Les nouvelles mobilisations sociales
Publié le 28 Avril 2022
En 2011 s’ouvre un nouveau cycle de contestation. Les révoltes dans les pays arabes débouchent vers le mouvement d’occupation des places. Le sentiment commun prime sur l’appartenance idéologique. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes attaque également la démocratie représentative. De nouvelles formes de conflictualité émergent en dehors du monde du travail. Le mouvement #MeToo dénonce les violences faites aux femmes. Le Comité Adama et les luttes de quartiers dénoncent les violences policières. Ces mouvements émergent en dehors des syndicats attachés à des pratiques de délégation et de hiérarchies. Réjane Sénac présente son enquête auprès de 130 militants et militantes dans son livre Radicales et fluides.
Le sentiment d’injustice prime sur le principe de l’égalité. Les activistes s’engagent par rapport à des injustices vécues ou observées et non plus seulement avec une idéologie abstraite. Les principes républicains occultent la réalité des inégalités sociales. Corinne Morel-Darleux estime que le terme d’égalité « a beaucoup gommé dans le discours dominant les rapports de domination qui peuvent exister au sein de la société en termes de classe sociale notamment mais pas seulement ». Les droits de l’homme, qui ont même légitimé la domination coloniale, apparaissent également comme une imposture. Des militantes utilisent les termes de justice sociale ou d’émancipation qui expriment davantage un potentiel transformateur plutôt que le principe creux et consensuel d’égalité.
En revanche, des associations traditionnelles, comme la Ligue des droits de l’homme (LDH) ou SOS Racisme, restent attachées au principe de l’égalité. Saïd Bouamama, cofondateur du Front uni de l’immigration et des quartiers populaires (FUIQP), souligne que le principe d’égalité exprime un refus de la domination. « Conscient des critiques faites envers l’usage du terme d’égalité, il note que cette dernière a été instrumentalisée par des approches réformistes participant de la reproduction des dominations », indique Réjane Sénac. L’histoire des luttes émancipatrices reste portée par un idéal d’égalité. Ensuite, la dignité ou la justice apparaissent comme des objectifs immédiats. Mais il semble important de maintenir un idéal de société égalitaire sans domination.
Intersectionnalité contre les oppressions
Le terme d’intersectionnalité est devenu incontournable dans les mouvements sociaux. Cette expression désigne l’intersection des différentes identités et formes d’oppression. « C’est en particulier la place respective des premièr.e.s concerné.e.s et des allié.e.s dans les mobilisations qui est soulevée », décrit Réjane Sénac. Les associations caritatives comme ATD Quart monde ou Emmaüs tentent de limiter la posture paternaliste. L’éducation populaire s’ouvre également à la tentative de sortir du mépris de classe. Adrien Roux s’inspire des méthodes du community organizing développées par Saul Alinsky. Les premièr.e.s concerné.e.s doivent prendre la parole et même proposer des actions à mener. Alinsky insiste sur « une citoyenneté active et tout-terrain ».
La rhétorique de l’intersectionnalité et des premièr.e.s concerné.e.s reste critiquée. Cette démarche peut déboucher vers une individualisation des phénomènes politiques. La « réification égocentrée de la condition de victime n’offre aucune perspective cohérente pour créer un futur désirable, au-delà de la reconnaissance universelle de la souffrance », souligne Chi-Chi Shi. La posture morale remplace les perspectives de lutte. Ensuite, des militantes féministes estiment que l’intersectionnalité se présente comme une nouveauté alors que les oppressions racistes et patriarcales sont prises en compte dans les mouvements sociaux avant leur conceptualisation dans les campus américains. La sociologue Danièle Kergoat analyse depuis longtemps les rapports sociaux de classe, de genre et de race qui peuvent se croiser. Par ailleurs, beaucoup d’idéologues de l’intersectionnalité insistent sur les dominations de genre et de race mais occultent la lutte des classes.
Le militantisme 2.0 se développe. Un mouvement comme #MeToo participe à la dénonciation des violences sexistes et sexuelles. Ce militantisme virtuel s’explique par le refus d’un engagement pérenne, avec ses contraintes sur la vie quotidienne. Surtout, ce nouveau militantisme exprime un discrédit des partis, des syndicats et des associations. Les programmes idéologiques figés, l’approche gestionnaire et bureaucratique sont rejetés. Les individus peuvent s’exprimer directement sans passer par les corps intermédiaires comme les médias, les syndicats ou les associations. Mais le militantisme 2.0 contribue également à renforcer l’isolement et le morcellement des mobilisations, avec chacun qui porte sa petite cause dans son coin.
Le militantisme traditionnel dans les partis d’extrême-gauche valorise la pureté du sacrifice de soi pour la cause et l’organisation. Le militantisme joyeux s’appuie sur l’humour plutôt que sur l’obéissance à des groupes hiérarchisés. L’action directe et la décentralisation priment sur les structures verticales. « C’est pour cette raison que les termes de confluence ou de synergie sont préférés à celui de convergence, associé à une unification rigide et homogénéisante incompatible avec la reconnaissance de la spécificité des mobilisations des mobilisé.e.s », observe Réjane Sénac.
Convergence et confluence
La convergence des luttes est entendue comme une alliance entre groupes pour la défense ou la conquête de droits. Gwendoline Lefebvre, ancienne présidente du Lobby européen des femmes, propose des alliances entre les féministes et d’autres groupes mobilisés. Mais elle reste vigilante à « ne pas reproduire à nouveau l’invisibilisation des inégalités femmes-hommes ». Cette convergence vise à prendre en compte l’imbrication des dominations et des discriminations. Cette démarche permet de ne pas gommer les différentes identités et revendications. « Elle autorise la prise en compte conjointe des différences d’expériences et de l’importance de faire coalition de revendications communes », précise Réjane Sénac.
La présidente du Laboratoire de l’égalité Olga Trostiansky se focalise sur l’égalité professionnelle. Les sujets clivants sont occultés, comme la laïcité, le voile ou la prostitution. Olga Trostiansky aspire à « pouvoir approcher et parler à tous les acteurs concernés, les associations, les syndicats, mais aussi les entreprises ». Elle n’hésite pas à collaborer avec le patronat pour élaborer des revendications en concertation.
La diversité des tactiques doit permettre une cohabitation des répertoires d’action, et non leur unification. Des pratiques différentes doivent exister, plutôt qu’une homogénéité des méthodes. La décentralisation des actions permet de ne pas reproduire des hiérarchies avec des têtes de réseaux qui imposent une ligne. La bienveillance doit primer sur la concurrence. Angelina Casademont, membre de Youth for Climate, tente de relier les luttes contre les dominations. Les mouvements écologistes, féministes, antiracistes doivent se renforcer et non se nuire.
Aurélie Trouvé, ancienne porte-parole d’ATTAC, insiste sur la convergence des différents réseaux militants. La justice sociale et la justice environnementale doivent être reliées. Elle n’hésite pas à collaborer avec Greenpeace ou la CGT. Même si le respect de chacun ne va pas jusqu’à lancer des actions communes. Comme les autres militants, Aurélie Trouvé reste attachée à la non-violence. Même si, depuis la révolte des Gilets jaunes, elle doit bien admettre l’efficacité de la violence. « Les Gilets jaunes ont fini par être écoutés alors que le gouvernement n’écoute pas un million de personnes manifestant dans les rues », reconnaît Aurélie Trouvé.
La stratégie de la conquête de l’Etat pour transformer la société ne fonctionne pas. Le bilan désastreux de la gauche au pouvoir semble éloquent. La féministe Marguerite Stern constate l’inefficacité des actions qui respectent les cadres institutionnels. Même les suffragettes, qui défendent le droit de vote des femmes au Royaume-Uni, n’ont pas hésité à briser des vitrines. Mais des acharnés de la non-violence n’hésitent pas à reprendre une rhétorique réactionnaire. Juliette Rousseau, porte-parole de la Coalition Climat 21, pointe la dérive d’une posture émeutière plus identitaire que stratégique. Mais elle reprend les clichés essentialistes sur les femmes douces et maternelles. « L’émeute n’est pas toujours inclusive », ose la militante.
Mais ce sont les professionnels de la non-violence qui s’opposent à la diversité des tactiques. Au contraire, les émeutiers et émeutières ne passent pas leur temps à dénoncer et empêcher la non-violence. Sauf pour alerter sur le comportement de balance à la Sophie Tissier, avec sa « Force jaune » qui favorise la répression. Elsa Dorlin observe que la conquête de nouveaux droits passe souvent par la violence.
Alternatives et stratégies
Le nouveau militantisme privilégie l’action locale plutôt que la prise du pouvoir d’Etat. Agir sur les structures et les lois n’est même plus envisagé. Une perspective de rupture avec le capitalisme ne semble plus désirée. Les jeunes activistes préfèrent les potagers autogérés plutôt que le Grand Soir. « En effet, si le récit commun est fort autour de l’antiracisme, de l’écologie et du féminisme, le commun se construit dans le faire ensemble au quotidien, à travers la cuisine et le jardinage notamment », observe Réjane Sénac. Des militants comme Augustin Legrand insistent sur les impacts concrets des actions. Après avoir fréquenté la politique institutionnelle, il déplore sa vacuité. Ce sont davantage les luttes locales qui permettent d’améliorer la vie quotidienne.
Des projets de société alternatifs se dessinent pour sortir du capitalisme. Le municipalisme libertaire prétend permettre une réappropriation de la politique à l’échelle locale. Mais c’est surtout le mouvement des Gilets jaunes qui a exprimé un « horizontalisme radical » et un rejet de la démocratie représentative. Selon Rémi Lefebvre, les Gilets jaunes expriment « tout à la fois une aspiration à la politique et un rejet de la politique instituée et électorale ». Néanmoins, le rejet des partis et des syndicats semble ambivalent. La critique des structures bureaucratiques valorise l’auto-organisation et la prise de décision collective. Mais le rejet de ces corps intermédiaires peut également exprimer un repli sur la sphère privée pour épouser l’individualisme néolibéral.
Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, insiste sur l’importance d’un mouvement de désobéissance civile qui passe par des actions de blocage. Face au désastre climatique, les alternatives locales ne semblent pas suffisantes pour répondre à la hauteur des enjeux. « Il considère néanmoins que ces résistances qui essaiment et se multiplient sur les territoires ne sont pas suffisantes si elles restent des alternatives sans perspectives politiques », précise Réjane Sénac. Il semble important de poser la question stratégique : comment changer le monde ? La multiplication d'îlots alternatifs pour former des archipels semble peu crédible.
Le philosophe Francis Wolff observe que les mouvements sociaux se mobilisent contre quelque chose, mais ne porte plus aucun horizon collectif. Les utopies semblent désormais associées aux totalitarismes du XXe siècle. Cependant, les militants d’aujourd’hui se mobilisent pour la libération de la parole et pour l’expérimentation d’alternatives. Ce nouveau militantisme s’attache à dénoncer toutes les formes d’oppressions. Les luttes féministes, antiracistes et écologistes deviennent incontournables. Cette nouvelle gauche intersectionnelle se méfie des logiques verticales et centralisatrices autour d’une mobilisation unitaire. Ces nouvelles mobilisations revendiquent leur attachement à l’horizontalité et à la pluralité.
Limites des nouveaux mouvements sociaux
Réjane Sénac propose une véritable enquête sur le renouveau des mobilisations sociales. Elle s’appuie sur de nombreux entretiens avec une diversité d'acteurs et d’actrices des mouvements sociaux. Ce qui permet de proposer un large panorama, avec une diversité d’idées et de pratiques. Cette enquête permet de comprendre la nouvelle génération qui invente de nouvelles formes d’engagement. Elle permet d’analyser les forces et les faiblesses des nouvelles pratiques militantes.
Les nouvelles luttes sociales rejettent l’idéologie et le folklore gauchiste. Ce sont les actions concrètes qui sont valorisées. La jeunesse ne se mobilise plus par rapport à une identité militante avec son imaginaire désuet. Certes, la conscience historique s’affaiblit. Mais les actions deviennent plus percutantes et visent des objectifs immédiats. Ensuite, le modèle de la prise du pouvoir d’Etat semble largement discrédité. La solution ne vient pas des élections et des institutions. Elle passe davantage par l’auto-organisation et l’action directe. La nouvelle génération n’attend rien des promesses et des programmes. Ce sont les dynamiques de lutte qui permettent une véritable transformation sociale et une amélioration de la vie quotidienne.
Il faut reconnaître à Réjane Sénac une grande honnêteté intellectuelle et une ouverture au débat. Spécialiste des discriminations, elle aborde la polémique épineuse sur l’intersectionnalité avec un sens de la nuance assez rare. La chercheuse partage évidemment la plupart des thèses du nouveau antiracisme. Néanmoins, elle n’hésite pas à les soumettre au débat. La posture victimaire, l’affirmation identitaire et l’effacement des clivages de classe restent de sérieuses limites à cette mouvance intersectionnelle qui adopte la posture de la nouveauté conceptuelle. Les limites de l’alternativisme, autre idéologie à la mode, sont également questionnées.
Réjane Sénac se focalise sur un militantisme surtout porté par une jeunesse diplômée et politisée. C’est sans doute le principal angle mort de son enquête ambitieuse. Certes, le mouvement des Gilets jaunes est évoqué. Mais uniquement à travers des figures médiatiques qui collaborent facilement avec la gauche traditionnelle. On est loin de la ferveur populaire et de la sauvagerie assumée qui font la force de ce mouvement. La sociologie des Marches pour le climat n’est pas représentative de l’ensemble de la jeunesse, et encore moins de la population. Les luttes sociales, les grèves ou les émeutes semblent délaissées. Ces mouvements spontanés sont portés par une population parfois moins diplômée et plus précaire.
Ce milieu du militantisme de gauche peut même faire songer à une bulle et à un entre-soi relativement coupé des problèmes quotidiens qui se posent de manière concrète. Même si l’approche semble moins idéologique, ce sont les grands enjeux politiques surplombants qui prédominent. Le féminisme, l’antiracisme et l’écologie débouchent davantage vers des Tweets énervés que vers des collectifs pour résoudre des problèmes immédiats qui se posent au quotidien. Les questions liés au monde du travail, à la précarité ou au logement semblent disparaître.
Ensuite, Réjane Sénac aborde les débats stratégiques d’une manière qui ne permet pas de poser les enjeux décisifs. Confluence, alliances, diversité des tactiques et bienveillance apparaissent désormais comme le summum de la réflexion stratégique. Mais il s’agit plus de la politesse et du cadre du débat, plutôt que du débat lui-même. La perspective d’une rupture avec le capitalisme n’est plus discutée, puisqu’elle ne semble même pas envisagée. Philippe Raynaud, intellectuel conservateur issu d’une génération marquée par le marxisme, observe que la gauche radicale se contente d’une défense des droits. Ses revendications restent dans le cadre d’une société hiérarchisée et inégalitaire. Il est désormais question de s’intégrer dans cette société, mais jamais de la détruire pour en créer une nouvelle.
Surtout, le changement ne peut pas venir uniquement des militants professionnels et des activistes en tout genre. Même leur alliance inclusive et bienveillante risque de rester impuissante. Ce sont davantage les révoltes globales et les soulèvements qui permettent de remettre en cause l’ordre marchand. C’est dans ce cadre que les débats stratégiques prennent tout leur sens pour imaginer une société nouvelle sans Etat, sans classes et sans hiérarchies.
Source : Réjane Sénac, Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Presses de Sciences Po, 2021
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Célia Rabot, Radicales et fluides : Les mobilisations contemporaines contre les injustices, publié sur le site de 50-50 magazine le 29 octobre 2021
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