L’Algérie anarchiste de Mohamed Saïl

Publié le 14 Octobre 2021

L’Algérie anarchiste de Mohamed Saïl
Des voix dissidentes émergent en Algérie, contre l'ordre colonial mais aussi contre le nationalisme. Mohamed Saïl exprime un point de vue anarchiste et une analyse de classe du système colonial. Ce souffle libertaire puise dans les soulèvements de la population algérien. 

 

Les voix minoritaires, à contre-courant du XXe siècle, peuvent permettre d’ouvrir la réflexion. Né en Algérie en 1894, Mohamed Saïl attaque toutes les formes de hiérarchies. Ce militant anarchiste se heurte à l’hostilité des communistes staliniens. Il s’adresse à la classe ouvrière française pour montrer les conséquences du système colonial. Mais il interpelle également le peuple algérien avec sa pensée anarchiste qui attaque la religion et le nationalisme. Un recueil de textes de Mohamed Saïl est publié dans le livre L’étrange étranger.

Le sociologue Francis Dupuis-Déri retrace la trajectoire de Mohamed Saïl. Né en Algérie, il s’exile dans la France métropolitaine. En plus de sa marginalité politique, il subit le racisme et le colonialisme. Il est emprisonné pour insoumission et désertion pendant la Première Guerre mondiale. Il dénonce les massacres commis par l’armée française. Il attaque le système colonial qui repose sur l’expropriation de la terre, avec la misère et le travail forcé. Cette exploitation s’accompagne d’un discours hypocrite de la part des colonisateurs qui prétendent apporter la civilisation à des peuples supposés barbares. Mohamed Saïl dénonce également le comportement des colonisés qui vendent et trahissent leurs frères pour quelques avantages.

 

Mohamed Saïl observe les potentialités d’une révolte populaire. Il propose des perspectives anarchistes et invite à se méfier des projets nationaliste, communiste ou islamiste. Il s’oppose au stalinisme et aux courants autoritaires du mouvement ouvrier. Mais il s’identifie à un anarchisme ancré dans la lutte des classes. L’historien Sylvain Boulouque observe trois positions des anarchistes face au colonialisme. Des individualistes et des syndicalistes dénoncent la colonisation mais conservent des préjugés racistes. Des militants communistes libertaires s'illusionnent sur le nationalisme algérien et sur les indépendantistes. Mohamed Saïl incarne une autre position qui soutient les révoltes populaires contre le colonialisme, mais dénonce les élites locales qui les récupèrent pour créer des États-nations capitalistes.

La vie militante de Mohamed Saïl ne se limite pas à la rédaction d’articles. Il participe à des actions contre le colonialisme et le militarisme. Il subit plusieurs séjours en prison à cause de son activisme. Pendant la révolution espagnole de 1936, il s’engage dans la colonne Durruti. Mais il est blessé et rapatrié en France. Il se rapproche de Messali Hadj et de son courant qui rejette l’autoritarisme du Parti communiste. Il soutient également Georges Fontenis et la création de la Fédération communiste libertaire (FCL). Ce courant veut ancrer l’anarchisme dans la lutte des classes, contre une approche plus individualiste et confusionniste.

 

                                           Livre L’étrange étranger

 

Critique du colonialisme

 

En 1924, « Le calvaire des indigènes algériens » dénonce la colonisation et l’exploitation. Cette situation contredit les proclamations de la France sur les droits de l’homme. « Il est vrai que nous avons le "droit" de travailler sur ces terres qui nous ont été volées, de dix à douze heures pour un salaire dérisoire de cinq francs », ironise Mohamed Saïl. Les colonisés sont également recrutés par l’armée française pour se faire massacrer pendant la guerre de 1914-1918.

En 1924, « A bas le code de l’indigénat » attaque l’oppression coloniale et la spoliation des terres. « Nous disons à nos dominateurs : l’Algérie nous appartient comme toute terre doit appartenir logiquement à ceux qui la travaillent, qui peinent pour la faire produire », affirme Mohamed Saïl. La population colonisée subit la souffrance du travail et des conditions de vie de misère. « Notre vie est vide, sans objets, en proie aux affres de la faim, aux humiliations continuelles et la mort au bout, comme délivrance pour sûr », décrit Mohamed Saïl.

Les colonisateurs ont détruit la solidarité, la culture et la civilisation algérienne pour mieux imposer leur domination. Le Code de l’indigénat et l’administration coloniale sont responsables de multiples exactions. Les moindres formes de contestation sont réprimées. « Nous en avons assez de votre régime de misère, de servitude et de trique. Assez de vos humiliations et de vos injures. Comme tous les individus nous voulons notre droit à la vie », lance Mohamed Saïl dans un appel à la révolte.

 

En 1929, « Le centenaire de la conquête de l’Algérie » ironise sur cette célébration nationaliste. La France prétend avoir apporté la civilisation aux indigènes. En réalité, l’administration française impose surtout une vie d’exploitation et de misère. « Dans les chantiers, les mines, les exploitations agricoles, les malheureux indigènes sont soumis à un travail exténuant pour des salaires leur permettant à peine de quoi se nourrir », précise Mohamed Saïl.

Les travailleurs algériens sont soumis à un encadrement brutal. La moindre tentative de grève est brisée par l’emprisonnement et la torture. Le Code de l’indigénat permet cette répression violente. Le pouvoir colonial s’appuie également sur la collaboration d’Algériens. « L’agent de cette administration, auprès des indigènes, est un sinistre individu nommé caïd, individu méprisable, mouchard, il achète sa charge de policier et exerce une véritable terreur sur ses malheureux compatriotes », décrit Mohamed Saïl.

 

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Révolte algérienne

 

En 1935, « Aux travailleurs algériens (et aux autres…) » critique la récupération politique de la lutte contre l’oppression coloniale. Les différents courants politiques ne visent pas à une véritable libération. « Tous ont le même but : républicains ou communistes, royalistes ou fanatiques des diverses religions, tous cherchent à vivre de la sueur de ton front et à te tenir dans l’esclavage le plus éhonté et le plus misérable », souligne Mohamed Saïl. Ces diverses idéologies ne remettent pas en cause le capitalisme.

Ces différents courants visent également à gouverner et à exploiter la population algérienne. Le militant anarchiste valorise au contraire l’auto-organisation et l’autonomie de la lutte. « Le droit à la lutte ne se donne jamais, mais il se prend. Brisez ces lourdes chaînes qui vous retiennent dans l’esclavage, refusez votre confiance aux gouvernants qui, après avoir volé votre terre natale, vous traquent en France pendant qu’ils ouvrent les bras aux fascistes… », lance Mohamed Saïl.

 

En 1951, « La mentalité kabyle » exprime sa confiance dans le désir de liberté de la population algérienne. Il dénonce l’impasse du nationalisme alimenté par la colonisation. Il insiste également sur l’imposture du pouvoir religieux. « D’ailleurs, la grande masse des travailleurs kabyles sait qu’un gouvernement musulman, à la fois religieux et politique, ne peut revêtir qu’un caractère féodal, donc primitif », précise Mohamed Saïl. Il propose l’auto-gouvernement de la population et un fédéralisme libertaire qui s’organise de bas en haut.

En 1951, « Le calvaire des travailleurs nord-africains » évoque le racisme de la population française. Le colonialisme et la propagande médiatique parviennent à diffuser des préjugés racistes auprès des travailleurs français. Ce qui permet de diviser la classe ouvrière. « Et, puisque nous nous côtoyons journellement, cherchons plutôt à nous comprendre pour mieux nous unir face à l’ennemi commun : le capitalisme et l’Etat », lance Mohamed Saïl.

 

                             

 

Anarchisme révolutionnaire

 

En 1924, « L’idéal du Parti communiste » dénonce l’autoritarisme du stalinisme. Le Parti repose sur l’obéissance et le flicage de ses militants. L’URSS apparaît également comme une imposture. Les dirigeants communistes bénéficient d’un mode de vie bourgeois.

En 1933, la « Réponse au Secours Rouge » attaque ce comité contre la répression dirigé par les staliniens. L’anarchiste Mohamed Saïl refuse ce soutien hypocrite. « Le Secours rouge s’attache à démontrer ainsi son indépendance politique, tout comme il s’attache à démontrer le plus souvent possible un internationalisme qui n’exclut pas une soumission servile au gouvernement de Moscou, qui torture et emprisonne les meilleurs révolutionnaires dans les bagnes de Russie », lance Mohamed Saïl. Le Secours rouge n’est donc qu’un relaie du régime de l’URSS, un fascisme rouge qui n’hésite pas à réprimer ses opposants. Il réclame l'amnistie d’un anarchiste en France pour mieux cautionner l’emprisonnement des libertaires en URSS.

 

En 1936, « Lettre du front » évoque la participation à la révolution espagnole. Il lutte contre le fascisme avec les anarchistes de la colonne Durruti. Il se méfie de la militarisation de la guerre. Mais les milices anarchistes se distinguent de l’armée avec ses grades et ses hiérarchies. Malgré la violence de la guerre, les anarchistes tentent de former une communauté égalitaire et libertaire. « Militarisation ? Dans les colonnes des politiciens, rien ne nous étonne, mais chez nous, il n’y a que des camarades sans Dieu ni Maître, tous sur le même pied d’égalité », estime Mohamed Saïl.

En 1937, « Parie Banlieue » attaque le rôle des staliniens pendant la révolution espagnole. L’URSS fournit des armes au pouvoir républicain, mais refuse d’en livrer aux milices anarchistes qui se battent à Barcelone. Les staliniens préfèrent une victoire du fascisme plutôt qu’une révolution sociale et libertaire.

 

     

 

Anarchisme et lutte des classes

 

Les écrits de Mohamed Saïl proposent un regard particulièrement lucide sur la colonisation en Algérie. Le militant anarchiste attaque évidemment un système qui repose sur l’exploitation. Il décrit bien les mécanismes de spoliation, de dépossession et d’oppression. Il propose une analyse de classe. Le rapport entre colonisateurs et colonisés apparaît comme un rapport entre exploiteurs et exploités, mais de manière plus violente et brutale. Cette lecture de classe s’affine lorsqu’il observe des hiérarchies au sein même des colonisés. Des caïds jouent le rôle d’encadrement de la population au service de l’administration française. Des Algériens n’hésitent pas à collaborer avec le pouvoir colonial.

Cette analyse de classe lui permet de se tenir à distance des idéologies qui veulent détourner les révoltes algériennes d’une perspective révolutionnaire. Mohamed Saïl propose une critique implacable de toutes les idéologies, que ce soit la religion ou le nationalisme. Le Front de libération national (FLN), soutenu par l’extrême-gauche française, a depuis montré l’impasse du remplacement du pouvoir colonial par une petite bourgeoisie nationaliste puis militaire. Mohamed Saïl montre également l’importance de l’auto-organisation des révoltes sociales. La population algérienne doit s’organiser par elle-même, en dehors des partis. Le militant anarchiste critique de manière virulente le Parti communiste, avec son stalinisme et ses pratiques autoritaires.

 

Les écrits de Mohamed Saïl ne visent pas vraiment à « décoloniser l’anarchisme », bien au contraire. L’universitaire Francis Dupuis-Déri, apôtre de l’intersectionnalité et adepte de la mouvance décoloniale, tente de récupérer Mohamed Saïl dans sa secte intellectuelle. Il devient indispensable de rappeler que les militants anticolonialistes comme Frantz Fanon, ou encore des auteurs comme CLR James, restent indécrottables universalistes attachés à la perspective d’une révolution mondiale. 

Loin d’affirmer une identité nationale ou raciale, Mohamed Saïl propose la destruction de toutes les formes de hiérarchie et d’exploitation. Il semble bien loin du gauchisme postmoderne qui tient à séparer les diverses luttes selon des « oppressions spécifiques ». Par ailleurs, Mohamed Saïl semble loin d’idéaliser les « premier.es concerné.es » puisqu’il n’hésite pas à dénoncer la collaboration des caïds algériens avec le pouvoir colonial.

Néanmoins, les textes de Mohamed Saïl proposent des prises de position idéologiques. Il manque peut-être des analyses de lutte, pour comprendre les forces et les faiblesses des mouvements de révolte. Ce qui permet de montrer concrètement les méfaits des idéologies nationalistes, religieuses ou staliniennes. Mais Mohamed Saïl propose un regard particulièrement lucide sur les impasses dans lesquelles risquent de s’enliser les révoltes en Algérie et dans le monde.

 

Source : Mohamed Saïl, L’étrange étranger. Ecrits d’un anarchiste kabyle, Lux, 2020

 

Articles liés :

Le messalisme et le nationalisme algérien

Mouvement de révolte en Algérie

L'insurrection du peuple algérien

 

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Autour de Mohamed Sail anarchiste kabyle.1894-1953, débat diffusée sur le site de l'Association culturelle berbère le 22 mars 2021

Vidéo : Daniel Goude et Guillaume Lenormant, Une résistance oubliée (1954-1957); des libertaires dans la guerre d’Algérie, publié sur le site de l'Union communiste libertaire Bruxelles

Radio : Du trafic dans le tiroir, émission diffusée sur le site Numéro Zéro le le 3 mai 2019

Radio : La chronique de Patsy (2) : Présentation du livre de Mohamed Saïl, diffusée sur le site Alter Nantes le 20 octobre 2020

 

Mohamed Saïl (1894-1953): l’anarchiste algérien qui a fait trembler les puissants, publié sur le site Oumma le 17 décembre 2020

Ernest London, Note de lecture publiée sur le site La Voie du jaguar le 14 octobre 2020

Note de lecture publiée sur le site Croatan le 27 octobre 2020

Isabelle Gallard, L’étrange étranger : écrits exemplaires et éclairants, publié sur le site Le Mouton Noir le 17 février 2021

Christophe Patillon, Mohamed Saïl, un anarchiste kabyle, publié sur le blog Mediapart Le Monde comme il va le 27 septembre 2020

Leur Civilisation - Textes de l’anarchiste Mohammed Sail, publiés sur le site Non Fides le 30 mars 2019

Articles sur Mohamed Saïl publiés sur Le site de Nedjib Sidi Moussa

Jean Maitron, SAÏL Mohamed (Saïl Mohand Ameziane, dit) [Dictionnaire des anarchistes], publié sur le site du dictionnaire Le Maitron le 11 avril 2014

Émile Carme, Mohamed Saïl, ni maître ni valet, publié sur le site de la revue Ballast le 14 octobre 2016

Guillaume Davranche, Algérie : Un hommage à l’anarchiste Saïl Mohamed, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 17 octobre 2016

Mohamed Saïl (1894-1953), publié sur le site Demain le grand soir le 28 mars 2021

Hommage à Mohamed Saïl, Article paru dans Le Libertaire, n° 390, 20 mai 1954, publié sur le site La Voie du Jaguar le 7 février 2017 

La mentalité kabyle et qui était Mohamed SAÏL ?, publié sur le site L'En Dehors

SAÏL, Mohamed, Ameriane ben Ameziane, publié sur le site du Dictionnaire des militants anarchistes le 1er juillet 2009

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F
Je vous suis très reconnaissant pour ce longue commentaire, bien détaillé et qui met en valeur Mohamed Saïl, de très belle manière.<br /> <br /> Merci aussi de m'avoir fait bien rire, avec ce commentaire : «L’universitaire Francis Dupuis-Déri, apôtre de l’intersectionnalité et adepte de la mouvance décoloniale, tente de récupérer Mohamed Saïl dans sa secte intellectuelle.» En ce mois gris d'automne, rigoler un bon coup permet de dissiper la mélancolie.<br /> <br /> Merci encore pour tout votre travail, c'est très apprécié.<br /> <br /> Francis
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