Écritures et luttes ouvrières
Publié le 28 Janvier 2017
Le mouvement ouvrier et ses luttes ont alimenté toute une littérature et une somme d’écrits. Rapports, enquêtes, témoignages ou romans décrivent l’action de cette classe. Les écrits sur les ouvriers et des textes écrits par les ouvriers eux-mêmes sont nombreux. Les courants révolutionnaires considèrent que la classe ouvrière demeure le sujet révolutionnaire qui porte des perspectives émancipatrices. C’est la classe qui, pour se libérer elle-même, doit abolir toutes les classes et construire un monde sans hiérarchie et sans Etat.
L’historien Xavier Vigna se penche sur l’écriture ouvrière dans le livre L’espoir et l’effroi. « La centralité ouvrière désigne le fait proprement politique que la question ouvrière, celle de la situation sociale et politique de la classe et de son devenir, est érigée en enjeu fondamental », décrit Xavier Vigna. Les luttes ouvrières engagent l’avenir du pays tout entier. Cette classe peut également être considérée comme une menace contre l’ordre existant.
Les ouvriers sont l’objet d’une attention constante au cours du XXe siècle. Pendant la Première guerre mondiale, le socialiste Albert Thomas dirige le ministère de l’Armement. Ce réformiste prétend améliorer les conditions de travail des ouvriers. Pour cela, il s’appuie sur des enquêtes sociologiques mais aussi sur les rapports écrits par des architectes et des médecins. Ces enquêtes doivent également permettre d’améliorer la productivité de la main d’œuvre pour davantage contribuer à l’effort de guerre. Les femmes, les étrangers et les coloniaux sont particulièrement surveillés et évalués.
Des révoltes ouvrières éclatent dans le sillage de la Révolution russe de 1917. « Une vague de grève sans précédant déferle alors sur les pays belligérants, avec une dimension révolutionnaire qui, enflammée par la torche russe, favorise la multiplication des conseils ouvriers », décrit Xavier Vigna. Les communistes sont considérés comme une sérieuse menace. Un parti se structure et organise des manifestations qui s’apparentent à de véritables démonstrations de force.
Une culture prolétarienne se développe, incarnée par Marcel Martinet. Les ouvriers doivent s’émanciper à travers la littérature pour inventer leur propre imaginaire culturel. La littérature prolétarienne évoque les conditions de travail dans les usines. Le mouvement de 1936 impose la figure du gréviste. Les écrits de Simone Weil insistent sur le desserrement de la contrainte, la transgression joyeuse et l’émancipation festive.
Au début de la Guerre froide, des grèves dures se multiplient. Le Parti communiste est alors considéré comme le « Parti de la classe ouvrière ». Ce Parti prétend incarner la classe et se situer à son avant-garde. Les écrits sur les ouvriers ne sont plus écrits par les ouvriers eux-mêmes. Le Parti dit forcément la vérité et n’a plus besoin de s’appuyer sur une littérature prolétarienne. La police considère les ouvriers communistes et syndicalistes comme une menace pour l’ordre public. Ils sont capables d’utiliser la violence. La police porte également un regard raciste sur les ouvriers immigrés et sur ceux qui viennent des colonies qui peuvent rejoindre la lutte de libération nationale.
Le groupe Socialisme ou Barbarie observe le monde ouvrier. Daniel Mothé témoigne sur la vie à l’usine Renault. Cornélius Castoriadis observe les résistances à la rationalisation du travail et analyse les grèves ouvrières. Il insiste sur l’auto-organisation des ouvriers dans la lutte. « C’est parce que leur situation dans la production créée entre eux une communauté d’intérêts, d’attitudes et d’objectifs s’opposant irrémédiablement à ceux de la direction que les ouvriers s’associent spontanément, au niveau le plus élémentaire, pour résister, se défendre, lutter », analyse Cornélius Castoriadis.
Dans les années 1968, la contestation ouvrière se développe. Des comités d’action émergent dans les usines et la lutte échappe à l’encadrement syndical. Des sociologues proches du Parti socialiste unifié (PSU) insistent sur la « nouvelle classe ouvrière ». Ces techniciens portent les revendications d’autogestion et de contrôle ouvrier.
Les femmes ouvrières publient également leur témoignage. Des ouvrières dénoncent la vie à l’usine et le chantage sexuel de la maîtrise. Des grévistes de Lip décrivent leur lutte. Le récit des militants maoïstes établis en usine, incarné par Robert Lihnart, insiste sur la dureté des conditions de travail. Mais les établis évoquent également sur les luttes ouvrières.
Les jeunes ouvriers expriment leur désir de quitter l’usine. Ils expriment un refus du travail et une détestation de l’univers industriel et de sa discipline. « Si, je sais, moi aussi, ça me dégoûte, le boulot, les chefs qui te prennent pour des pions, le salaire qu’est juste bon pour nous laisser dans la merde. Plus je vieillis dans cette taule et pus je deviens révolutionnaire », témoigne Dorothée Letessier.
Les OS regroupent les jeunes, les femmes et les immigrés. Ces ouvriers non qualifiés subissent le mépris des sociologues du PSU et du Parti communiste. Ils sont considérés comme frustres et trop dépendants de leur travail pour relever la tête. Pourtant des grèves d’OS remettent en cause les cadences et l’organisation du travail.
A partir des années 1980, la crise économique permet le règne du néolibéralisme. La désindustrialisation favorise l’effondrement du monde ouvrier. Les témoignages et les romans décrivent alors la nostalgie pour une classe ouvrière qui disparaît. Mais les ouvriers prennent la plume pour décrire la résistance au travail. Marcel Durand ironise sur les fayots et les petits chefs. « Ecrire la crise ne vise pas seulement à témoigner, mais à protester contre son emprise et ses ravages », observe Xavier Vigna. Au contraire, les sociologues insistent sur l’humiliation, l’exclusion et la disqualification sociale.
Les écrits du patronat révèlent une classification raciale et raciste de la main d’œuvre. Ils hiérarchisent les immigrés selon leur pays d’origine. Les entreprises essentialisent les ouvrières avec des « qualités » et des « défauts » qui seraient liés à une nature féminine. Les patrons déplorent notamment la disparition de la morale sexuelle chez les ouvrières. A partir des années 1968, les travailleuses assument leur désir sexuel et ne se conforment plus aux injonctions de la morale sexuelle.
Les préfectures observent les grèves ouvrières. Leurs rapports révèlent surtout un mépris de classe. Les ouvriers en lutte sont considérés comme une masse embrigadée par quelques meneurs qui recherchent uniquement la violence. Les écrits des ouvriers dénoncent leur patron, mais aussi le petit chef et le chronométreur.
Les ouvriers renvoient un imaginaire de force physique, mais aussi d’immoralité. Les terrassiers, les dockers et les mineurs font l’objet de nombreux écrits. « Trois corporations suscitent donc des archétypes professionnels, qui tournent notamment autour de la rudesse, de la force, parfois du courage obstiné », décrit Xavier Vigna.
Les ouvriers peuvent être valorisés ou alors stigmatisés, surtout les militants et les immigrés. La retranscription du langage des ouvriers vise à montrer une altérité. « Les figurations de la classe soulignent diverses propriétés : la domination et la pénibilité du travail, la propension à consommer de l’alcool et une virilité rude, la fréquence de l’accident ou la minceur des ressources », observe Xavier Vigna. La condition ouvrière se révèle difficile. L’écriture doit forger une conscience de classe et permettre l’émancipation.
Les ouvriers écrivent pour s’exprimer, mais aussi dans la perspective d’une émancipation. Les ouvriers entretiennent une culture d’autodidacte. Les Bourses du travail et le militantisme associent la lecture et l’écriture à la lutte. Les ouvriers insistent sur la finalité politique de l’écriture. Ils veulent créer leur propre discours pour analyser par eux-mêmes leurs conditions sociales. « N’étant ni sociologue, ni ethnologue, mais simplement ouvrier, j’avais envie, à travers ressentis, témoignages et histoires, de montrer qu’on existe, qu’on est toujours là, qu’on a encore des choses à dire et encore des choses à vivre », écrit Jean-Pierre Levaray.
L’écriture permet d’affirmer une existence collective contre l’écrasement des discours dominants. L’écriture permet également de sortir de l’enfermement dans sa classe sociale. « Car s’émanciper suppose de s’écarter d’une assignation, de s’affranchir d’une domination, de refuser une aliénation », analyse Xavier Vigna. L’écriture ouvrière permet de s’opposer au discours dominant et de transmettre la mémoire des travailleurs ordinaires.
Le livre de Xavier Vigna propose une approche originale pour retracer l’histoire du monde ouvrier. Il met en parallèle la littérature de l’Etat et du patronat avec celle qui provient des ouvriers eux-mêmes. Le regard est évidemment opposé. Pour les autorités, la classe ouvrière est considérée comme une menace. Les travailleurs incarnent l’immoralité et la bourgeoisie exprime tout son mépris de classe. Les écrits qui proviennent des ouvriers permettent de construire un imaginaire et alimentent une conscience de classe. Ces écrits décrivent l’exploitation et la difficulté des conditions de travail.
La littérature qui provient directement des ouvriers permet également de sortir du discours avant-gardiste. Les gauchistes et autres établis cherchent à s’accaparer la parole ouvrière. Ils décrivent une classe messianique mais contribuent surtout à la museler. Les ouvriers n’ont besoin de personne pour être représentés et pour exprimer eux-mêmes une parole politique. Ils restent les mieux placés pour analyser leur quotidien et construire des perspectives émancipatrices.
Le livre de Xavier Vigna décrit bien cet enjeu qui relie la lutte des classes et les luttes d’écriture. Le discours sur les ouvriers reste un enjeu politique central. Aujourd’hui, la bourgeoisie considère que la classe ouvrière a disparu ou qu’elle a basculé vers le nationalisme. Le prolétariat semble effectivement diversifié. Si la figure de l’ouvrier d’usine s’éclipse, elle reste pourtant toujours présente. Surtout, des chômeurs et précaires et tout un nouveau prolétariat des services peuvent également s’inscrire dans la filiation historique de la classe ouvrière. Le prolétariat reste encore la classe largement majoritaire, malgré le développement d’un encadrement. C’est toujours la classe qui, pour s’émanciper, doit détruire toutes les classes.
Le livre de Xavier Vigna évoque trop peu les luttes ouvrières. Les témoignages des prolétaires sur leurs conditions de travail peuvent être intéressants. Mais les écrits de lutte ne doivent pas être occultés. Les tracts, les brochures et autres textes produits par les ouvriers en lutte restent trop peu évoqués par Xavier Vigna. C’est pourtant la révolte, autant que l’écriture, qui permet l’émancipation. L’écriture dans des moments de grève permet à la classe ouvrière de reprendre confiance en elle-même et en ses propres forces. Ce sont ces moments de lutte qui permettent d’intensifier la vie, d’attaquer les hiérarchies et de bouleverser les relations humaines.
Source : Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écriture et luttes de classes en France au XXe siècle, La Découverte, 2016