Rap, littérature et critique sociale

Publié le 5 Février 2017

Rap, littérature et critique sociale
Le rap français permet de renouveler le langage et l'imaginaire. Sa créativité exprime également une critique sociale.

 

 

Le rap français reste mal déconsidéré. Les professeurs de lettres et autres intellectuels à la Alain Finkielkraut ne cessent de vomir les textes de rap accusés de mutiler la langue française classique. Cette musique heurte la culture traditionnelle. Les politiques et les médias accusent également le rap d’empêcher l’intégration des jeunes des cités dans la société française.

 

Bettina Ghio adopte la démarche inverse dans le livre Sans fautes de frappe. Elle estime que le rap permet de renouer avec le plaisir du texte et de l’écriture. Elle entend du rap, mais elle s’y intéresse vraiment à partir de 2005. « Mais cette année-là, marquée par les émeutes des quartiers populaires, j’ai vécu une puissante expérience esthétique au contact de cette musique : le bruit que j’entendais auparavant est devenu du sens, des textes, des rimes, des figures de style, des voix fortes », décrit Bettina Ghio. Le rap ne se contente pas d’évoquer les problèmes des quartiers populaires et les violences policières. Cette musique porte un véritable style littéraire.

 

 

                                    Sans fautes de frappe

 

Rap et culture française

 

 

Le rap est souvent réduit à une simple contre-culture inspirée du hip hop américain. Pourtant, le rap est loin de s’enfermer dans un ghetto culturel et puise son inspiration dans diverses sources. « Car les références ne renvoient pas exclusivement au monde "déviant" de la banlieue populaire, mais tout autant de la culture hexagonale de masse, comme la chanson ou le cinéma, à l’école et contre toute attente, à la littérature », observe Bettina Ghio. MC Solaar, rappeur calme et pacifiste, se réfère souvent à la littérature française. Mais même Ministère A.M.E.R évoque la culture scolaire.

 

Le quotidien actuel des jeunes des quartiers populaires est parfois évoqué à travers le roman Les Misérables de Victor Hugo. Ce livre permet d’évoquer la marginalité et la discrimination. Les personnages de Gavroche ou de Jean Valjean reviennent dans plusieurs textes de rap. Même le rappeur commercial Booba semble pétrit de culture française classique. « Sur le plus haut trône du monde, on est jamais assis que sur son boule », chante Booba qui ne fait que reprendre Montaigne.

 

Cyrano de Bergerac, qui s’impose par sa virtuosité verbale, devient un personnage littéraire de référence. Il cultive un art de déplaire qui inspire Khool Shen, mais aussi Casey. Dans « Tragédie d’une trajectoire », elle assume sa misanthropie liée à un racisme subit durant sa jeunesse. Surtout, le duel verbal se confond avec la joute physique chez Cyrano. Le rap compare souvent les mots à des balles ou des armes à feu.

Les clash et les battle permettent à des jeunes des ghettos noirs des Etats-Unis de s’affronter à coups de punchlines et de textes chocs. « Ce sont des rimes qui vise un effet de surprise ou d’efficacité rhétorique très fort pour recueillir l’admiration du public », décrit Bettina Ghio. L’improvisation doit associer des mots et des sons. Elle doit respecter une mesure de battements par minute. L’art de conclure par un bon mot se retrouve autant dans cette culture que chez Cyrano. Oxmo Puccino semble particulièrement attaché à ce personnage littéraire.

 

 

Thomas Ravier, dans la Nouvelle revue française, compare l’écriture de Céline et le rap. L’écrivain introduit la langue parlée dans la littérature et s’exprime par scansions. La colère et la bile de haine de Céline n’épargne personne. Ce qui le vaut d’être comparé à Booba. Après les émeutes de 2005, le rap n’hésite plus à dénoncer la France et son Etat. « La France est une garce », chante Monsieur R. Céline exprime également la détestation de la France. « Le ton accusateur de Céline la rend coupable également des violences de la colonisation et des abus de l’industrialisation comme le travail aliéné et le réservoir de la main d’œuvre en banlieue », précise Bettina Ghio. Mais Céline dégage un dégoût mortifère. Le rap exprime davantage un désespoir.

 

Le rap s’appuie également sur la chanson française. Des morceaux permettent le détournement de textes, à travers les samples. Des extraits d’une chanson française sont repris dans un morceau de rap, souvent de manière ironique. Ensuite, le rap permet des reprise de titres classiques de manière actualisée. Oxmo Puccino reprend des chansons de Jacques Brel.

 

L’attaque et la moquerie de la police s’inscrit également dans une tradition française, du théâtre de Guignol aux chansons de Brassens. NTM, dans « Police », se moque de l’institution policière qui se réduit à une « machine matrice d’écervelés mandatés par la justice ». Dans « La fièvre » NTM évoque la routine des contrôles de police qui fait rater un rendez-vous. Cette haine des autorités policières s’inscrit dans la tradition du gendarmicide qui valorise l’affrontement avec la police, jusqu’à l’assassinat.

 
 

             
              CASEY "Ennemi de l'ordre" Live par beleck33

 

Rap et critique sociale

 

 

Le rap s’inscrit dans le contexte de la banlieue et des cités HLM. Ce décor est évoqué de manière littéraire, comme dans les romans noirs. Le rap insiste également sur la saleté et la misère qui caractérisent la banlieue. « Tous ces textes insistent de façon récurrente sur l’insalubrité, le bruit, les odeurs infectes ainsi que sur tout aspect lié à la hideur des sites qui résultent de la précarité et de la promiscuité de la vie quotidienne », observe Bettina Ghio.

 

Le délabrement et l’étroitesse des logements dans les cités HLM permettent des comparaisons avec la prison et l’univers carcéral. Le rap adopte un regard critique sur la politique, notamment sur le refus de rénover les logements. Les émeutes sont également évoquées. Le rap propose des témoignages sur la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Les parcours difficiles sont également évoqués : échec solaire, délinquance, drogue et prison.

 

Le rap attaque l’institution policière. NTM, dans « Police » dénonce les contrôles d’identité à répétition. Ministère A.M.E.R, dans « Garde à vue » décrit une arrestation arbitraire suivie de violences dans le commissariat. « Les mêmes éléments sont récurrents : la façon d’agir quotidienne de la police, l’arbitraire, voire la gratuité, des interpellations et des détentions, des allégations racistes et tes excès par la violence, tant physique que verbale », analyse Bettina Ghio. L’appareil policier entretient la violence et la haine sociale.

 

 

Le néopolar français évoque les problèmes sociaux. Cette littérature adopte des métaphores et comparaisons qui traitent la police de la manière que le rap. Mohamed Razane, dans Dit violent, critique le système judiciaire qui criminalise les classes populaires. Dominique Manotti décrit les pratiques de la brigade anti-criminalité, souvent violente et illégale. Elle décrit la stratégie sécuritaire d’occupation du territoire par la police.

 

Le rap de Casey montre la criminalisation des classes populaires, notamment dans « Ennemi de l’ordre ». La Rumeur, dans « Qui ça étonne encore ? », évoque les violences policières et leur impunité pour expliquer les émeutes de 2005. Casey, dans « Quand les banlieusards sortent » évoque même une émeute en train de se produire, avec la panique des autorités. La Rumeur évoque davantage le désir de révolte avec « On frappera ».

 

  

 

Littérature et récupération

 

 

Le livre de Bettina Ghio propose un rapprochement pertinent entre le rap et la littérature. La comparaison entre les textes de rap et le roman noir semble particulièrement éclairante. Cette approche permet également de souligner la créativité d’un style culturel. NTM évoque ce plaisir ludique de jouer avec les mots dans « Je rap ». Le goût pour la réappropriation de langage est également évoqué par La Rumeur.

 

Bettina Ghio permet également de faire revivre en creux tout une contre-culture, un univers qui semble disparu. Le rap des années 1990 est aujourd’hui devenu une référence. Bettina Ghio connaît bien tous les classiques, de NTM jusqu’à Casey. Elle se focalise sur un rap exigeant éloigné de la bouillie commerciale servie sur Skyrock. Les citations d’extraits de rap permet de faire revivre cette contre-culture créative et critique.

 

Bettina Ghio se révèle moins captivante lorsqu’elle privilégie le simple exercice littéraire. Elle insiste sur la qualité du rap au niveau de la forme. Cette démarche comporte plusieurs limites qui ne sont pas analysées. Ce rap littéraire privilégie la forme sur le fond. Les aspects esthétiques masquent le vide du contenu. Mc Solaar ou Booba n’ont, finalement, pas grand chose à exprimer. L’écriture de textes ne part pas d’une révolte, mais d’un désir de reconnaissance.

 

 

Avec la récupération commerciale, c’est la récupération institutionnelle qui menace le rap. Jack Lang a nottamment contribué à introduire la culture hip hop dans les musées et institutions pour mieux désamorcer sa charge critique. Mc Solaar, reconnu par des Victoires de la Musique, incarne cette médiocrité sous couvert poétique. Le rap se soumet à la variété française. Il parvient à devenir une musique sage et docile qui s’intègre bien dans le paysage franchouillard. Même le rap puriste de Casey devient une banale marchandise qui s'intègre finalement dans l'industrie culturelle

 

Cette dérive débouche même vers les bouffonneries d’un Abd Al Malik, également présent dans le livre. Ce bon élève du crétinisme médiatique se revendique même poète pour se démarquer d’une culture rap jugée trop agressive. Il ne dit rien sur les violences policières et sur les conditions de vie dans les quartiers populaires. Il préfère valoriser un intégrisme musulman qui prêche la pacification et la soumission aux institutions.

 

Mais le livre de Bettina Ghio permet aussi de valoriser un rap plus tranchant, avec des métaphores acérées pour attaquer l’ordre social. Le meilleur rap surgit lorsque le plaisir du style accompagne la révolte.

 

 

Source : Bettina Ghio, Sans fautes de frappe. Rap et littérature, Le mot et le reste, 2016

Extrait publié sur le site de la revue Contretemps

 

 

Pour aller plus loin :
Vidéo : "Emeute et rap", émission Tracks diffusée sur Arte
Vidéo : Rencontre avec la rappeuse Casey, conférence enregistrée à l'Ecole Normale Supérieure le 24 mars 2016
Vidéo : Le club 28' revisite l'actualité de la semaine, diffusée sur Arte le 6 janvier 2017
Vidéo : Le rap vient-il toujours de la rue ?, émission diffusée sur France Culture le 21 juin 2016
Conférence-concert : Rap, littérature et poésie … par amour, publiée sur le blog Et si on parlait le 16 juin 2016
Radio : Le hip-hop souffre-t-il d'un délit de sale gueule ?, émission diffusée sur France Culture le 19 mai 2016
 
MON RAP N’EST PAS À VENDRE ?????, publié sur le site Dialectik Musik
Jacques Denis, Rap domestiqué, rap révolté, publié dans le journal Le Monde diplomatique en septembre 2008
Dominic Tardif, Peut-on encore ignorer la concordance de temps entre la littérature et la culture hip-hop ?, publié dans le journal Le Devoir le 21 janvier 2017
Un magnétisme entre rap et langue française ?, publié sur le blog Et si on parlait le 17 janvier 2017
François Chevalier, Compte-rendu publié dans le magazine Télérama publié le 12 décembre 2016
Valentin Chomienne, Le rap, cet art marginal qui fait danser le savoir bourgeois, publié sur le webzine Eclectea le 9 janvier 2017
 
Articles publiés par Bettina Ghio publié sur le site de la revue Contretemps
Articles publiés par Bettina Ghio
Rencontre avec Bettina Ghio : la question de la littérature dans le rap français, publié dans la revue Transitions le 19 novembre 2011
Bettina Ghio, « Le rap français et la langue française : antinomie ou attraction ? », publié dans la revue en ligne Fabula-LhT n° 12 en mai 2014
Bettina Ghio, « Littérature populaire et urgence littéraire : le cas du rap français » , publié dans la revue TRANS n°9 en 2010
Chikako Mori, « L’archipel invisible », publié dans la revue Hommes et migrations en 2012

Publié dans #Contre culture

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