La gauche radicale au Maroc

Publié le 21 Avril 2022

La gauche radicale au Maroc
La vie politique marocaine reste souvent réduite à une monarchie pacifiste et libérale dans un cadre touristique. Pourtant, l'opposition reste domestiquée et réprimée. Ce qui n'empêche pas l'émergence de révoltes spontanées qui font vaciller le pouvoir autoritaire. 

 

Les partis politiques restent particulièrement discrédités au Maroc. Depuis 1997, l’abstention demeure majeure. Mais la politique ne se réduit pas à la monarchie et aux élites. Une véritable opposition politique perdure. Le régime parvient à étouffer et à intégrer la contestation. L’USFP, parti de Mehdi Ben Barka, a longtemps incarné l'opposition à la monarchie avant de devenir un parti gouvernemental. Néanmoins, une gauche radicale parvient à émerger au Maroc.

Mounia Bennani-Chraïbi propose une véritable enquête sociologique sur l’opposition politique au Maroc. Elle s’appuie sur des recherches menées sur la longue durée. Elle a distribué de nombreux questionnaires aux militants des partis et des mouvements sociaux.  Mounia Bennani-Chraïbi présente ses recherches dans le livre Partis politiques et protestations au Maroc.

 

                            Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020)

 

Hassan II et la monarchie

 

La colonisation s’impose comme un « protectorat ». La France s’appuie sur les notables locaux et sur les autorités religieuses pour pacifier le Maroc. Cependant, des révoltes éclatent en 1921 puis en 1926 avec l’insurrection du Rif. D’autres soulèvements sont écrasés par la répression. Le parti nationaliste de l’Istiqlal se développe à partir de 1944. Il vise à unifier la nation marocaine. Cependant, il reste surtout implanté dans les grandes villes et reste peu influent dans les zones rurales.

Le processus d’indépendance s’amorce en 1956. Le roi Mohamed V reste au centre des institutions. Même les nationalistes ne remettent pas en cause l’autorité du commandeur des croyants. Le roi décide également de s’entourer de militants nationalistes. Mais, en 1959, l’Union nationale des forces populaires (UNFP) scissionne avec l’Istiqlal. Ce nouveau parti insiste sur la limitation des pouvoirs royaux.

 

Entre 1956 et 1974, l’Istiqlal, l’UNFP et le Parti communiste marocain (PCM) apparaissent comme des partis de militants. Ils s’inscrivent dans le sillage des luttes sous le Protectorat et à l’aube de l’indépendance. Ils s’appuient sur un important maillage territorial avec de nombreux militants et sympathisants.

Au contraire, des partis de notables s'appuient sur les élites locales pour contrebalancer l’influence électorale prêtée à l’Istiqlal et à l’UNFP. L’Istiqlal apparaît comme un parti de masse hiérarchisé qui défend la religion et la monarchie. L’UNFP comprend surtout des jeunes urbains, des intellectuels et des syndicalistes. Il se tourne vers le socialisme révolutionnaire.

                                           

        [Un défilé de l`ALN à Nador vers 1955. Image de mondeberbere.com]

 

Contestations sociales

 

Une révolte éclate dans le Rif en 1958. Mais le soulèvement est écrasé par les troupes de Mohammed Oufkir, appuyé par des bombardements de l’armée française. Le 22 mars 1965 éclate une grève lycéenne. Le mouvement s’élargit à des revendications sociales et même à la remise en cause de la monarchie. Des barricades sont dressées et des émeutes affrontent les forces de polices. Le général Oufkir réprime la révolte dans le sang à coup de chars d'assaut. Il mitraille la foule depuis un hélicoptère.

Hassan II redoute cette protestation de la jeunesse qui émerge au Maroc et à travers le monde. Il lance un gouvernement d’union nationale et se tourne même vers Mehdi Ben Barka. Mais cette figure de l’opposition est enlevée à Paris. Au début des années 1970, Hassan II échappe à des coups d'État militaires. Il renforce son pouvoir pour étouffer toute opposition. L’UNFP et les groupes marxistes-léninistes sont particulièrement ciblés par la répression.

 

Entre 1976 et 1997, Hassan II renforce son pouvoir. Il éloigne l’armée et la surveille. Driss Bassi devient l’homme des basses manœuvres et de la répression. Dans ce contexte, la politique institutionnelle semble verrouillée. Pourtant, des partis marxistes font le choix de la participation aux élections. La collaboration avec le régime leur autorise à vendre leur journal et à se réunir librement. Ce qui leur permet de bénéficier d’une large influence. Néanmoins, ces militants ne sont pas à l’abri de la censure, de l’autocensure et même de la prison. Mais les dirigeants de l’USFP (UNFP devenue Union socialiste des forces populaires) ne désespèrent pas de transformer le régime de l’intérieur. Même si la scène électorale reste dominée par les « partis administratifs » soumis à la monarchie. Les partis de gauche apparaissent comme une opposition officielle.

Mais la contestation passe aussi par la rue. Le 28 mai 1981, le gouvernement augmente les prix des produits de première nécessité. La CDT, syndicat lié à l’USFP, appelle à la grève le 2 juin. Le 20 juin se développe un important mouvement de grève. Des émeutes éclatent. Mais la répression est sanglante avec une centaine de morts et 8000 arrestations, dont des membres de l’USFP et de la CDT. Le 14 décembre 1990, les syndicats appellent à la grève. Mais ils espèrent encadrer le mouvement et n’organisent pas de manifestation. Pourtant, des chômeurs et travailleurs du secteur informel doivent prendre la rue pour faire grève. Des émeutes éclatent à Fès. Des bâtiments publics, des hôtels de luxe, des banques, des boutiques, des usines sont attaqués. Les mobilisations de 1991 contre la guerre en Irak débouchent vers une critique ouverte du roi. Dans les années 1990 s’ouvre la période de « l’alternance consensuelle » avec des opposants intégrés au gouvernement.

 

    Mouvements sociaux au Maroc: la politique répressive du gouvernement dénoncée

 

Mohamed VI face au 20 février

 

En 1999 s’ouvre le règne de Mohamed VI. Il se veut plus ouvert et libéral. La liberté d’expression semble moins réprimée. Mais le roi continue de concentrer tous les pouvoirs. La scène électorale reste éloignée de la population, malgré la transparence affichée. L’USFP s’effondre en 2007. Sa collaboration avec le régime tranche avec son discours virulent dans l’opposition. Ses compromissions et ses silences face à la répression ciblée le discrédite. L’abstention reflète également le rejet d’une classe politique opportuniste et corrompue.

A partir de 2011, dans le sillage du mouvement du 20 février, la représentation politique devient plus jeune et féminisée. Des quotas sont imposés à la Chambre des représentants. Même si les femmes restent moins nombreuses que dans les assemblées législatives en Algérie et en Tunisie.

                          

Le 20 février 2011, la jeunesse se révolte dans plusieurs localités. Le mouvement n’est pas initié par les forces d’opposition comme les partis ou les syndicats, à l’inverse des événements de 1981 et 1990. Le mouvement du 20 février (M20) devient une coordination nationale décentralisée. Il épouse les diverses configurations locales. Les causes des soulèvements de 2011 sont nombreuses. La crise mondiale du capitalisme, le chômage de la jeunesse diplômée, les nouvelles technologies et la diffusion des images expliquent ces révoltes.

La spontanéité du 20 février s’explique également par un cycle de lutte plus long. Les diplômés chômeurs imposent la revendication du droit au travail. Une Coordination nationale de lutte contre la vie chère se développe dans plusieurs villes. Cette mobilisation permet de fédérer les forces d’oppositions, les associations, les syndicats et les militants de gauche. Les révoltes en Tunisie et en Egypte influencent le 20 février. Les situations semblent comparables. La crise économique et sociale, le chômage des jeunes, la monopolisation du pouvoir et des richesses par le roi et son clan sont remis en cause.

 

         

 

Renouveau contestataire

 

L’appel du 20 février se diffuse dans les réseaux sociaux. L’absence de leadership, de hiérarchie, de centralisation, la spontanéité et la créativité expliquent le succès des révoltes en Tunisie et en Egypte. Les militants des partis et leurs idéologies doivent rester marginaux. « Ce cadrage sous-tend la construction de l’image d’un mouvement "jeune" qui va au-delà des clivages idéologiques et d’une inversion des rôles entre militants aguerris et nouveaux entrants : les leaders d’antan apparaissent comme de simples suiveurs », souligne Mounia Bennani-Chraïbi. Néanmoins, le mouvement du 20 février reprend le langage et les revendications de l’opposition de gauche. Même si les islamistes participent également à la coordination du M20.

Les manifestations semblent importantes, avec une diversité sociale et politique. Le mouvement subit peu de répression. Le discours royal du 9 mars 2011 promet même une réforme constitutionnelle. Cependant, le 13 mars, les manifestations subissent des violences policières. La protestation qui ne se conforme pas au cadre du dispositif de réforme annoncé se heurte à la répression. Néanmoins, les marches du 20 mars et du 24 avril fédèrent une grande partie de la population. Un bouillonnement contestaire s’exprime durant cette période. Marches hebdomadaires, AG, réunions de comités, distributions de tracts, actions pour dénoncer une administration ou se mobiliser pour la libération des prisonniers ponctuent le mouvement. « Sans compter que l’atmosphère d’effervescence des marches crée une quasi-addiction », observe Mounia Bennani-Chraïbi.

Les autorités parviennent à déplacer le débat de la rue vers les institutions. Les partis et les syndicats collaborent à la Commission consultative pour la révision de la constitution. Malgré le boycott des militants du 20 février. Ensuite, les réseaux royalistes tentent de discréditer le mouvement. Les services de sécurité « montent des dossiers » pour infiltrer, acheter, intimider et jouer sur les contradictions internes du mouvement pour briser son unité et ternir son image. Ensuite, le « noyau dur » des militants les plus actifs prennent des décisions en dehors des réunions. Ce qui fragilise l’auto-organisation. Par ailleurs, le mouvement ne parvient pas à s’élargir et à se développer dans de nouveaux quartiers.

 

 

   Manifestation à Rabat le 27 février 2011 pour réclamer des réformes et une nouvelle Constitution

 

Partis et mouvements sociaux

 

Mouna Bennani-Chraïbi propose un livre qui permet de décrire la vie politique au Maroc. Elle éclaire l’histoire à travers les outils des sciences sociales. Elle se penche notamment sur les partis d'opposition. Ce qui permet de comprendre comment la monarchie domestique et émousse la contestation sociale et politique. L’USFP devient le parti incontournable de l’opposition. Mais il s’intègre progressivement dans une logique institutionnelle, avec des élus puis des ministres. Cette démarche permet à l’opposition une relative liberté d’expression. Mais les partis de la gauche radicale en sortent également discrédités auprès de l’ensemble de la population. Ce qui limite fortement leur influence. La monarchie joue habilement avec cette opposition dont les dirigeants peuvent passer d'une cellule de prison à un palais ministériel.

Ce sont évidemment les mouvements sociaux qui font vaciller le régime. Les syndicats appellent à des journées de mobilisation. Surtout, ils peuvent se retrouver débordés lorsque les exploités en colère décident de s’emparer de la rue. Le syndicalisme semble tout aussi corrompu que l’opposition politique. La collaboration avec le régime apparaît comme le seul moyen pour s’exprimer librement. Mais les syndicats doivent alors canaliser la révolte, avec une pacification des grèves et des manifestations. Néanmoins, les bureaucraties syndicales ne sont pas toujours en mesure d'étouffer la spontanéité de la révolte lorsqu’elle prend de l’ampleur. Les mouvements de la jeunesse, depuis les lycées et les universités, parviennent également à faire trembler le pouvoir. Même si la monarchie impose toujours une répression féroce.

 

Le mouvement du 20 février 2011 apparaît comme un tournant majeur. La mobilisation n’est même plus appelée par les syndicats. La gauche radicale ne semble pas comprendre un mouvement qui rejette le folklore idéologique pour favoriser des pratiques d’action directe et d’auto-organisation. Les partis d’opposition semblent également enfermés dans une matrice marxiste-léniniste. Au contraire, le 20 février rejette les organisations hiérarchisées et s’appuie sur des assemblées de base.

Néanmoins, la monarchie parvient à étouffer ce mouvement. La stratégie reste toujours la même pour écraser l’opposition. Avec la répression s’ajoute la logique institutionnelle. Le mouvement délaisse la rue pour se jeter sur les promesses de réformes constitutionnelles. La gauche radicale considère que ce processus institutionnel, pourtant initié par le monarque lui-même, est capable de transformer le régime.

La situation du Maroc peut permettre d’analyser les luttes sociales dans de nombreux pays. La gauche radicale et l’opposition institutionnelle permettent avant tout de jouer le rôle de caution pour permettre à des régimes autoritaires de louer leur pluralisme politique. Ce sont les révoltes spontanées qui ouvrent de nouvelles perspectives et permettent de réels changements.

 

Source : Mounia Bennani-Chraïbi, Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020), Presses universitaires de Rennes, 2021

Extraits publiés sur Openedition

 

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Mounia Bennani-Chraïbi, La monarchie marocaine croit-elle en ses mythes ?, publié sur le site du journal Le Temps le 1 juin 2017

Mounia Bennani-Chraïbi, Propos recueillis à Bouznika par Hamid Barrada, publiés sur le site du journal Jeune Afrique le 3 mars 2009

Mounia Bennani-Chraïbi, Les jeunes Marocains et ailleurs appropriation, fascination et diabolisation, publié sur le site de la revue Pouvoirs n°62 en septembre 1992

Articles de Mounia Bennani-Chraïbi publiés sur le site du portail Cairn

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