L'explosion de Mai 68 à Lyon
Publié le 25 Juillet 2019
La révolte de Mai 68 reste une explosion sociale, un événement qui a fait basculer le cours de l’Histoire. Dans la ville de Lyon, Mai 68 apparaît surtout comme une révolte de la jeunesse. La classe ouvrière reste encadrée par les appareils syndicaux, politiques et médiatiques. Contrairement au Mai rampant en Italie, le Mai 68 français ne s’étend pas dans les années 1968.
Ce mouvement ne se traduit pas par l’émergence de formes d’organisation autonomes, en dehors de quelques exemples à Paris. Néanmoins, Mai 68 se traduit par des manifestations de masse et une grève généralisée. Jacques Wajnsztejn, co-directeur de la revue Temps critiques, a participé au mouvement du 22 mars à Lyon. Il propose son analyse de cette révolte dans le livre Mai 68 à Lyon.
Mai 68 reste une révolte de la jeunesse. « Il n’y a pas deux Mai, l’un étudiant et l’autre ouvrier, mais unité dans la critique et le refus des conditions existantes et l’aspiration à un devenir autre de la part d’une large fraction de la jeunesse », analyse Jacques Wajnsztejn. Dans la scolarité comme dans les usines, la jeunesse refuse l’autorité et la discipline. Mai 68 s’oppose ouvertement au pouvoir d’Etat. La lutte s’organise à la base, sans tenter d’interpeller l’Etat gaulliste. Contrairement au mouvement de 1936, l’opposition au gouvernement et aux institutions est affirmée. La lutte sort également du corporatisme étudiant et des traditionnelles revendications syndicales.
C’est le mode de vie fordiste qui est rejeté. Les institutions patriarcales sont remises en cause à l’image de la famille, de l’école ou de la religion. La critique situationniste exprime le désir de bouleverser la vie quotidienne qui traverse la jeunesse. Les luttes ouvrières expriment un certain refus du travail et de la discipline de l’usine. Néanmoins, ce n’est pas toute la jeunesse ni toute la classe ouvrière qui se révolte. Ensuite, le mouvement refuse l’affrontement avec l’Etat et une perspective de rupture révolutionnaire. « En fait, nous avons bien été battus, mais nous ne voulions pas non plus "gagner" (à la limite on peut dire que c’était le but des gauchistes). Ce que nous voulions, c’était tout balayer », témoigne Jacques Wajnsztejn.
Des prémisses contribuent à créer un climat favorable à une explosion sociale. A Lyon, des révoltes s’observent dès 1967. En février 1967, l’usine Rhodiacéta de Vaise est en grève, suite à l’occupation de celle de Besançon. Même si la CGT plaque ses revendications d’augmentation de salaires, ce sont les conditions de travail qui sont remises en cause et le rythme des 4x8. En avril 1967, une grève démarre à Berliet-Vénissieux. En décembre 1967 le conflit reprend à la Rhodiacéta. Le service d’ordre de la CGT est débordé et des barrages de CRS sont attaqués. Des agents de maîtrise sont cognés et des bureaux sont saccagés. En mars 1968, les postiers du centre de tri de Lyon gare font grève contre le rythme de travail.
Dans les universités, la gauche syndicale critique le contenu de l’enseignement. Mais le syndicalisme de l’Unef s’effondre. Les groupes gauchistes tentent de reprendre cet espace laissé vide. Les maoïstes et les trotskistes de la JCR s’agitent sur le Vietnam, qui reste considéré comme une cause extérieure. La pensée libertaire se renouvelle. Les étudiants libertaires luttent contre la discipline universitaire et la non-mixité des dortoirs. C’est cette dynamique qui devient le déclencheur du mouvement de Mai 68, notamment à Nanterre.
Le mouvement du 22 mars lyonnais comprend plusieurs composantes. Un groupe semble proche de la JCR, mais adopte des idées plus conseillistes, pas forcément sur la ligne de la direction nationale. D’autres groupes libertaires existent. Des anarchistes traditionnels cohabitent avec des communistes libertaires influencés par le communisme de conseils. Ces groupes forment ensuite une communauté de lutte ouverte qui se construit à travers diverses actions.
La lutte étudiante valorise l’agitation et l’action directe. Elle développe des pratiques qui incitent les ouvriers à rentrer en grève. Mais les revendications sont rejetées par les jeunes révolutionnaires car elles s’inscrivent dans une logique réformiste. « Soutenir les luttes ouvrières c’est aussi contester l’autorité hiérarchisée dans les syndicats, mais soutenir leurs revendications, c’est permettre l’aménagement de la société capitaliste et le renforcement de toutes les hiérarchies », analyse Jacques Wajnsztejn. Le bouillonnement du mouvement encourage une diversité de pratiques. Les étudiants répondent à l’appel d’ouvriers pour renforcer les piquets de grève. Mais les tâches restent essentiellement pratiques et imposent de réfléchir dans l’urgence sans permettre l’approfondissement théorique.
La grève à la Rhodia est animée par la CFDT HaCuiTex (habillement, cuir, textile) qui valorise des pratiques libertaires. Les lycéens et les nombreuses lycéennes rejoignent le mouvement. Cette jeunesse peu politisée exprime une révolte anti-autoritaire et anti-hiérarchique. Les trimards, marginaux révoltés, participent également au mouvement.
Le 18 mai, onze usines sont en grèves. Les ouvriers de Berliet rejettent les cadences. Au début, ils ignorent le mouvement étudiant. Mais ils se solidarisent face à la répression. La Rhodia entre en grève le 17 mai, et pendant 24 jours. La SNCF et les transports sont en grève, tout comme les PTT et les ouvriers du Livre. Aucun journal n’est publié. Les luttes se répandent dans des secteurs moins traditionnels et plus féminisés. Par exemple, les employées des Galeries Lafayette rejoignent la grève.
Les liaisons entre étudiants et ouvriers restent faibles à Lyon. A Paris, il existe un comité à Censier. Mais il émane de militants conseillistes, avec une expérience et une réflexion solidement construite. Le comité Censier peut même apparaître comme une avant-garde d’ouvriers révolutionnaires qui ne reflète pas la tonalité générale du mouvement. La grève n’est pas toujours active. « Si le mouvement de grève a été généralisé, celui-ci n’a pas fait événement partout », observe l’historien Xavier Vigna.
Les grévistes de la Rhodia ne favorisent pas la jonction avec les étudiants. En 1967, ils accueillent favorablement les jeunes soutiens car il s’agit de leur propre lutte, avec des revendications claires. En Mai 68, le mouvement les dépasse et les étudiants portent leurs propres mots d’ordre. Ensuite, les maoïstes lancent des slogans incantatoires qui font passer les étudiants pour des donneurs de leçons. La posture avant-gardiste prime sur la démarche de l’enquête ouvrière, qui émerge en juin 1968 avec la revue Les Cahiers de Mai.
La spontanéité de l’explosion de Mai 68 ne permet pas de tisser des liens entre ouvriers et étudiants. Le Mai rampant italien favorise davantage de la création de liaisons et la construction d’un véritable mouvement. « Cet épisode montre bien notre relative impréparation et notre incapacité à changer de tactique en fonction de la situation et de son évolution. Nous n’étions pas et c’est heureux, des révolutionnaires professionnels », analyse Jacques Wajnsztejn. Ensuite, le mouvement ne sort pas de l’encadrement syndical. Aucun comité de base ou autre forme conseilliste ne parvient à émerger pour remettre en cause les directions syndicales. « La critique de la division du travail et de la subordination au travail restera limitée », indique Jacques Wajnsztejn.
Le mouvement s’essouffle dès la première semaine de juin. La CGT appelle à la reprise du travail. Mais la direction de la CFDT brise également la grève et appelle à voter pour la gauche non-communiste. Les gaullistes reprennent la rue avec le SAC (Service d’action civique) et une manifestation massive. La CGT ne trahit pas le mouvement. Le rôle du syndicat est de défendre les intérêts des exploités, pas de devenir une organisation révolutionnaire. Il pose un niveau de confrontation qu’il évalue selon le rapport de force. « Sur cette base, il participe à la lutte et la contrôle », décrit Jacques Wajnsztejn. Le syndicat ne se renforce pas pendant la lutte, mais après.
Jacques Wajnsztejn propose un livre stimulant et accessible. Il mêle témoignage et analyses. Si les textes de la revue Temps critiques s’enferment souvent dans l’abstraction nébuleuse, ce livre sur Mai 68 permet de comprendre un mouvement avec ses potentialités et ses limites. Jacques Wajnsztejn s’attache également à faire revivre le bouillonnement intellectuel et politique qui traverse ce moment de révolte.
Le témoignage et la subjectivité assumée rendent le récit vivant et authentique. Néanmoins, le livre de Jacques Wajnsztejn se distingue du simple livre de témoignage. Il s’écarte de la démarche historique qui se contente de compiler des témoignages pour proposer un simple récit des événements. Jacques Wajnsztejn livre également ses analyses et ses réflexions sur cette révolte de la jeunesse. Il se démarque de la version gauchiste racontée par les trotskistes ou les maoïstes.
Jacques Wajnsztejn insiste sur l’explosivité de Mai 68. Il observe une révolte spontanée. Les historiens valorisent au contraire les années 1968 qui suivent ce moment de Mai 68. Les années 1970 deviennent surtout la période du gauchisme et de la construction de petits partis. Contrairement au Mai rampant italien, la France subit un reflux des luttes par rapport à Mai 68.
Jacques Wajnsztejn brise également le mythe d’un Mai 68 libertaire. Très peu de formes d’auto-organisation parviennent à émerger. Les liaisons entre étudiants et travailleurs restent rares. La construction d’une lutte autonome émane davantage du volontarisme militant des communistes de conseils, comme avec le fameux comité Censier. Néanmoins, la généralisation de la grève ne débouche pas sur une grève active, comme l’observe également Bruno Astarian. Les ouvriers arrêtent de travailler, mais ne s’impliquent pas non plus dans des comités de base. Dans les usines occupées, ce sont surtout les militants de la CGT qui sont présents.
Jacques Wajnsztejn évoque également des thématiques qui caractérisent la revue Temps critiques. Il insiste sur une « révolution à titre humain » qui aurait remplacé le modèle de la « révolution prolétarienne ». L’identité de classe disparaît et n’est plus affirmée par les ouvriers. Mais Jacques Wajnsztejn conserve une vision gauchiste de cette « révolution prolétarienne ». L’objectif n’est pas tant d’affirmer une fierté ouvrière, mais plutôt de s’inscrire dans la perspective d’une société sans classe et sans hiérarchie. dans la société actuelle, si l’identité de classe disparaît, les classes sociales perdurent. Malgré une fragmentation des classes populaires, les entreprises restent hiérarchisées. La division du travail et les inégalités salariales montrent la réalité des clivages de classe.
Néanmoins, Jacques Wajnsztejn reste attaché à la révolte de Mai 68. Il insiste sur un mouvement global qui tente d’abolir tous les rôles sociaux, de genre et de classe. Contrairement au gauchisme postmoderne, l’affirmation identitaire ou corporatiste n’est pas présente. Les femmes participent activement à la lutte, mais pas en tant que femmes. Les étudiants ne défendent pas un statut de futur cadre mais rejettent au contraire un avenir englué dans le conformisme. Toutes les institutions patriarcales, comme la famille et l’école, sont attaquées. Les hiérarchies sont remises en cause. Mai 68, malgré ses limites, esquisse aussi des perspectives libertaires de remise en cause de tous les aspects de la vie.
Source : Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon. Retour sur un mouvement d’insubordination, A plus d’un titre, 2018
Extrait paru dans lundimatin#137, le 12 mars 2018
Révoltes et théories révolutionnaires des années 1968
Les libertaires des années 1968
La révolte libertaire de Mai 68
Le mouvement du 22 mars entre théorie et pratique
Radio : Mai-68 au fil des jours… Débat à la librairie La Gryffe, mis en ligne sur le blog de la revue Temps critiques
Radio : Mai 68 à Lyon, émission Vive la sociale du 19 juillet 2018
Radio : « Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de notre époque ? », débat mis en ligne sur le site de Radio Vassivière
Radio : Le témoin du vendredi : Jean Kergrist, à Lyon, en mai 68, la mort du commissaire Lacroix, émission La Marche de l'Histoire diffusée sur France Inter le 25 mai 2018
Y.C, A propos de "Mai 68 à Lyon. Retour sur un moment d’insubordination ", de Jacques Wajnsztejn, publié sur le site Mondialisme.org le 16 avril 2018
Serge Quadruppani, Mai à l’usine, publié dans le journal Le Monde diplomatique de mai 2018
Articles sur Mai 68 publiés sur le blog de la revue Temps critiques
Articles de Jacques Wajnsztejn publiés sur le site de la revue Temps critiques
Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon : Trimards, Mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive, publié sur le site de la revue Temps critiques en février 2018
Jacques Wajnsztejn, Remarques critiques sur le livre de Kristin Ross : Mai 68 et ses vies ultérieures, publié sur le site de la revue Temps critiques en juillet 2008
Jacques Wajnsztejn, Lettre à la revue A contretemps. Deux ou trois remarques en dehors de l’intérêt certain du texte de Daniel C., publié sur le site de la revue Temps critiques en septembre 2016
Jacques Wajnsztejn, Bilan critique de l’activité des Cahiers de Mai, publié sur le site de la revue Temps critiques en février 2013