L’insurrection des Asturies en 1934
Publié le 21 Octobre 2021
L’insurrection des Asturies de 1934 reste un moment incontournable de l’histoire du mouvement ouvrier, souvent comparé à la Commune de Paris. Cette révolte devient emblématique en 1934. Sur le moment, elle inspire de nombreuses publications et même une pièce de théâtre d’Albert Camus. Mais l’insurrection des Asturies sombre rapidement dans l’oubli. Les écrits qui évoquent ce soulèvement restent peu nombreux en français. En revanche, la littérature hispanophone semble prolifique. Tous les courants politiques délivrent leurs analyses sur la révolte des Asturies qui devient incontournable.
Ignacio Díaz propose une bonne synthèse de cette littérature. Il s’appuie également sur une importante documentation avec des tracts, des affiches et des communiqués. Son récit propose également une immersion dans cette insurrection, aux côtés des mineurs en armes. Mais il développe également un regard subjectif. La révolte de 1934 reste un enjeu mémoriel central dans la région des Asturies qui subit la désindustrialisation. Ce moment reste lié à l’histoire du bassin minier. Le livre d’Ignacio Díaz sur cette grève générale insurrectionnelle est traduit sous le titre Asturies 1934. Une révolution sans chefs.
Pratiques de lutte en Asturies
La révolte de 1934 semble largement spontanée. Elle découle de l’histoire des luttes ouvrières dans la région des Asturies. « L’insurrection d’octobre ne fut ni l’accomplissement du destin d’un quelconque leader ni le résultat d’une idéologie appliquée. Elle fut plutôt la conséquence naturelle d’un processus de radicalisation de la classe ouvrière asturienne frustrée par le peu de succès de ses dirigeants réformistes », souligne Ignacio Díaz. Les bureaucrates politiques et syndicaux imposent une tendance réformiste. Mais les mineurs des Asturies s’appuient sur une solide solidarité de classe. Ils n’hésitent pas à sacrifier le confort personnel pour défendre les intérêts collectifs. Ils ne cessent de s’opposer aux contrats individuels, aux baisses de salaires et à l’intensification des tâches. Les nombreuses grèves forgent la conscience de classe et la combativité.
Les ouvriers asturiens possèdent des petites propriétés agricoles. Ce qui développe une mentalité conservatrice et une opposition au collectivisme. Néanmoins, les travailleurs semblent plus indépendants et détachés de leur travail. Cultiver la terre exprime également une forme de résistance au salariat. Des grèves éclatent dans le bassin minier en 1881, en 1887, en 1897 et 1898. Ces conflits semblent largement spontanés et permettent de faire émerger des pratiques d’auto-organisation. Les syndicats sont alors peu développés.
En 1901, une grève se propage dans plusieurs secteurs de la classe ouvrière de Gijon. Les autorités mettent à la disposition du patronat une section de gardes civils. Ils déplacent également des travailleurs d’autres régions espagnoles pour briser la grève. Finalement, les ouvriers finissent par reprendre le travail. Mais cette défaite importante n’empêche pas de nouvelles luttes victorieuses. En novembre 1905, une grande grève éclate depuis la fabrique de Mieres. Mais l’entreprise décide de licencier les ouvriers les plus rebelles et réfractaires à l’ordre patronal. Des conflits plus locaux et limités éclatent avec seize grèves dans les Asturies entre 1905 et 1909.
Syndicalisme et République
En 1910 est créé le Syndicat des ouvriers mineurs des Asturies (SOMA), fédéré à la centrale socialiste de l’UGT. De nouvelles grèves éclatent, y compris pendant la Première Guerre mondiale. Néanmoins, le Syndicat mineur subit une bureaucratisation. Ses cadres dirigeants ne fréquentent plus la mine et délaissent l’impératif de la lutte des classes. « C’est une constante historique : quelles que soient les conditions concrètes où cela se manifeste, le syndicalisme implique en parallèle la négation de toute perspective autonome des travailleurs et sa soumission aux nécessités capitalistes, tout cela en échange de misérables augmentations salariales ou de concessions marginales », analyse Ignacio Díaz. Néanmoins, la direction syndicale ne parvient pas à brider la combativité ouvrière.
En 1926, la dictature de Primo de Rivera impose des comités mixtes paritaires. Les patrons et les syndicats doivent discuter dans un esprit nationaliste de collaboration de classe. En 1927, le gouvernement décide de rétablir la journée de huit heures. Les mineurs asturiens se lancent dans une grève contre les accords signés par leur syndicat. « Une fois de plus, les mineurs ont été obligés d’affronter un triple ennemi : l’Etat, le patronat et le syndicat, liés dans la défense de leurs intérêts propres, contraires, on le constate, à ceux des travailleurs », observe Ignacio Díaz. Avec la décomposition de la monarchie, le syndicat se rapproche de la bourgeoisie républicaine.
La République autorise davantage la liberté syndicale. Le Syndicat unique mineur (SUM), qui regroupe des anarchistes et des communistes, devient légal. Le SOMA continue sa politique de négociation pour éviter les grèves. Mais le gouvernement conservateur refuse de prendre en compte les revendications sociales. Il impose même des lois sécuritaires. En 1931, le SUM lance une grève générale. Mais le SOMA refuse de suivre le mouvement. Des affrontements éclatent entre grévistes et non grévistes. Le prolétariat se divise. Le SUM négocie comme un syndicat réformiste, à travers un délégué de la CNT qui rencontre le gouvernement. Une nouvelle grève importante éclate en 1933. Mais la situation semble complexe. Le SOMA collabore avec le gouvernement et appelle au civisme républicain contre la conflictualité sociale. Les staliniens forment leur propre syndicat sectaire et la classe ouvrière semble particulièrement divisée.
Alliance ouvrière
Le syndicat socialiste de l’UGT reste particulièrement puissant dans les Asturies. Mais sa direction qui valorise la collaboration de classe semble éloignée des intérêts de sa base ouvrière. L’UGT est surtout implanté dans les mines, le principal secteur économique de la région. Ensuite, les jeunesses socialistes semblent se tourner vers des idées révolutionnaires. La CNT semble bien implantée dans la construction et la métallurgie. Les anarchistes de la CNT-FAI multiplient les tentatives d’insurrections ratées. Cette « gymnastique révolutionnaire » repose sur l’activisme minoritaire et sectaire. Au contraire, la CNT asturienne privilégie l’unité ouvrière et décide d’agir avec l’UGT pour construire de puissants mouvements de grève. Le Parti communiste espagnol (PCE), d’inspiration stalinienne, reste sectaire et groupusculaire. En revanche, un courant communiste anti-stalinien se forme avec le Bloc ouvrier et paysan (BOC).
L’Alliance ouvrière est lancée en Catalogne par le BOC. Ce parti, bien que dissident du stalinisme, reste avant-gardiste. Il entend placer sous sa direction ce front ouvrier. La défense de la République et des libertés bourgeoises face au fascisme reste le socle politique unitaire. Ce qui vise à recruter des anarcho-syndicalistes sur la base d’un antifascisme bourgeois. L’Alliance ouvrière asturienne permet aux ouvriers de l’UGT de se rapprocher de la CNT. Les mineurs pensent que cette alliance peut favoriser les pratiques de grèves et d’action directe contre la ligne imposée par leurs dirigeants syndicaux. Cette Alliance ouvrière doit permettre de rompre avec la bourgeoisie et la collaboration de classe. Mais cette organisation se construit au sommet, pilotée par des bureaucrates qui disent préparer une insurrection pour mieux justifier leur inaction. L’Alliance doit permettre de canaliser la classe ouvrière à travers la promesse lointaine d’une insurrection.
Mais ce sont les ouvriers qui décident de lancer une grève insurrectionnelle, sans consignes ni ordres. Ils s’organisent à travers des comités de base et des assemblées dans des formes d’auto-organisation. « Ainsi, ce fut une nécessité pratique, et non une influence idéologique qui donna naissance à la formation d’une assemblée souveraine de travailleurs armés, à l’instar de tout ce qui s’est produit dans toute révolution prolétarienne », souligne Ignacio Díaz.
Insurrection ouvrière
L’unité de la classe ouvrière se construit dans la lutte. Le mépris de la légalité et le goût de l’action directe se vivent au quotidien. Rosa Luxemburg insiste sur la grève de masse pour diffuser la conscience révolutionnaire et des pratiques de lutte. « Contrairement à la conception timorée des bureaucrates (leur ayant été, en tout temps consubstantielle), à chaque nouvelle lutte, les travailleurs favorisent en réalité une accumulation de ces mêmes forces », observe Ignacio Díaz. Durant l’année 1934, de nombreuses grèves éclatent. Les conflits dans les entreprises s’élargissent à d’autres secteurs de manière spontanée. Les socialistes et les anarchistes organisent des milices armées. Mais les ouvriers doivent se procurer leurs armes par eux-mêmes. L’insurrection semble mal préparée.
L’insurrection est déclenchée avec l’attaque d’une quarantaine de casernes à coups de dynamite. Les armureries sont dévalisées et les vigiles des entreprises minières désarmés. Les prolétaires prennent les mairies d’assaut et brûlent les registres de propriété. La collectivisation des moyens de production est proclamée et des assemblées se forment pour réorganiser l’économie. Les révolutionnaires attaquent Oviedo. Ils s’emparent du dépôt de locomotives, de la caserne de sécurité publique et de la radio. Les dynamiteurs ouvrent la voie. Les affrontements se succèdent et les attaques se multiplient. Mais les révolutionnaires ne pensent pas à s’emparer de la fabrique d’armes.
Cependant, les dirigeants du Comité révolutionnaire décident de mettre un terme à la lutte. Même les anarchistes font le choix de la défaite. Néanmoins, les ouvriers, toutes tendances confondues, décident de poursuivre le combat. Après la fuite des chefs, les ouvriers lancent un nouveau Comité révolutionnaire qui repose sur la coordination des assemblées locales. « Désabusés par leurs organisations et leurs chefs, les travailleurs se voient obligés de recourir à l'auto-organisation pour poursuivre la lutte », souligne Ignacio Díaz. Néanmoins, malgré leur courage et leur détermination, les ouvriers ne disposent pas de suffisamment d’armes et de munitions pour remporter le combat.
Révolution sans chefs
Ignacio Díaz propose une description de cette « révolution sans chefs ». Si cette insurrection ouvrière se déclenche de manière spontanée, elle découle également d’un contexte. Dans les Asturies se développe des pratiques de lutte. L’action directe, y compris à la dynamite, et la solidarité de classe se propagent. Ignacio Díaz reprend pertinemment les analyses de Rosa Luxemburg et de la gauche germano-hollandaise qui insistent sur l’importance des grèves et de la lutte des classes pour forger une conscience révolutionnaire. L’insurrection de 1934 apparaît comme l’aboutissement de plusieurs décennies de luttes qui ont façonné un prolétariat particulièrement combatif et révolutionnaire. Ignacio Díaz montre également que les ouvriers accordent une confiance très modérée dans leurs syndicats et leurs dirigeants. Les insurgés finissent par créer leurs propres structures d’auto-organisation dans une démarche d’autonomie ouvrière.
La révolte des Asturies reste associée à cette fameuse Alliance ouvrière, avec un cartel des syndicats et des partis politiques. Gauchistes et trotskistes de tout poil ne cessent de fantasmer sur ce « front unique ouvrier ». Socialistes, communistes, anarchistes et obédiences plus marginales unies main dans la main deviennent la recette miracle pour conduire la révolution. Ignacio Díaz égratigne ce mythe. L’Alliance ouvrière risque de glisser vers le plus petit dénominateur commun en termes de revendications. C’est donc l’antifascisme et la défense de la République qui deviennent le socle commun. Les perspectives révolutionnaires doivent se dissoudre sans remous dans l’unité la plus spongieuse.
Mais les Asturies offrent une autre conception du front unique. L’Alliance ouvrière ne se construit pas uniquement depuis le sommet, mais se développe surtout à la base. Les ouvriers socialistes veulent se rapprocher des anarchistes pour construire un mouvement de grève massif. C’est dans les pratiques de lutte, la solidarité de classe et l’action directe que se dessine l’unité ouvrière. Anarchistes et socialistes finissent par se rejoindre au cœur de l’insurrection alors que leurs chefs respectifs ont déjà abandonné la lutte.
Un texte en annexe, intitulé « Vive la dynamique révolutionnaire », évoque les limites de l’insurrection des Asturies. Cette révolution de 1934 ne parvient pas à s’élargir au-delà de quelques régions. Dans la Catalogne libertaire, contrôlée par les anarcho-syndicalistes de la CNT, aucune tentative de grève insurrectionnelle n’émerge à ce moment. Les anarchistes privilégient l’action sectaire et minoritaire plutôt que de joindre à une grève insurrectionnelle de masse. L’isolement de la révolte des Asturies facilite la répression par les troupes de Franco.
Source : Ignacio Díaz, Asturies 1934. Une révolution sans chefs, traduit par Pierre-Jean Bourgeat, Smolny, 2021
Extrait publié sur le site La Voie du jaguar
Extrait publié sur le site Dans l'herbe tendre
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Pour aller plus loin :
Eduardo González Calleja, La violence sous la Seconde République espagnole. Une question politique, publié dans la revue Vingtième Siècle N° 127 en 2015
1934-10 L’insurrection des Asturies, publié sur le site La Bataille socialiste
Grégoire Mariman, Lire : Asturies octobre 1934, une révolution inconnue, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 1er février 2010
Octobre 1934 en Espagne : la révolution manquée, publié sur le site Matière et Révolution le 24 février 2018
Victor Arrogant, Octobre révolutionnaire. La révolution de 1934, publié sur le site du NPA 29 le 6 octobre 2020
Antoine (Montpellier), Lectures de l'été. 1934 : La Révolution asturienne, publié sur son blog sur Mediapart le 26 juillet 2012
Jacques Muller, Octobre 1934 : la Commune des Asturies, publié sur le site du journal Lutte Ouvrière le 29 septembre 2004
Les Asturies 1934 : l’autre révolution d’octobre, publié sur le site Marseille Infos Autonomes le 26 novembre 2015
Daniel Pérez Zapico, L'électricité à Gijón Contrôle stratégique, conflit social et rhétoriques de la violence (1880-1934), publié dans la revue Écologie & politique N°49 en 2014