La crise Charlie et la société française

Publié le 12 Septembre 2015

La crise Charlie et la société française

L’intellectuel médiatique Emmanuel Todd lance un brûlot contre la mascarade du 11 janvier. Au-delà de la polémique salvatrice, il dresse un portrait de la société française.

 

« Je suis Charlie » est devenu le mot d’ordre creux scandé par des foules abruties. Les attentats de janvier 2015 ont soulevé une indignation consensuelle. La critique de l’antiterrorisme ou de la mascarade républicaine de l'Union sacrée devient alors inaudible. Quelques textes critiques sont diffusés de manière confidentielle. De plus, ce regard critique reste cantonné à la marginalité de la mouvance libertaire.

La charge d’Emmanuel Todd, intellectuel médiatique, semble inattendue. Le chercheur à l’Ined n’est pas un habitué de la critique radicale. Plutôt fade et consensuel, il se veut audacieux dans son soutien à François Hollande pour les élections de 2012. Pire, cet intellectuel est passé par le républicanisme le plus autoritaire, attaché à l’État et à la souveraineté nationale. Sa critique du consensus républicain révèle une lucidité relativement nouvelle.

 

Le livre intitulé Qui est Charlie ? est vendu comme un brûlot médiatique pour fissurer l’esprit moutonnier du « Je suis Charlie ». Il propose surtout une analyse critique de ce phénomène politique qui révèle l’état de la société française. « Les médias communiaient dans la dénonciation du terrorisme, dans la célébration du caractère admirable du peuple français, dans la sacralisation de la liberté et de la République », rappelle Emmanuel Todd. Tout le monde doit défiler dans la rue sous l’injonction du pouvoir. Même les enfants sont embrigadés dans cette mascarade. Ceux qui manifestent un léger esprit critique sont même convoqués au commissariat. « Un flash totalitaire », évoque Emmanuel Todd.

Cette manifestation du 11 janvier 2015 se veut un rassemblement unanime. C’est pourtant une certaine composante de la population qui défile. La petite bourgeoisie semble particulièrement active. En revanche, les classes populaires demeurent les grandes absentes des cortèges. La petite bourgeoisie intellectuelle a toujours affiché des valeurs généreuses, de gauche, malgré un côté factice. Mais cette classe sociale semble devenir toujours plus réactionnaire et repliée sur elle-même.

 

 

            Marche republicaine manif pour tous

Deux cultures politiques et religieuses

 

La variable religieuse peut expliquer l'émergence de cet esprit conservateur. La cartographie électorale indique un lien entre la pratique religieuse et le vote conservateur. Les manifestants du 11 janvier correspondent à cette cartographie d’une droite catholique et réactionnaire.

Cette sociologie électorale rejoint celle du référendum de 1992 sur le traité de Maastricht. Dans ce vote de classe, la petite bourgeoisie intellectuelle se prononce en faveur de la monnaie unique européenne. Cette classe sociale n’est pas la plus privilégiée économiquement, mais conserve une position supérieure notamment sur la plan idéologique et culturel. Les professeurs et autres cadres de la fonction publique composent le gros des bataillons de cette petite bourgeoisie intellectuelle. La religion catholique, avec ses pratiquants et même ses anciens croyants, détermine également un vote en faveur du traité de Maastricht.

 

Emmanuel Todd, à partir de sa cartographie, distingue deux cultures en France. Une culture catholique, attachée aux hiérarchies et aux valeurs traditionnelles. Dans ces régions catholiques, les ouvriers et les syndicats privilégient la négociation plutôt que l’affrontement avec le patron. Mais l’anthropologue valorise une France communiste qui serait plus combative et moins raciste. Il évoque même sa nostalgie pour la puissance du Parti communiste. « Une immense machine culturelle, qui faisait vivre, dans les deux tiers laïques de la France, en milieu populaire, la foi dans le progrès, dans l’éducation, c’est-à-dire au fond le meilleur de la culture bourgeoise », estime Emmanuel Todd. Il ose même rajouter que le Parti communiste a toujours combattu la xénophobie.

Cette imposture révisionniste masque le stalinisme et l’encadrement des mouvements sociaux par les communistes et le syndicalisme de la CGT. Les staliniens ont également contribué à diviser la classe ouvrière en refusant de soutenir les travailleurs immigrés. On peut, comme en regardant le documentaire d’Yves Jeuland, éprouver de la sympathie pour la contre société communiste. Mais la nostalgie ne doit pas éluder les pratiques bureaucratiques des dirigeants et des syndicalistes communistes. La soumission aux hiérarchies et à l’ordre moral semble autant valorisée par les catholiques que par les communistes.

 

Racisme et consensus républicain

 

Les attentats se déroulent dans un contexte de racisme anti-musulman. Les écrivains Michel Houellebecq et Éric Zemmour vomissent leur haine des arabes et proposent de les renvoyer à la mer. Même si le discours reste classique, ce nouveau racisme semble s’adresser à la petite bourgeoisie intellectuelle. Cette haine semble argumentée, se veut subtile et s’appuie sur de savants concepts. La confusion entre le racisme et la critique de la religion permet de séduire une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle.

Mais le racisme anti-musulman se combine avec une tolérance à l’égard de l’antisémitisme. La tuerie dans une rédaction parisienne suscite des manifestations impressionnantes tandis que le massacre de juifs débouche vers une indifférence placide.

Emmanuel Todd analyse le nouveau racisme qui dénonce les musulmans. Il ne s’agit en réalité que d’une forme sophistiquée du bon vieux racisme anti-arabe. Avant l’Islam, c’est bien le mode de vie arabe qui est dénoncé. Mais cette islamophobie provient surtout de la petite bourgeoisie intellectuelle et se veut plus tolérante que le racisme basique.

Un racisme de gauche se manifeste également. Le Parti socialiste favorise une politique de la différence et un antiracisme creux. Mais les gouvernements de gauche s’alignent sur les politiques libérales qui favorisent la marginalisation de la jeunesse issue de l’immigration. Cette politique révèle donc un mépris paternaliste pour le sort des immigrés.

 

Emmanuel Todd revient ensuite sur la très médiatique question de l’Islam. Les musulmans ne forment aucun groupe homogène. Seul le regard raciste porté sur eux semble les unifier. Beaucoup de musulmans sont ouvriers et employés. Mais il existe également une importante petite bourgeoisie issue de l’immigration.

Le repli dans la religion ne s’explique pas par la fascination pour les djihadistes, mais plutôt par l’atomisation de la société. Toute forme de culture populaire et d’identité de classe se dissout dans l’individualisme marchand. « C’est ce qui s’était passé en Angleterre pendant la première révolution industrielle : la déculturation brutale des ouvriers, produisant fragilité familiale, difficultés éducatives et alcoolisme », compare Emmanuel Todd. La foi religieuse devient alors le seul refuge.

La précarité et la misère sociale expliquent le désarroi de toute la jeunesse, et pas uniquement des musulmans. L’absence de perspectives d’avenir et « l’État social des classes moyennes et des vieux » alimentent la résignation. La délinquance ou la religion deviennent alors des débouchés. Même si d’autres formes d’aliénation sociales et culturelles existent également en dehors des projecteurs médiatiques.

Il devient plus difficile de suivre Emmanuel Todd dans sa défense de la religion musulmane. En bon anti-islamophobe, il associe la nécessaire lutte contre le racisme à la très douteuse défense de la religion. Il estime que la croyance religieuse favorise l’éducation. Mais il n’évoque pas la soumission à l’ordre social et moral imposé par la religion. Il défend les musulmans car ils votent pour la gauche, sans le moindre regard critique sur ce qu’est la gauche et l’imposture du vote. La dimension patriarcale et réactionnaire de la religion est également éludée. Mais l’anthropologue ne masque pas la montée de l’antisémitisme au sein de la jeunesse musulmane.

 

                 

Etat social et petite bourgeoisie

 

La petite bourgeoisie intellectuelle contribue au dynamisme culturel de la France. Mais cette classe participe également à l’hypocrisie de l’État social. C’est cette petite bourgeoisie intellectuelle qui bénéficie fortement de la protection sociale. Elle défend l’État et les services publics au nom de valeurs généreuses et universalistes, mais pour mieux défendre ses propres intérêts spécifiques. « Reste que le bien-être de cette classe émane d’un système social non seulement égoïste, mais hypocrite puisque ses représentations officielles nient les relations de force, d’exploitation, d’exclusion et de répression », analyse Emmanuel Todd.

L’État social avantage surtout des couches déjà favorisées. Toute la population finance par l’impôt une éducation nationale qui profite surtout aux enfants de cadres. Tandis que les individus issus de milieux populaires semblent condamnés au chômage de masse. Le financement de l’État social est également assuré par la TVA, impôt sur les produits de consommation qui se révèle particulièrement inégalitaire.

 

La petite bourgeoisie intellectuelle se reconnaît donc dans les programmes politiques de gauche et d’extrême gauche qui défendent avec acharnement cet État social. Cette classe moyenne supérieure affiche une solidarité avec les classes populaires pour défendre la protection sociale et les services publics. Mais cette petite bourgeoisie intellectuelle peut aussi se contenter de défendre ses intérêts spécifiques, sans se cacher derrière un discours aussi généreux qu’hypocrite.

Surtout, la petite bourgeoisie intellectuelle parvient à embrigader des couches inférieures derrière elle. Les partis d’extrême gauche tentent d’imposer aux classes populaires de se ranger derrière la défense des intérêts des cadres de la fonction publique. Les manifestations Charlie renvoient à ce même phénomène. La petite bourgeoisie intellectuelle entraîne derrière elle les classes moyennes inférieures. Le phénomène Charlie vise à un effondrement des antagonismes de classe pour faire défiler la population sous la bannière de la petite bourgeoisie intellectuelle.

 

 

Faiblesses d’une analyse politique

 

Emmanuel Todd propose un essai stimulant. Il ne se contente pas d’évoque le conformisme de Charlie, mais dresse un véritable portrait de la société française. Il faut également saluer la grille d’analyse sociale qui tranche avec les explications ethno-culturelles et identitaires en vogue dans les médias. De Zemmour aux Indigènes de la République, la dimension sociale est balayée aux profits d’explications racialistes et autres supposés "chocs de civilisations".

En revanche, Emmanuel Todd reproduit tous les travers de la sociologie politique et des universitaires. Il adopte une posture autoritaire d’intellectuel en surplomb et se pare de tous les attributs de scientificité. Même si ses cartes et ses sondages se révèlent assez peu crédibles. La géographie électorale semble occulter les dynamiques historiques et les changements qui se sont produits depuis la fin du XIXe siècle. La géographie électorale n’est sans doute plus la même depuis André Siegfried. Ensuite, les sondages apparaissent comme des outils très peu fiables. Néanmoins, les débats de méthodologie, prisés par les intellectuels qui n'ont rien à dire, semblent bien dérisoire face aux enjeux politiques.

 

L’essai d’Emmanuel Todd se destine à un public médiatique et laisse planer quelques imprécisions, mais surtout des ambiguïtés. L’anthropologue fait partie de ceux qui fustigent « l’islamophobie ». Ce terme associe la nécessaire critique du racisme avec une défense de la religion musulmane. Emmanuel Todd semble d’ailleurs attaché aux valeurs traditionnelles. La religion mais aussi la patrie et le communisme traditionnel sont défendus dans ce livre. L’intellectuel médiatique n’a pas vraiment évolué dans ses convictions et reste fidèle à un républicanisme autoritaire et poussiéreux. Loin d’une réflexion libertaire, Emmanuel Todd insiste sur la dimension protectrice des vieilles hiérarchies et d’un certain ordre social traditionnel. Il critique les dérives de l’idéologie républicaine pour en défendre une vision plus tolérante. Mais il ne voit pas que le respect pour l’ordre et l’autorité, au cœur de l’idéologie républicaine, explique la dérive raciste et réactionnaire de ses anciens amis politiques.

Emmanuel Todd a le courage de se pencher sur la petite bourgeoisie intellectuelle. Il souligne son rôle social et idéologique. Il critique également un État social au service des intérêts de cette petite bourgeoisie. Mais Emmanuel Todd préfère utiliser l’expression de « classe moyenne », notamment dans ses interventions médiatiques. Le terme de petite bourgeoisie intellectuelle, malgré sa connotation plus polémique, se révèle plus précis. C’est une classe sociale qui regroupe les cadres de la fonction publique, des professions libérales et autres « créatifs culturels ». Moins riche que la bourgeoisie, elle se révèle plus influente et cultivée. Ce qui lui permet d’imposer son conformisme idéologique. Associée à la gauche, cette classe sociale tente d’embrigader les classes populaires dans son combat pour défendre uniquement ses intérêts égoïstes parés des vertus de « l’intérêt général » ou de « l’État social ».

L’esprit Charlie révèle fortement cette dimension d’unité nationale derrière la petite bourgeoisie intellectuelle. Mais Emmanuel Todd ne remet pas réellement en cause le pouvoir de sa propre classe sociale. Il se contente de dénoncer sa dérive actuelle. La petite bourgeoisie, dans différentes périodes historiques comme la révolution russe, s’appuie sur les classes populaires pour renverser un régime aristocratique et imposer au final son propre pouvoir sur l’ensemble de la population. Son rôle historique s'oppose à l'émancipation de l'immense majorité de la population.

 

Emmanuel Todd reste fidèle à une social-démocratie traditionnelle et à un nationalisme de gauche. L’État doit battre la monnaie et réguler l’économie. Emmanuel Todd s’oppose logiquement au libéralisme économique et à l’Union européenne. Malgré sa critique lucide de l’État social et de l’égoïsme de la petite bourgeoisie intellectuelle, il ne voit pas que la social-démocratie conduit à une impasse. La solidarité entre les classes moyennes supérieures et les classes populaires n’existe plus. De plus, les instruments de la social-démocratie semblent cassés. L’État et son administration restent englués dans le conformisme économique. Si un social-démocrate prévoit de faire des réformes sociales, il y aura toujours une cohorte d’énarques pour le dissuader voire l’en empêcher si nécessaire.

Surtout, la social-démocratie n’a existé qu’en raison de la contestation d’un puissant mouvement ouvrier. Sans la peur de la rue, l’État n’avance aucune réforme sociale. Et si les classes populaires se mettent en colère, elles n’ont pas intérêt à se contenter d’un aménagement de leur exploitation. Une société sans classe et sans État demeure la seule perspective crédible face à l’effondrement social et politique de la société moderne.

 

Source : Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Le Seuil, 2015

 

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Pour aller plus loin :

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Charlie Hebdo : compilation d'articles publiée sur Paris-luttes.info le 14 janvier 2015

Vidéo : Jean-Pierre Garnier dans le cadre de la soirée "La dissidence, pas le silence", organisée par le journal Fakir, enregistrée le 12 janvier 2015

Vidéo : Todd invité dans Contre-Courant, l’émission d’Alain Badiou et Aude Lancelin publiée sur sur Mediapart le 16 mai 2015

Vidéo : Ce soir ou jamais ! Qui est Charlie retour sur le livre polémique d'Emmanuel Todd, émission diffusée sur France 3 le 15 mai 2015

Vidéo : Emmanuel Todd : « La revendication de la laïcité, c’est l’autre nom de l’islamophobie », publié sur le site La Clique le 8 juillet 2015

Vidéo : Qui est Charlie ? Retour sur l'orage, émission Arrêt sur images du 22 mai 2015 publiée sur le site Tendance Claire le 22 mai 2015

Radio : Julien Coupat : "Le 11 janvier c’est d’abord une manœuvre gouvernementale obscène pour s’approprier un choc", diffusé sur France Inter le 12 mai 2015

Radio : émissions sur France culture

 

A propos du dernier livre d’Emmanuel Todd : les « anti-Charlie » primaires auraient-ils enfin trouvé leur « Taguieff » ?, publié sur le site mondialisme.org le 18 mai 2015

Kévin « L'Impertinent » Victoire, Le « charlisme », nouveau mythe républicain ?, publié sur le site Le Comptoir le 19 mai 2015

Romain Masson, Charlie et Todd : droit d’inventaire !, publié sur le site Le Comptoir le 5 juin 2015

Loïc Guillaume, Emmanuel Todd versus Charlie : l’anti-France n’est plus ce qu’elle était, publié sur le site Révolution permanente le 12 juin 2015

Articles sur Emmanuel Todd publiés sur le site Slate

Emmanuel Todd, homme de tumulte, publié dans le journal Le Monde le 7 mai 2015

Aude Lancelin, Emmanuel Todd : "Le 11 janvier a été une imposture", publié dans le magazine Le Nouvel Observateur le 29 avril 2015, mis en ligne sur le site Les Crises le 7 mai 2015
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M
Très déçu que le seul qui vous apprécie soit quelqu'un que vous n'appréciez pas ? Dommage car nous avons bien plus de points communs que vous ne croyez. La Gauche d'aujourd'hui à trahi les valeurs que la Gauche d'hier défendait... et que nous sommes les seuls à défendre encore : Révolution Sexuelle, mode de vie hippie, écologie véritable, etc... Aujourd'hui seul le nationalisme peut défendre ces valeurs ; mais bien sur pas celui du FN, des cathos qui tiennent (presque) le même discours que les islamistes, des réacs de tous poils que n'incarne évidemment pas les nationalistes de Gauche et notamment les Nationaux-Anarchistes que nous sommes ! A bientôt : http://poilagratter.over-blog.net/article-l-autre-altermondialisme-le-protectionnisme-59597788.html
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L
Très déçu...
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M
Excellent : http://antiintox.canalblog.com/archives/2015/09/13/32619402.html
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