’échapper à l’homophobie et de s’assurer que la personne convoitée partage la même orientation sexuelle. Les femmes peuvent également avoir des relations sexuelles de manière plus discrète, sans mettre en jeu leur réputation. Les rencontres à l’abri des regards permettent d’échapper, de manière temporaire, à la morale sexuelle.
La séduction hétérosexuelle reste très codée. Le dimension sexuelle reste implicite et ne doit pas être abordée frontalement, mais avec des allusions et des sous-entendus. Cette injonction puritaine pèse sur les femmes, mais aussi sur les hommes. Il existe une vision différentialiste de la sexualité des hommes et des femmes qui sont considérées comme des sujets amoureux et non comme des sujets sexuels. Mais si des hommes adoptent une posture explicitement sexuelle dans leur profil, ils rebutent les utilisatrices.
La norme de la réserve féminine reste centrale. Ce sont les hommes qui doivent prendre toutes les initiatives. Lorsqu’une femme devient audacieuse et propose une relation sexuelle, c’est l’homme qui est déstabilisé. « Contrairement à une idée courante, l’invite sexuelle, lorsqu’elle émane des femmes, ne trouve donc pas nécessairement réponse », observe Marie Bergström. Une femme doit apparaître « normale » et respectable pour être prise au sérieux. Les sites de rencontres restent conformes à la répartition des rôles selon le genre.
Les violences faites aux femmes sont rappelées sur les sites de rencontres. C’est une nouvelle injonction à la réserve sexuelle. C’est aussi une manière de conforter les rôles de genre. Les femmes sont des victimes fragiles tandis que les hommes doivent se montrer protecteurs. « Ainsi, la menace de la violence – menace effective mais aussi menace mise en scène – participe au contrôle social de la sexualité des femmes », analyse Marie Bergström. Ce qui permet d’interdire une éventuelle banalisation du sexe sur Internet.
Internet ne débouche pas vers une sexualité débridée. Le sociologue Michel Bozon observe que « les normes en matière de sexualité se sont mises à proliférer plutôt qu’à faire défaut ». L’école, les médias et le monde de la santé continuent de défendre la morale sexuelle. Mais cette imposition devient plus diffuse. Plutôt que des interdits, ce sont des appels à la responsabilité des individus. « Au contrôle vertical s’est donc substitué un contrôle horizontal de la sexualité, mais aussi une plus forte intériorisation des attentes sociales », décrit Marie Bergström.
Marie Bergström propose une véritable analyse sociologique des sites de rencontres. Ce sujet très moderne fait couler beaucoup d’encre. Entre articles de magazines et essaies polémiques, l’amour à l’ère numérique reste un sujet majeur. Marie Bergström ne se contente pas de livrer des réflexions personnelles. Son livre repose sur une enquête sociologique à travers des questionnaires. Même si la sociologie reste limitée, surtout dans ce domaine. Les réponses aux questionnaires sur la sexualité restent peu fiables. Néanmoins, cette démarche empirique permet de mieux comprendre les enjeux et les évolutions de la société.
Marie Bergström attaque directement la thèse d’Eva Illouz qui dénonce une marchandisation de l’amour. Proche de l’Ecole de Francfort, cette sociologue privilégie un cadre d’analyse théorique plutôt qu’une observation de la réalité. Surtout, la critique de la marchandisation de la sexualité conserve quelques préjugés. Les sites de rencontres sont surtout décriés par les puritains qui dénoncent une sexualité débridée. Cette posture relève d’une défense de l’ordre moral plutôt que d’une observation de la réalité.
Si Marie Bergström démolit les préjugés élitistes et puritains, elle observe également les limites des sites de rencontres. Le conformisme social et l’homogamie perdurent. La drague en ligne est loin d’ouvrir toutes les possibilités. C’est un rituel en réalité très codifié. Des étapes successives doivent permettre d’évaluer l’autre personne.
Le critère de classe reste primordial. Les bourgeois n’envisagent pas de rencontrer des prolétaires. Marie Bergström s’appuie sur les théories de Pierre Bourdieu autour de la distinction culturelle. La bourgeoisie repose sur des codes sociaux très précis qui permettent de préserver un entre-soi.
Ensuite, Marie Bergström observe une codification morale. Loin d’une « hypersexualisation », les échanges sur Internet doivent rester subtils et prudes. Une certaine hypocrisie puritaine perdure. Les normes de genre et l’ordre moral sont loin de disparaître. Marie Bergström observe néanmoins une privatisation de la rencontre qui peut permettre de suspendre l’ordre moral de manière temporaire.
Le livre de Marie Bergström révèle les forces et les limites de cette sociologie spécialisée. Des enquêtes permettent de mieux comprendre un aspect précis de la réalité. Des observations empiriques peuvent permettre de balayer des lieux communs colportés par les médias. Néanmoins, il manque au livre de Marie Bergström un cadre d’analyse global. Il ne transparaît aucune véritable analyse des évolutions du patriarcat dans la société capitaliste.
Si Eva Illouz semble bien peu précise en ce qui concerne les sites de rencontres, elle a le mérite de proposer une réflexion globale sur l’amour moderne. Malgré ses préjugés moralistes, cette approche permet de sortir de la spécialisation sociologique. Marie Bergström évoque la diffusion de nouvelles normes qui remplacent les interdits de la répression sexuelle. Mais elle développe peu cet aspect qui pourrait permettre de comprendre les évolutions globales des relations humaines et sexuelles.
Source : Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, La Découverte, 2019
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Radio : émissions avec Marie Bergström diffusée sur France Culture
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Radio : Des petites annonces aux applications, l’essor du marché de la rencontre amoureuse, diffusée sur le site Là-bas si j'y suis le 19 avril 2019
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Vincent Glad, "Sur les sites de rencontre comme ailleurs, qui se ressemble s'assemble", publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 7 octobre 2013
Nicolas Journet, Rencontres en ligne, les codes de la séduction Questions à Marie Bergström, publié dans le magazine Sciences Humaines de juin 2019
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