Sartre et le marxisme français
Publié le 13 Février 2012
Des conférences intéressantes animent parfois le séminaire « Marx au XXIème siècle ». Dans le cadre feutré de la Sorbonne, deux universitaires évoquent la pensée de Sartre pour raviver un marxisme critique.
Sartre semble attaqué par tous ceux qui rejettent le marxisme ou qui ne connaissent pas ses idées, à l’image de Michel Onfray. Il semble également récupéré par les bouffoneries de Badiou ou Hessel qui légitiment leur indignation ou leur néostalinisme par la pensée de ce philosophe. Sartre développe une conception originale du marxisme, souvent englué dans un autoritarisme stalinien. Il introduit la liberté dans le marxisme.
Dans les combats de la gauche anti-stalinienne
Ian Birchall étudie l’engagement politique de Jean-Paul Sartre. En marge du Parti communiste, des penseurs s’attachent à un marxisme critique et hétérodoxe. Sartre subit souvent leur influence. Colette Audry, proche de la gauche ouvrière de la SFIO, influence les idées politiques de Sartre en 1936. Pierre Naville critique l’existencialisme de Sartre d’un point de vue marxiste.
La revue de Sartre Les temps modernes devient le carrefour des divers marxismes. Claude Lefort s’exprime dans cette revue. Il critique l’URSS comme capitalisme bureaucratique et s’oppose au marxisme orthodoxe. Le penseur libertaire Daniel Guérin publie des articles sous l’oppression raciale et le mouvement ouvrier des Etats-Unis. Victor Serge dénonce le stalinisme dans la même revue. Ses différents textes hétérodoxes ne peuvent être publiés que dans Les temps modernes dans un contexte de conformisme intellectuel imposé par le marxisme orthodoxe.
Sartre participe au Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) qui rassemble la gauche non stalinienne. Il rencontre des trotskystes dissidents comme Jean-René Chauvin. Malgré une faible culture politique, il participe aux activités du RDR. Sartre signe le manifeste des 121 en solidarité avec la lutte contre la colonisation. Ce texte rassemble de nombreux intellectuels marxistes, en dehors du Parti communiste. Sartre soutien également les étudiants en lutte en Mai 68.
Un philosophe engagé
Sartre semble donc fortemment influencé par le marxisme critique et non stalinien. Mais la pensée de Sartre constitue également un apport précieux au marxisme. Il s’attache au lien entre la théorie et la pratique. Même si sa pratique oscille entre le réformisme et le gauchisme. Mais il se distingue du « marxisme occidental » décrit par Perry Anderson pour définir une pensé radicale qui n’implique aucune action politique. Sartre réfléchit également sur la subjectivité et l’engagement individuel dans le processus révolutionnaire. Il écrit des biographies, comme les historiens qui étudient des personnages de la Révolution russe (Isaac Deutcher, Jean-Jacques Marie, Pierre Broué, Tony Cliff). Sartre permet de penser l’articulation entre l’individu et le collectif.
Sartre se rapproche du PCF car il s’agit du parti du prolétariat et de la classe ouvrière, et non pas en raison d’une attraction pour le totalitarisme. Mais Sartre observe différentes formes d’oppression, contrairement au PCF qui réduit la domination à l’économie capitaliste. Il tente notamment d’articuler l’oppression raciale et l’oppression de classe. Il observe également la domination subit par les homosexuels.
Sartre réfléchit sur le rapport entre la fin et les moyens dans le processus révolutionnaire. Il continue à penser un dépassement du capitalisme par le socialisme pour éviter la barbarie. Ian Birchall souligne les erreurs de jugements de Sartre sur l’URSS. Mais il évoque son engagement contre le colonialisme.
Une pensée vivante
Emmanuel Barot a coordonné un ouvrage sur Sartre et le marxisme. Le célèbre philosophe dialogue avec le communisme, le trotskysme et le maoïsme. La théorie s’accompagne de la pratique et de l’engagement organisé. Sartre s’intéresse à la Révolution française et à la révolution russe. Il considère l’URSS comme un régime socialiste qui a dégénéré. Cette analyse, qui la rapproche de Trotsky, le conduit à s’engager paradoxalement au PCF.
Sartre discute les idées d’Altusser, de Lukacs et de Lefebvre. Un débat sur l’aliénation l’oppose à Henri Lefebvre. Sartre se confronte également à Franz Fanon par rapport aux mouvements d’émancipation coloniale. Sartre s’interroge sur les notions d’idéologie et d’aliénation. Il tente d’analyse un sujet révolutionnaire collectif. Penser un sujet collectif demeure un enjeu actuel. Sartre s’attache à un sujet hybride, avec une unité dans l’action malgré une diversité préservée.
En revanche Sartre semble peu s’intéresser à l’économie politique. Emmanuel Barot souligne très justement l’abscence de dialogue entre les analyses des économistes marxistes et celles des philosophes.
En finir avec les stalinismes
Karl Korsh et Georg Lukacs, marxistes hétérodoxes, adoptent des trajectoires politiques différentes. Lukacs rentre dans le rang et rallie la IIIème Internationale bolchévique. En revanche, Karl Korch radicalise son anti-léninisme pour se rapprocher des idées libertaires. Sartre peut se montrer, selon les contextes, très orthodoxe ou opposionnel voire non marxiste. « Il n’y a pas des intellectuels et des masses, il y a des gens qui veulent des choses et ils sont tous égaux » affirme Sartre. Certains aspects de sa philosophie peuvent donc permettre de critiquer la forme bolchévique du parti et de l’avant-garde intellectuelle. Mais Sartre s’attache à soutenir le PCF qui semble pouvoir faire vaciller l’ordre établi. Cependant, il rompt avec le Parti en 1956 lorsque l’armée rouge massacre les révoltes ouvrières en Hongrie.
Emmanuel Barot évoque le Front de gauche comme force politique actuelle. Cependant, les partis ne sont que des vieilleries bureaucratiques qui n’ont jamais impulsé la moindre lutte et encore moins favorisé des soulèvements révolutionnaires. Aujourd’hui, l’opposition au capitalisme passe davantage par des assemblées comme en Espagne, en Grèce ou aux Etats-Unis que par une bureaucratie vermoulue.
Les réflexions de Ian Birchall et d’Emmanuel Barot permettent de rédécouvrir les idées de Sartre pour repenser les enjeux politiques actuels. Surtout, la théorie ne se conçoit pas comme une pure spéculation philosophique et intellectuelle mais, au contraire, s’enracine dans une pratique de lutte. La pensée de Sartre permet également d’enrichir le marxisme critique, contre l’orthodoxie bolchévique.
Cependant, si l'apport de Sartre permet d'enrichir et de renouveller la pensée marxiste, il n'est pourtant pas le théoricien le plus original malgré sa notoriété, comme le souligne Frédéric Thomas. Le renouveau du marxisme provient surtout de courants libertaires, comme Socialisme ou Barbarie ou les situationnistes, ou de la pensée hétérodoxe du sociologue Henri Lefebvre. Ses réflexions ne sont pas les plus pertinentes pour comprendre la réalité sociale de son époque et Cornélius Castoriadis résume sa pensée comme "l'adoration du fait accompli". Pourtant, la revue Les Temps modernes permet de développer un dialogue constant avec les différents courants du mouvement révolutionnaire. Surtout, la figure de Sartre demeure associée à l'articulation entre la théorie et la pratique. La réflexion philosophique s'accompagne de la nécéssité de transformer radicalement le monde.
Source: Séminaire Marx au XXIème siècle, samedi 22 octobre 2011 avec Ian Birchall et Emmanuel Barrot
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Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire
Congédier la gauche (de gauche)
Marion Rousset, "Le retour de Sartre", Regards, 26 septembre 2011
Le carnet du Sophiapol, Podcasts "Situations de Sartre", mai 2011
Site du Groupe d'études sartriennes, avec les sons des différents colloques
Revue web Sens Public, Dossier "Sartre: philosophie, littérature, politique", 11 avril 2008