Ernest Mandel et le marxisme révolutionnaire
Publié le 28 Octobre 2012
L'intellectuel trotskyste Ernest Mandel décrit l'apport du marxisme à la pensée révolutionnaire.
Le marxisme peut apparaître comme une vieillerie bureaucratique dont il n'y a plus rien à sauver. Pourtant, malgré ses limites, la réflexion marxiste peut permettre de penser une autre société. En dehors du postmodernisme à la mode, de l'académisme froid ou de l'activisme sans perspectives, le marxisme révolutionnaire articule critique de l'existant avec projet de renversement de l'ordre social.
Un marxisme de lutte
Ernest Mandel propose une présentation de la pensée marxiste dans une brochure, devenue un livre édité récemment.
Richard Poulin, dans sa préface, souligne l’originalité du marxisme. Ce courant de pensée ne provient pas de l’université mais se développe dans le mouvement ouvrier. Pourtant Marx et Engels synthétisent les principaux apports des sciences sociales. « Leur méthode d’analyse s’approprie donc de façon critique les données des sciences sociales tout en les mettant en rapport avec l’analyse des mouvements sociaux et les efforts d’auto-organisation et d’auto-émancipation de la classe ouvrière » souligne Richard Poulin. L’observation des évolutions sociales et la participation aux luttes sociales doivent également influencer le marxisme.
Ensuite, en rupture avec la tradition universitaire, le marxisme refuse la séparation entre les différentes sciences sociales en différentes disciplines. La prétention à l’objectivité scientifique est également rejetée. L’Université subit l’emprise du capitalisme néolibéral. Les normes et les règles de l’ordre social sont diffusées et intériorisées par les enseignants et les étudiants considérés comme des « clients ». « Ce crétinisme professionnel est un sous-produit de la professionnalisation morcelée du savoir dans une période prolongée du triomphe du capitalisme mondialisé néolibéral » estime Richard Poulin.
Les universitaires prétendent à une objectivité qui occulte leur position de classe dans la société. Selon Rosa Luxemburg la lucidité des analyses de Marx provient de sa démarche révolutionnaire. « Si pour les économistes bourgeois, les lois du fonctionnement du système capitaliste sont des lois naturelles, pour les marxistes, elles sont historiques, transitoires, et susceptibles de transformation par l’action des êtres humains » explique Richard Poulin.
Ernest Mandel (1923-1995) se distingue des universitaires marxistes d’aujourd’hui. Comme Daniel Bensaïd, cet intellectuel ne se contente pas d’écrire des livres. Il participe activement au mouvement révolutionnaire. Il devient un dirigeant central de la Quatrième internationale. Cette organisation regroupe une partie du mouvement trotskyste qui dénonce le stalinisme mais se réfère au marxisme-léninisme. Ernest Mandel soutien activement les luttes de libération nationale avec les révolutions yougoslave, cubaine et vietnamienne. Ce brillant intellectuel renonce à une prestigieuse carrière universitaire pour mettre en cohérence la théorie et la pratique.
Ses principaux textes s’adressent à ceux qui désirent comprendre, apprendre et s’approprier le marxisme révolutionnaire. La place du marxisme dans l’histoire souligne l’apport du matérialisme dialectique dans l’analyse de la société capitaliste et surtout dans la construction d’un mouvement révolutionnaire. Dans cette période de crise économique et de révoltes sociales, le marxisme révolutionnaire mérite d’être redécouvert. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer » écrit Karl Marx. Les marxistes insistent sur l’organisation des salariés et des autres couches populaires à l’échelle internationale pour construire un monde sans exploitation ni domination.
Les fondements du marxisme historique
Ernest Mandel explique l’émergence historique du marxisme. Cette pensée provient d’une analyse du capitalisme qui repose sur l’appropriation des moyens de production par les capitalistes. Ses propriétaires du capital achètent la force de travail d’une autre classe sociale: le prolétariat. Ne possédant plus les moyens de production et de subsistance, le prolétariat est alors obligé de vendre sa force de travail pour survivre. Ce rapport entre Capital et Travail découle de la généralisation de la production marchande qui fonde le mode de production capitaliste. Si le capitalisme émerge dès le XVème siècle, c’est la révolution industrielle qui permet de le consolider et de le généraliser au XVIIIème siècle. L’usine, fondée sur le machinisme, va s’étendre à travers le monde.
L’assaut contre la monarchie absolue révèle le triomphe de la société bourgeoise dans tous les domaines de la vie. La transformation des idées, des mœurs, des « valeurs » débouche vers les grandes révolutions bourgeoises du XVIIIème siècle: la révolution américaine en 1776 et la révolution française en 1789. Mais le capitalisme produit surtout une accumulation de misère, d’injustice et d’oppression.
Le socialisme, comme mouvement d’aspiration à l’égalité, existe avant le capitalisme. Le marxisme s’inscrit dans cette tradition socialiste. Mais il observe les nouvelles formes d’oppression depuis le XVIIIème siècle. Il insiste sur l’apparition du prolétariat et de la question sociale qui provient d’un antagonisme nouveau entre le Capital et le Travail salarié.
Le marxisme s’inspire de la philosophie de Hegel. Mais, malgré des intuitions sur le travail et l’organisation de la vie sociale à travers l’État, cette pensée demeure trop idéaliste. Le marxisme s’attache davantage à étudier la réalité matérielle. Mais les interprétations de Hegel débouchent vers des courants de pensée opposés. Des hégéliens conservateurs défendent l’État prussien. Au contraire les « jeunes hégéliens », dont Marx, insistent sur la nécessaire transformation de l’ordre social. Contre la dialectique idéaliste, Marx s’attache à une dialectique matérialiste. Le mouvement d’émancipation doit s’ancrer dans la réalité matérielle. « Ce n’est pas avant tout une conquête progressive de liberté de l’esprit, mais une conquête progressive d’espace matériel de vie et de liberté, de possibilités de jouissances » explique Ernest Mandel. Cette jouissance n’est pas uniquement spirituelle. La satisfaction « des besoins élémentaires de nourriture, de protection, de santé, des besoins sexuels, d’éducation, d’accès à la culture, etc » demeure prioritaire. L’individu doit se libérer des contraintes sociales. Marx s’attache à combattre toutes les institutions qui permettent l’exploitation, l’oppression et l’aliénation.
Le marxisme s’attache à une interprétation matérialiste de l’histoire. Ce ne sont pas les grands hommes qui font l’histoire. Au contraire, les sociétés évoluent à travers des conflits qui opposent différentes forces sociales. Les marxistes relient l’histoire et la sociologie puisque l’histoire humaine est analysée à travers le concept de classe sociale. Au XIXème siècle, les historiens français étudient l’histoire à travers sa dimension sociale. Pourtant cette historiographie semble uniquement descriptive. Les conflits qui opposent les classes sociales associées à un intérêt matériel ne sont pas évoqués. Ensuite les combats des opprimés sont occultés ou méprisés. Une haine de classe se diffuse parmi les historiens. Cette historiographie privilégie une histoire écrite par les vainqueurs. L’État et les classes sociales apparaissent comme éternels car leur origine n’est pas dévoilée. Pour les marxistes, les rapports sociaux reposent sur des rapports de production. Différents modes de production historiques s’observent. Mais ses modes de production ne correspondent pas à une période délimitée. Des périodes de transition peuvent s’observer. Mais un mode production est une structure qui ne peut pas se transformer de manière graduelle.
Seule une révolution peut le renverser. Les humains font leur propre histoire, dans le cadre de contraintes matérielles. Cette histoire est le produit de luttes sociales. « La lutte des classes est toujours une lutte de classe d’ensemble, dans la plupart sinon dans toutes les sphères d’activité sociale » précise Ernest Mandel. La culture, les mœurs, la philosophie, les arts sont pourtant déterminés par une structure matérielle. L’idéologie dominante semble donc façonnée par la classe dominante sur le plan matériel. Une hégémonie idéologique peut également préparer une victoire révolutionnaire de la classe émergente. L’État apparaît comme une composante essentielle de la superstructure sociale. L’État permet d’imposer la contrainte et la répression mais il diffuse également l’idéologie qui permet de légitimer l’oppression. Les marxistes insistent sur la dictature du prolétariat. Les exploités s’emparent de l’État pour mettre en place un société sans État. Cette contradiction révèle la limite la plus importante du marxisme. Les moyens se distinguent des fins.
L’économie classique s’attache à observer la réalité matérielle. La science économique ne se limite pas à un ensemble de valeurs morales pour justifier l’ordre existant. L’économie insiste sur la valeur du travail et des marchandises produites. Mais les économistes classiques considèrent la valeur comme un simple instrument de mesure sans s’interroger sur sa nature et son essence. Les économistes perçoivent l’économie comme statique. Ils refusent d’analyser les crises. Pour les marxistes, la concurrence crée une instabilité permanente et une évolution des techniques. Le marxisme s’attache à analyser la réalité économique. Le travailleur, par son activité, produit de la valeur supérieure à son salaire. Il s’agit de la plus-value qui s’apparente à un surtravail non rémunéré. La plus value permet le profit et l’accumulation du capital. Mais la baisse tendancielle du taux de profit peut provoquer des crises.
Le marxisme et l’organisation révolutionnaire
Au cours de l’histoire, des révoltes de paysans ou d’opprimés ont dénoncé les injustices sociales. La société marchande n’est donc pas un ordre naturel inébranlable. Les utopistes tentent de réfléchir à une forme d’organisation sociale et politique. Ses critiques lucides de la société bourgeoise élaborent des pistes de réflexion pour penser la transformation sociale. Mais, pour Marx, la société sans classes ne peut provenir que de la lutte sociale. Le capitalisme doit également être abolit dans sa totalité, et non par la propagation de communautés locales. Surtout les utopies, en dehors de celles de Fourier et de Flora Tristan, s’apparentent à des régimes autoritaires imposés par une minorité. La société sans classes ne peut provenir que d’un mouvement d’auto-organisation et d’auto-émancipation de l’immense majorité.
Auguste Blanqui incarne le passage de l’utopie à l’action. A partir de 1830, il prépare des insurrections et anime des révoltes. Mais il passe la plupart de se vie en prison. Il est enfermé notamment pendant la Commune de Paris. Les blanquistes rejoignent ensuite le mouvement ouvrier révolutionnaire et se rallient au marxisme. Blanqui insiste sur la dimension politique de l’exploitation et s’attache à renverser l’État. Ernest Mandel estime, comme Blanqui, que la révolution provient d’une minorité de révolutionnaire bien préparée. Ce qui peut dériver vers la monopolisation du pouvoir par des activistes bureaucratiques. Mais Ernest Mandel évoque les limites d’une action politique qui se réduit à la conspiration d’une minorité. L’élitisme de ce type d’action ne permet pas la jonction avec les mouvements spontanés des masses. Ses activistes sont issus d’un prolétariat pré-industriel qui ne saisit pas la nature du capitalisme.
Pour Marx l’action révolutionnaire doit provenir d’une large partie de la population avec les salariés et l’ensemble du prolétariat. Le projet d’auto-organisation du prolétariat devient alors une priorité. L’émancipation politique doit permettre l’émancipation économique et sociale. Les conditions matérielles actuelles ne permettent pas la libération individuelle et l’accès à la jouissance.
Le mouvement ouvrier émerge en Grande-Bretagne. Les associations de compagnons d’artisans esquissent des formes d’auto-organisation. Les luddites n’hésitent pas à détruire les machines pour généraliser la grève. Le chartisme apparaît comme le premier mouvement ouvrier de masse. Les chartistes luttent pour l’instauration du suffrage universel. Le mouvement ouvrier se développe à travers le monde. Il ne découle pas d’une réflexion intellectuelle mais de l’organisation des exploités pour lutter contre leurs conditions d’existence. Les ouvriers s’organisent entre eux, indépendamment du patronat, pour défendre leurs intérêts propres.
Mais le mouvement ouvrier semble parfois corporatiste et ne s’étend pas à l’ensemble du territoire, à l’exception du chartisme en Angleterre. Seule une minorité de prolétaires participe à la lutte des classes. Surtout, le mouvement ouvrier semble réformiste. Il se limite à des revendications à moyen terme et s’intègre à la démocratie bourgeoise. Le mouvement ouvrier semble avoir des difficultés pour devenir autonome par rapport aux institutions politiques.
Marx et Engels défendent pourtant les syndicats comme organisations permanentes de la lutte des classes. Ils ne critiquent pas l’intégration des syndicats aux institutions bourgeoises. Ils insistent sur la création de partis politiques. Cette réflexion débouche sur la création d’un parti par Lassale en Allemagne. Marx contribue à donner une dimension révolutionnaire au mouvement ouvrier. L’Association internationale des travailleurs (AIT) tente de réunir toutes les organisations ouvrières au-delà des frontières. Marx insiste sur le projet révolutionnaire avec l’appropriation collective des moyens de production, la société sans classe et l’auto-organisation du prolétariat. Les luttes immédiates doivent s’articuler avec une perspective de révolution sociale.
Ernest Mandel présente le parcours de Marx et Engels. Il s’identifie probablement à ses intellectuels qui ne vivent pas la condition de prolétaire. Mais ils refusent de se limiter au constat et à l’analyse de la question sociale sans en tirer une conclusion politique. Ses intellectuels décident alors de participer à la Ligue des communistes et à l’Association internationale des travailleurs. Ils peuvent ainsi mieux comprendre la condition ouvrière.
Ernest Mandel insiste sur les apports du marxisme à la réflexion intellectuelle et à la lutte révolutionnaire. Cette pensée permet de briser la séparation entre les différentes sciences sociales. Une réflexion globale permet d’analyser tous les aspects de l'existence humaine. Ensuite le marxisme donne une perspective révolutionnaire aux luttes sociales. L’activisme et l’immédiatisme sont régis par l’urgence et le zapping permanent. Dans les luttes actuelles, la gestion du présent prime sur la réflexion vers un horizon révolutionnaire. La pensée marxiste doit permettre d’articuler théorie et pratique, action immédiate et réflexion révolutionnaire.
En revanche, le marxisme peut également sombrer dans le scientisme et le marécage politicien. L’histoire du marxisme léninisme, en dehors des bains de sang, se limite à la construction du Parti. Le militantisme routinier prime alors sur les désirs. L’attente du Grand Soir occulte la nécessité de bouleverser la vie quotidienne. Les marxistes léninistes se cantonnent aujourd’hui à l’espérance d’une prise de pouvoir, souvent à travers les élections, afin de gérer le capital par la bureaucratisation et l’étatisation de l’existence.
Ensuite, les marxistes peuvent également se réfugier dans la théorie. La spéculation intellectuelle et la croyance théorico-scientiste devient la seule prise de révolutionnaires impuissants. A l’époque de Mandel, le marxisme aspire à devenir une science qui regroupe toutes les sciences. Mais cette volonté totalisante, malgré ses limites, peut aussi permettre de penser la construction d’une autre société.
Source: Ernest Mandel, La place du marxisme dans l’histoire (Préface de Richard Poulin), M éditeur, 2011
Livre en ligne sur le site consacré à Ernest Mandel
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Pour aller plus loin :
Vidéo « Ernest Mandel, une vie »
Vidéo « Un homme nommé Ernest Mandel »
Site sur la vie et l’œuvre d’Ernest Mandel
Ernest Mandel sur le site marxist.org
Rubrique « Ernest Mandel » sur le site Europe Solidaire Sans Frontières
Michael Löwy, « Ernest Mandel, le refus obstiné du fatalisme et de la résignation »,
Jean-Guillaume Lanuque et Georges Ubbiali, « Ernest Mandel : le legs international d’un révolutionnaire belge », sur le site de la revue Dissidences
Jan-Willem Stutje, « Ernest Mandel en résistance
Les socialistes révolutionnaires en Belgique, 1940-1945 », sur le site de la revue Dissidences
Gilbert Achcar, Actualité d'Ernest Mandel, publié sur le site de la revue Contretemps le 28 décembre 2015
Mateo Alaluf, Ernest Mandel. Un marxiste hétérodoxe dans les années 1960, publié sur le site A l'encontre le 21 juin 2015