L’écrasement des soulèvements arabes
Publié le 24 Mars 2018
Après le « Printemps arabe » arrive l’hiver. L’effervescence des révoltes dans les pays arabes en 2011 laisse place à la guerre civile. La situation de la Syrie révèle l’écrasement violent de la révolte. L'universitaire marxiste Gilbert Achcar tente de comprendre ces évolutions et d’analyser la trajectoire des révoltes de 2011 dans le livre Symptômes morbides.
Les soulèvements de 2011 ont balayé les analyses des spécialistes des relations internationales. Francis Fukuyama estime que les pays musulmans ne peuvent pas accéder à la modernité démocratique. Ce jugement reprend le discours essentialiste et les clichés du racisme anti-musulman.
Les explications culturalistes effacent les facteurs économiques. Les révoltes dans les pays arabes se sont heurtées en partie à une absence de perspective politique dans une région qui subit des difficultés économiques. « De ce point de vue, les soulèvements qui ont éclaté en 2011 dans la région arabe témoignait bien du besoin urgent d’une révolution sociale radicale à même de renverser l’ordre socioéconomique régional dans son ensemble », analyse Gilbert Achcar.
L’échec de la démocratisation ne s’explique pas par des causes culturelles, mais par la nature des Etats. Ce sont les familles régnantes qui concentrent le pouvoir et les richesses dans ces Etats patrimoniaux. Ces familles sont donc prêtes à se battre jusqu’au bout pour conserver leur pouvoir. L’appareil militaire, les institutions politiques et la classe capitaliste se confondent dans une élite corrompue. Les réactionnaires islamistes s’opposent également aux aspirations émancipatrices. Les salafistes sont soutenus par trois Etats : le royaume saoudien, le Qatar et l’Iran. Ces régimes financent les forces islamistes et peuvent également soutenir les pouvoirs en place selon leurs intérêts propres.
La révolte syrienne s’enlise dans la guerre civile. Les rebelles syriens ne disposent pas d’un armement moderne. Les Etats-Unis refusent de leur livrer des missiles anti-aériens pour empêcher les bombardements. Cette réticence s’explique par la volonté de ne pas permettre le développement d’une force rebelle syrienne qui peut devenir opposée aux intérêts des Etats-Unis. En revanche, l’Iran et surtout la Russie fournissent les armes les plus perfectionnées au régime syrien.
Daesh apparaît comme l’opposition préférée du régime syrien. Cette organisation émerge sur les ruines d’Irak en 2003. Elle parvient à s’implanter en Syrie avec la complicité du régime. Ensuite, les monarchies du Golfe financent les islamistes pour endiguer le potentiel démocratique du soulèvement populaire.
La résistance de Kobané apparaît comme l’expérience la plus progressiste de la région. Sans être le modèle démocratique mis en avant par les médias, la résistance au Kurdistan peut devenir un point d’appui pour combattre Daesh. Mais la Turquie laisse prospérer les islamistes pour ne pas laisser ses ennemis kurdes gagner en influence.
La situation syrienne s’enlise dans la guerre civile. Des diplomates proposent un gouvernement d’union nationale, bien illusoire dans la situation actuelle. Des cadres du régime syrien peuvent également se désolidariser de Bachar. Un ancien diplomate propose même de s’appuyer sur l’expérience d’auto-administration qui se développe en 2011-2012.
Des conseils locaux émergent pour pallier la défaillance des autorités et des services publics. Mais il semble peut probable que cette expérience réjouisse les Etats occidentaux. « Le fait est, cependant, que si une expérience de démocratique radicale de ce genre parvenait à s’imposer et menaçait de s’étendre de la Syrie aux pays voisins, elle constituerait un défi beaucoup plus important à l’ordre régional dominé par les Etats-Unis que tout ce que peut représenter le soi-disant Etat islamique », souligne Gilbert Achcar.
En Egypte, les Frères musulmans collaborent avec le régime militaire pour exercer une influence morale et culturelle sur la société. Mais, lorsque c’est possible, ils décident de prendre le pouvoir. Les Frères musulmans se contentent de remplacer l’élite dirigeante congédiée par le soulèvement. Mais l’Etat, la classe capitaliste, la bourgeoisie de marché et la bourgeoisie d’Etat conservent leurs positions sociales. Le militaire Morsi prend le pouvoir avec le soutien des Etats-Unis face à l’inquiétude contre les Frères musulmans. Mais les islamistes conservent une influence auprès de ce pouvoir militaire. Morsi se contente d’appliquer les politiques d’austérité du FMI. Il ne parvient pas à restaurer la stabilité économique.
Des mouvements de protestation s’organisent. En 2013, le mouvement Tamarrod ravive l’esprit de la révolution de 2011, sur fond de nassérisme et de populisme de gauche. Les aspirations de pain, liberté, justice sociale n’ont pas été satisfaites. La date symbolique du 1er Mai permet de lancer la révolte. Une pétition lancée sur les réseaux sociaux montre l’ampleur de l’opposition à Morsi. Le 30 juin, des grèves de travailleurs se déclenchent. Le militaire Abdel-Fattah al-Sissi annonce que l’armée protège les manifestants. Il veut récupérer le mouvement de révolte. L’opposition à Morsi devient massive, mais regroupe aussi des partisans de l’ancien régime. La contestation regroupe 14 millions de manifestants. Mais le mouvement repose aussi sur l’illusion nationaliste et nassériste selon laquelle l’armée est l’alliée du peuple.
La gauche et l’opposition libérale valorisent l’armée plutôt que de dénoncer le danger du pouvoir militaire. Les revendications sociales et la perspective d’une grève générale passent alors au second plan. En 2011, la première vague révolutionnaire est détournée par les islamistes. En 2013, c’est l’armée qui récupère le processus révolutionnaire. Un nouveau gouvernement civil est placé sous contrôle militaire.
Les luttes sociales s’effondrent. Les mouvements sociaux restent dans l’attente illusoire de réformes sociales de la part du nouveau gouvernement. Mais le pouvoir choisit surtout la répression. Les manifestants sont massacrés et tués. Une véritable terreur d’Etat s’impose. La bourgeoisie et la petite bourgeoisie aspirent à un retour à l’ordre après une période de forte agitation sociale. Sissi, présenté comme l’homme providentiel, est élu président. Il renforce la répression et mène des politiques économiques libérales.
Sisi lance des grands projets, comme le nouveau canal de Suez. Mais ces dépenses s’inscrivent dans une politique libérale qui permet surtout à l’armée de jouer un rôle central dans l’économie égyptienne. L’Etat militaro-sécuritaire n’hésite pas à réprimer dans le sang la protestation qui menace ses intérêts économiques et politiques. Mais les luttes ouvrières perdurent et les grèves se multiplient. Le régime devient toujours plus impopulaire. « En Egypte, comme dans l’ensemble de la région arabe, l’alternative demeure, plus que jamais, un changement progressiste radical social et politique ou aggravation du choc des barbaries », analyse Gilbert Achcar.
Les médias privilégient souvent une lecture simpliste et confessionnelle de la situation dans les pays arabes. Le conflit entre chiites et sunnites devient l’unique clé de compréhension. Gauchistes et réactionnaires adoptent également des théories du complot pour expliquer le rôle des acteurs locaux. Surtout, la dictature militaire et les islamistes sont considérés comme les deux seules forces politiques en présence. Il faut alors choisir son camp.
Le livre de Gilbert Achcar se révèle indispensable pour sortir de ses discours marécageux. Sa fine analyse marxiste permet de prendre en compte les dimensions, sociale, politique, religieuse et militaire. Il insiste sur l’importance des soulèvements populaires de 2011, aujourd’hui oubliés voire niés. Au-delà des différents camps en guerre, c’est la volonté du peuple qui exprime une véritable force politique. Les exploités qui refusent leurs conditions de vie restent la composante la plus nombreuse. Les luttes sociales semblent décisives pour sortir du « choc des barbaries ».
Néanmoins, il faut souligner quelques dérives universitaires et trotskistes présentes chez Gilbert Achcar. Il insiste sur les Etats et jeux géopolitiques. Certes l’analyse de la nature de chaque Etat peut permettre de comprendre le destin des révoltes. Mais l’approche géopolitique valorise le réalisme, les alliances tactiques et le gauchisme d’ambassade. Le seul point de vue à adopter, c’est celui des exploités et des classes populaires. Les seules stratégies valables sont celles qui émergent de l’auto-organisation des luttes. Certes, il faut se garder de donner des grandes leçons de morale politique, mais il semble aussi important de conserver une perspective émancipatrice et utopiste pour sortir du bourbier militaire.
Comme seule perspective, Gilbert Achcar, en bon trotskiste, propose surtout des alliances tactiques avec les forces militaires ou islamistes. La construction d’une force politique depuis l’autonomie des luttes ne semble pas réaliste. Pourtant, à travers une fine analyse de classe, Gilbert Achcar permet de sortir du gauchisme vulgaire. Il montre bien les intérêts spécifiques des militaire et des islamistes qui correspondent à une position de classe dans la société. Il montre les limites internes des soulèvements. Le populisme nassériste et ses illusions sur l’armée explique en grande partie l’échec de la révolte égyptienne. Une analyse claire de la situation peut permettre aux luttes sociales, toujours vivantes, de déboucher vers des perspectives politiques nouvelles.
Source : Gilbert Achcar, Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, traduit par Julien Salingue, Actes Sud, 2017
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Julien Salingue, "La rechute du soulèvement arabe", Entretien avec Gilbert Achcar, publié sur le site A l'encontre le 13 février 2017
Entretien avec Gilbert Achcar, publié sur le site d'Ensemble ! le 2 mars 2018
Yann Cézard, Entretien avec Gilbert Achcar : « Une expérience source d’espoir pour l’avenir », publié dans la Revue L’Anticapitaliste n°90 en septembre 2017
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Gilbert Achcar, Que reste-t-il du Printemps arabe ?, publié sur le site du journal L'Orient du jour le 23 février 2014
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le site de la revue Contretemps
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le site du Nouveau Parti Anticapitaliste
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le site de la revue Inprecor
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le site Presse-toi à gauche !
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le site Europe Solidaire Sans Frontières
Articles de Gilbert Achcar publiés sur le portail Cairn