Les sociétés pirates à Madagascar
Publié le 19 Décembre 2019
Les royaumes pirates ne se réduisent pas à un simple mythe pour enfants. Cependant, à partir des textes d’époque, il semble difficile de distinguer la légende de la réalité historique. A partir de la fin du XVIIe siècle, sur la côte orientale de Madagascar, s’installent des rois pirates légendaires. Des récits évoquent des atrocités, mais aussi des utopies pirates. Il reste difficile de distinguer le vrai du faux.
L’Histoire générale des plus fameux pirates, parue en 1726, évoque une expérience utopique à Madagascar. Libertalia est décrite comme une communauté égalitaire, dans laquelle l’esclavage est aboli et tous les biens sont mis en commun et administrés démocratiquement. Les historiens ne trouvent pas de traces archéologiques de ce récit. Néanmoins, des expériences sociales ont bien existé sur la côte malgache. Les pirates expérimentent une nouvelle forme de prise de décision et de partage de la propriété.
Les pirates incarnent une vision radicale de la liberté. L’historien Marcus Rediker décrit ce « prolétariat de l’Atlantique ». Les pirates refusent la discipline du travail qui s’impose dans les plantations et les navires. Ils vivent de pillage et dépensent immédiatement leur butin plutôt que de l’accumuler. Au-delà du mythe, le récit de Libertalia s’appuie sur la réalité historique de l'expérimentation des communautés utopiques.
Des soulèvements sociaux à Madagascar permettent la création de la communauté de betsimisaraka qui s’inspire des pratiques égalitaire des pirates. Le capitaine d’un navire est désigné par son équipage mais peut aussi être révoqué au moment des assemblées. Ces pratiques se diffusent à Madagascar. Ces mythes démocratiques voire libertaires influencent également les philosophes des Lumières. L’anthropologue David Graeber explore cet univers dans le livre Les pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia.
Les pirates incarnent une culture rebelle dans l’imaginaire populaire. Mais il semble important de se pencher sur cette réalité historique. Les pirates sont des mutins qui refusent la discipline des navires. L’équipage pourchassé hisse alors le drapeau à tête de mort de la flibuste, le « Jolly Roger ».
L’océan atlantique devient le terrain de chasse des pirates qui attaquent les bateaux venus du Nouveau Monde. Ces premiers vaisseaux marchands transportent les richesses de l’Amérique latine ou les produits de l’économie de plantation. Des épices, des soieries et des métaux précieux deviennent des butins alléchants. Madagascar devient une base de repli idéale. Ce territoire n’est pas administré par un royaume occidental. Ce comptoir abrite les flibustiers et les fugitifs de toute sorte.
Johnson, dans son Histoire générale des pirates, décrit la colonie du pirate North. Une forme originale de justice s’y déroule pour éviter les conflits. Le plaignant et l’accusé sont tous les deux bannis. Ils doivent se réconcilier et surmonter leurs ressentiments pour être à nouveau admis dans la communauté. Cette forme de justice égalitaire, qui tient de la réalité ou de la légende, influence les voisins malgaches. L’arrivée des pirates et la découverte de leur forme d’organisation égalitaire déclenche un désir de changement de société dans la jeunesse de Madagascar. « Cette succession de bouleversement engendra finalement la société betsimisaraka telle qu’elle existe encore de nos jours », décrit David Graeber.
La population malgache reste attachée à la liberté sexuelle. Elle se distingue des populations musulmanes et chrétiennes qui viennent s’installer à Madagascar. Les Zafy Ibrahim influencent la confédération betsimisaraka à travers une spiritualité et un mode de vie original. « De toutes les ethnies de Madagascar, les Betsimisaraka sont renommés non seulement pour leur égalitarisme et leur résistance à l’autorité centrale, mais aussi pour leur penchant pour les spéculations philosophiques et cosmologiques », précise David Graeber.
Mais les Zafy Ibrahim imposent un contrôle patriarcal sur la sexualité des femmes. Les « libertines » sont punies par la mort. Pourtant, les Zafy Ibrahim finissent par abandonner leur jalousie puritaine et s’adaptent à la tolérance sexuelle des Malgaches. La société betsimisaraka permet les mariages forcés des jeunes femmes esclaves. Mais l’arrivée des pirates secoue le cadre patriarcal. Les flibustiers ont l’habitude de fréquenter plusieurs femmes. Mais leurs concubines peuvent également avoir d’autres amants si les pirates les délaissent.
Les idées des Lumières sont associées à l’Europe et à l’Occident. Mais, leur mise en pratique se développe déjà du côté de Madagascar. La création de la confédération betsimisaraka est évoquée dans des légendes. Mais, si sa réalité historique reste méconnue, des récits évoquent son existence. Cette société a probablement existé. « Il n’y aurait rien de surprenant à ce que les jeunes gens qui semblent avoir joué un rôle central, tant dans sa conception que dans sa création, prissent pour modèles le fonctionnement des vaisseaux pirates et le mode d’organisation propre aux pirates », estime David Graeber.
Cette société apparaît également comme le métissage de la culture malgache avec les pratiques des pirates. Ce mélange permet une forme de synthèse politique. L’historien Kevin McDonald décrit « une culture hybride, mêlant les rites et rituels des boucaniers des Caraïbes aux coutumes et traits culturels des peuples malgaches de la côte ».
Les débats qui permettent l’émergence de la philosophie des Lumières ne se cantonnent pas au petit milieu intellectuel de la bourgeoisie émergente. « Les mondes maritimes de l’Atlantique, du Pacifique et de l’océan Indien jouèrent un rôle de premier plan dans cette extension du domaine de la raison, car ce fut, sans aucun doute, à bord des navires et dans les villes portuaires que les conversations les plus animées eurent lieu », décrit David Graeber.
Madagascar abrite un mélange de cultures. Pendant des milliers d’années, les voyageurs étrangers arrivent l’île et s’intègrent à la société locale. Les immigrés apportent également leur spécificité culturelle. Des voyageurs discutent avec les flibustiers. Ils échangent avec eux des récits et des souvenirs. Ils recueillent leurs opinions sur l’argent, la loi, l’amour, la politique et la religion. « Ils eurent aussi maintes occasions d’observer les usages et le mode de vie des pirates », souligne David Graeber. Ils remarquent un mode démocratique de prise de décision qui influence les discussions intellectuelles.
Anthropologie des sociétés pirates
Le livre de David Graeber permet de découvrir les aspects méconnus de la piraterie. Les flibustiers sont souvent associés au pillage et à la destruction. Un peu moins à la création de sociétés nouvelles. David Graeber, comme les historiens de la piraterie, insiste sur les limites des sources. Il s’appuie sur des récits plus ou moins légendaires et difficiles à vérifier. La réalité se confond avec les mythes. Surtout que les pirates sont les premiers à nourrir leur propre légende.
David Graeber propose une thèse audacieuse qui vise à éclairer l’histoire des idées. Il estime que les sociétés pirates ont influencé la philosophie des Lumières. Ce qui n’est pas improbable. Surtout, l’anthropologue ancre la circulation des idées dans des pratiques sociales. Les philosophies, les idéaux de liberté et d’égalité, ne naviguent pas dans le ciel des idées. Ces concepts reposent sur une réalité de pratiques et de luttes. Les pirates, comme d’autres formes de révolte sociale voire de banditisme, nourrissent la réflexion intellectuelle et la philosophie des Lumières. Les pirates s’opposent aux lois mais aussi aux normes sociales imposés par les monarchies européennes.
Cependant, David Graeber conserve un regard d’anthropologue dans sa description des pirates de Madagascar. Il insiste sur l’importance des rituels. Il évoque à juste titre le mélange des cultures sur cette île qui accueille des voyageurs de tous horizons. En revanche, il est possible de préférer le tranchant de l’analyse d’un Marcus Rediker. L’historien insiste davantage sur la lutte des classes. Les pirates ne sont pas uniquement des aventuriers en quête de voyages et d’utopies. Ce sont des prolétaires qui s’attaquent aux navires marchands avant tout pour survivre.
La philosophie des Lumières peut être critiquée pour son ethnocentrisme. Mais aussi pour sa dimension abstraite qui élude la lutte des classes et les conflits entre différents intérêts matériels. David Graeber reproduit un peu trop ce travers dans son regard sur les pirates. Les flibustiers sont effectivement portés par des idéaux de démocratie. Mais ils expriment surtout une solidarité de classe entre « frères de la côte ». Ce sont des mutins qui refusent de revivre les hiérarchies qui existent sur les navires marchands. Les pirates portent évidemment des idées nouvelles, en rupture avec l’ordre monarchiste. Mais ce sont avant tout des prolétaires en lutte.
Source : David Graeber, Les pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia, traduit par Philippe Mortimer, Libertalia, 2019
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