La liberté ouvrière au XIXe siècle
Publié le 26 Décembre 2023
L’immédiateté prédomine. L’absence de projection vers le futur s’accompagne d’une ignorance du passé. Ainsi, aucune alternative au libéralisme économique ne se dessine. La « fin de l’histoire » est même proclamée. Pourtant, le mouvement ouvrier du XIXe siècle en France se traduit par un bouillonnement d’idées et de luttes. Diverses utopies surgissent et des pratiques collectives se développent. Des insurrections tentent d’arracher des libertés à la fois individuelles et collectives. Des associations ouvrières se créent pour renverser des régimes autoritaires.
La révolution oubliée de 1848 tente de créer un gouvernement direct des travailleurs. Les ouvriers ne se contentent pas de lutter pour la République et la démocratie comme l’affirment les historiens officiels. La révolte de 1848 s’appuie sur l’auto-organisation du prolétariat. La Commune de 1871 et l’émergence du syndicalisme à la fin du XIXe siècle s’inscrivent dans cette filiation. L’historienne Michèle Riot-Sarcey revient sur ces mouvements dans le livre Le procès de la liberté.
Les manuels d’histoire ne retiennent de la révolution 1848 uniquement le suffrage universel masculin. Pourtant, cette insurrection porte également des revendications ouvrières et le projet d’une démocratie directe. La révolte de 1848 balaye la monarchie. Un gouvernement provisoire applique les principales revendications sociales et politiques comme la liberté de presse et de réunion mais aussi la diminution du temps de travail. La présence de l’ouvrier Albert au gouvernement représente la classe la plus délaissée. Cette République se veut sociale et laisse espérer l’amélioration du sort de « la classe la plus pauvre et la plus nombreuse ».
En 1848, des insurrections éclatent dans différents pays d’Europe. L’accès à la liberté devient la revendication centrale. En France, dans le contexte de la République, les pétitions se multiplient. Les travailleurs demandent une amélioration de leurs salaires et de leurs conditions de vie. « Vivre libre signifie garder la maîtrise de son propre travail, ne dépendre d’aucune tutelle et, surtout, d’aucun arbitraire », indique Michèle Riot-Sarcey. Les ouvriers multiplient les associations et les journaux pour exprimer leurs revendications et leurs projets de société.
Les clubs, la presse et les manifestations diverses visent à mettre en œuvre une souveraineté pleine et entière. Des journaux portés par des femmes revendiquent une égalité réelle avec les hommes dans les droits sociaux et politiques. Cependant, la question ouvrière semble prédominer en 1848. Les associations ouvrières et les sociétés de secours mutuel permettent de lutter contre le marchandage et la mise en concurrence des travailleurs. Ces associations ouvrières luttent également pour la diminution du temps de travail. Le communisme se dessine dans cette pratique de l’autonomie ouvrière bien plus que dans les textes théoriques.
Peuple insurgé
Le peuple émerge au moment des insurrections. En 1789, en 1830 ou en 1848, le peuple français se construit dans le regard de l’autre à travers un rapport de force matériel et symbolique. En 1789, le peuple est associé à la République et à la Nation. Il doit être uni et rassemblé. Mais, dans le tiers-état de 1789, se distingue un autre peuple. Il est travailleur et misérable et se nomme déjà « prolétaire ». La révolte des canuts de 1831 révèle un peuple insurgé. La perspective de la révolution sociale tranche avec le républicanisme libéral.
Cette révolte des canuts provoque des clivages au sein des courants socialistes et républicains. « A travers ce mouvement, il est possible d’inverser la vision traditionnelle du mouvement ouvrier : l’inflexion politique provient alors de la poussée de la base, par la grève en particulier, dont il est loisible de lire l’influence dans les textes politiques de l’époque », souligne Michèle Riot-Sarcey. Ce sont les luttes ouvrières qui animent le débat politique et renouvellent la vie des idées. Les associations ouvrières ne veulent pas se contenter de la liberté proposée par les libéraux de la monarchie de Juillet qui confisque le sens du mot à leur seul profit.
Les ouvriers lyonnais mettent la question sociale au cœur des enjeux. Les revendications politiques ne doivent plus être séparées des revendications sociales. Les libéraux insistent surtout sur l’égalité devant la Loi et sur le droit de vote. Mais les droits politiques ne peuvent pas s’exercer directement. Le pouvoir est alors délégué au souverain. Les marxistes insistent sur les conditions matérielles de production qui produisent le mouvement ouvrier. Mais ce réductionnisme aux facteurs économiques élude l’expérience ouvrière et la liberté d’agir. Le mouvement ouvrier se construit surtout à travers les luttes et les diverses formes de résistance à l’exploitation. Les associations ouvrières se multiplient pour organiser la solidarité entre les travailleurs face au patronat.
Mouvement ouvrier
En Angleterre, le mouvement ouvrier se construit à travers les trade-unions, de puissants syndicats. En France, c’est la grève qui affirme l’autonomie ouvrière. Entre 1864 et 1866 se développe une vague de grèves. Ce sont des luttes offensives pour la diminution du temps de travail. Les associations ouvrières et des sociétés de secours mutuels deviennent des collectifs organisateurs de grèves. Le mouvement ouvrier se divise sur un premier clivage.
Un courant insiste sur la représentation politique des travailleurs pour agir dans le cadre de l’État. Un autre courant cherche à consolider les sections de défense des intérêts des prolétaires dans le « but de leur affranchissement économique ». En 1864, le militant ouvrier Tolain tente d’influencer Louis-Napoléon Bonaparte pour améliorer les conditions de vie des travailleurs. Il revendique une Chambre législative composée uniquement d’ouvriers et élue au suffrage universel.
Au même moment, l’Association internationale des travailleurs (AIT) insiste au contraire sur l’autonomie ouvrière. L’Adresse inaugurale de l’AIT, rédigée par Karl Marx, insiste sur l’auto-émancipation des travailleurs. Elle souligne également l’importance de la lutte contre le capitalisme qui doit se développer directement sur le lieu de travail. Mais l’AIT s’éloigne progressivement d’une pratique ancrée dans les luttes ouvrières pour se focaliser sur les débats théoriques entre ses dirigeants que sont Marx et Bakounine. « Malgré les critiques et les objections, tout en étant au cœur des luttes sociales, notamment au cours des grèves de 1867-1869, l’écart se tend entre le concret de l’expérience et le discours critique parfaitement construit », observe Michèle Riot-Sarcey.
Commune de Paris
La République se fonde sur la répression sanglante de la Commune de 1871. Cette révolte provoque la haine de la bourgeoisie et des républicains modérés. La Commune permet avant tout l’auto-gouvernement des prolétaires et favorise l’initiative locale. Ce soulèvement s’inscrit dans un contexte de colère sociale. En 1870, des grèves spontanées éclatent dans la région de Mulhouse. Les ouvriers revendiquent une augmentation des salaires, une diminution du temps de travail, mais aussi une abolition des règlements imposés dans les ateliers.
Mais un autre courant du mouvement ouvrier insiste sur l’importance du vote. « A ce moment de l’histoire ouvrière, deux visions antagonistes de la résistance sont esquissées : selon les uns, le salut ne peut venir que de l’auto-organisation des travailleurs et, selon les autres, la voie électorale devrait permettre le sauvetage du peuple oublié », décrit Michèle Riot-Sarcey. Cependant, dans chacun de ses courants, l’espoir renaît avec l’émergence de la République.
Face à l’invasion prussienne, et dans le contexte des célébrations de 1848, des rassemblements et journées insurrectionnelles se lancent. Henri Lefebvre évoque un « désordre créateur ». La Commune permet une souveraineté populaire et locale, avec des actions comme la réquisition des ateliers. Ce gouvernement refuse les hiérarchies et s’organise depuis la base. « En ce sens, si Paris se considère encore l’équivalent du gouvernement de la France, ses représentants ne cherchent pas à s’emparer de l’État, ils souhaitent tout simplement recouvrer la liberté d’agir en toute autonomie », souligne Michèle Riot-Sarcey.
Le socialisme de la Commune ne s’appuie pas sur une idéologie blanquiste ou proudhonienne, et encore moins sur le socialisme d’État. Loin d’une simple posture doctrinaire, ce socialisme repose sur les pratiques d’auto-organisation développées par la classe ouvrière au XIXe siècle. La liberté doit s’exercer pleinement, selon la formule de Pierre Leroux. Le terme de « socialisme libertaire » est lancé par Joseph Déjacque.
Socialisme et syndicalisme
Après la répression sanglante de la Commune s’organisent les premiers congrès ouvriers. L’esprit des barricades semble s’éloigner et la défense des revendications ouvrières s’inscrit désormais dans les limites du cadre syndical. Le socialisme de Jules Guesdes repose sur un collectivisme encadré par l’État. Cette démarche semble proche du programme de la social-démocratie allemande de Ferdinand Lassalle. Karl Marx critique ce courant qui estime que « le travail est source de toute richesse ». Au contraire, Marx considère que les capitalistes s’approprient la force de travail à travers l’exploitation. Marx attaque le travail mais aussi l’argent qui transforme la valeur d’usage en valeur d’échange.
Le parti social-démocrate prétend « libérer le travail ». Ce qui s’oppose aux principes de l’Internationale qui affirme que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Les partis socialistes, au contraire, insistent sur l’importance des représentants au Parlement pour porter les revendications ouvrières. Seul le Parti, en tant que puissance extérieure peut délivrer les exploités. Les ouvriers ne peuvent plus impulser des initiatives mais doivent se conformer aux directives du parti.
Cependant, ce schéma ne correspond pas à la réalité. Des vagues de grèves défensives puis offensives rythment les années 1880. La « question sociale » revient au centre des préoccupations des autorités républicaines. Avec la crise économique, les grèves sortent des usines. « La grève dépasse alors le jeu économique. Cri, fête, projet ou rêve, elle cesse d’être démarche raisonnée de producteurs, pour se muer en geste populaire, révolte globale aux significations multiples », analyse l’historienne Michelle Perrot.
En 1892, l’idée d’autonomie ouvrière ressurgit. Fernand Pelloutier et Aristide Briand rédigent la brochure De la révolution par la grève générale. Ainsi, l’action directe et la grève générale deviennent une alternative au système représentatif et au suffrage universel. En 1895 se créent les Bourses du travail et le syndicat CGT. Fernand Pelloutier propose une libre association des producteurs pour sortir de la surveillance et de la contrainte du travail. Le « socialisme ouvrier » se distingue du socialisme parlementaire porté par Jules Guesdes. Les syndicalistes insistent sur l’autonomie de l’organisation avec les partis et les institutions.
Autonomie ouvrière
Michèle Riot-Sarcey propose un livre d’histoire de référence qui sort de la forme scolaire du manuel et de sa chronologie traditionnelle. Son essai épouse l’histoire des idées mais aussi celle du mouvement ouvrier. Relier ces deux aspects semble incontournable pour comprendre les espoirs et les imaginaires qui agitent la France du XIXe siècle. Le livre de Michèle Riot-Sarcey reste également précieux pour les thèses fortes avancées. L’histoire permet alors d’éclairer les enjeux du présent.
Michèle Riot-Sarcey insiste sur la liberté ouvrière qui se distingue du simple libéralisme. La démocratie représentative repose sur la délégation de pouvoir et sur une simple liberté juridique. Au contraire, les révoltes ouvrières du XIXe siècle insistent sur la liberté d’agir. Les journaux, les associations, les syndicats doivent jouer un rôle de véritable contre-pouvoir. Au contraire, ces outils sont devenus des institutions intégrées à l’ordre libéral supposé garantir la liberté d’expression. Mais les luttes ouvrières revendiquent surtout la liberté de transformer la société.
Michèle Riot-Sarcey évoque également le clivage qui traverse le mouvement ouvrier encore aujourd’hui. Un courant insiste sur les élections et sur la représentation de la classe ouvrière au sein des institutions bourgeoises. Ce courant insiste sur le rôle de l’État et du parti d’avant-garde. Seule une élite de militants doit agir pour guider les masses ouvrières condamnées au suivisme et à la passivité. Au contraire, le courant de l’autonomie ouvrière insiste sur la prise de décision à la base et sur l’action directe. La classe ouvrière doit agir par elle-même à travers la grève et les luttes sociales. Ce sont ces révoltes et ces insurrections qui permettent d’arracher des libertés, à commencer par la liberté d’agir.
Michèle Riot-Sarcey insiste d’ailleurs à juste titre sur l’importance des pratiques sociales. Certes, son livre s’aventure dans l’histoire des idées et explore diverses théories politiques et même la littérature. Cependant, Michèle Riot-Sarcey observe que ce sont les pratiques de lutte qui priment sur les clivages théoriques. L’AIT s’enferme dans la polémique entre courants idéologiques. C’est ce qui contribue à affaiblir cet outil avant tout conçu pour impulser des grèves. Les grands clivages théoriques ne se situent pas dans les débats abstraits mais correspondent avant tout à des pratiques différentes. Qu’une brillante intellectuelle relativise le monde des idées pour insister la dimension motrice des pratiques de lutte reste un apport précieux.
Source : Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, La Découverte, 2023
Extrait publié sur le site En finir avec ce monde
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Vidéo : Michèle Riot-Sarcey « Avec le néolibéralisme, liberté veut dire s’exploiter soi-même, diffusée sur le site du magazine Regards le 4 décembre 2019
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Radio : conférences avec Michèle Riot-Sarcey diffusées sur le site des RDV de l'Histoire
Radio : émissions avec Michèle Riot-Sarcey diffusées sur Radio France
Samuel Hayat, Note de lecture publiée dans la revue Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n°133 en 2016
Martin Petitclerc, Note de lecture publiée dans la Revue d'histoire du XIXe siècle n°54 en 2017
Rémi Guittet, L’histoire en procès : le XIXe siècle devant 1848, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 23 février 2016