Nuit debout et le mouvement de 2016
Publié le 23 Septembre 2017
Le mouvement du printemps 2016 contre la Loi Travail et son monde se distingue par sa durée. Les discours politiques qu’il exprime tranchent avec la mode citoyenniste. Certes, des Nuit Debout et des syndicalistes recrachent le baratin réformiste de l’aménagement du capitalisme. Mais les cortèges de tête et les casseurs révèlent aussi un désir de détruire l’ordre existant. Il semble important d’analyser les forces et les limites de ce mouvement de lutte.
La revue Les Temps modernes, fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, se penche sur le mouvement du printemps 2016 dans son numéro intitulé « Nuit debout et notre monde ». Le philosophe Patrice Maniglier introduit ce numéro. Il insiste sur les nouveautés du mouvement de 2016. Le phénomène Nuit debout, avec l’occupation de places, se révèle original. Le « cortège de tête » tente également de sortir de la routine militante. « On a vu s’y tisser des solidarités inattendues, par exemple par les vieux syndicalistes outrés par les techniques policières et de jeunes autonomistes décidés à jouer l’émeute urbaine », observe Patrice Maniglier. Ce numéro des Temps modernes veille à donner la parole à des acteurs de la lutte et à toutes les sensibilités intellectuelles du mouvement social.
Valérie Gérard et Mathieu-Hô Simonpoli évoquent les originalités du mouvement qui semble échapper au carcan syndicaliste. « Ce n’est pas la manifestation qui déborde, c’est le débordement qui manifeste », indique un tag. Une pétition sur internet et un appel de vidéastes sur Youtube avancent la date de manifestation au 9 mars, pour devancer l’intersyndicale qui prévoit de défiler uniquement le 31 mars. Ensuite, une jeunesse révoltée s’empare du « cortège de tête » pour devancer le traditionnel défilé avec sonos et ballons.
Deux phénomènes nouveaux émergent en dehors du cadre syndicaliste avec Nuit debout et le cortège de tête. Une autre manière de faire de la politique semble s’inventer. « Les places et la tête du cortège sont des lieux où aller, se rencontrer et agir, où exister politiquement hors des cadres. Ce sont des lieux dans et à partir desquels tout ne se déroule pas comme prévu », estiment Valérie Gérard et Mathieu-Hô Simonpoli.
Les deux participants à Nuit debout Paris témoignent de leurs expériences. Une assemblée propose la prise de parole et le débat. Ensuite des commissions se réunissent sur des thématiques précises. Ces petits groupes permettent davantage la rencontre et la discussion. « Plus que les assemblées, les commissions sont les lieux du lien : on y travaille ensemble, on s’y organise, et c’est dans l’action commune qu’on apprend à se connaître et qu’on se lie », témoigne Mathieu-Hô Simonpoli.
Pourtant, Nuit debout comporte de sérieuses limites. Les vieux routiers du militantisme restent présents et semblent garder la main. Les assemblées apparaissent comme des moments d’éducation populaire, et non comme un espace de décision collective. Surtout, l’occupation autorisée de la place de la République est perçue comme une fin en soi. Peu de personnes se déplacent pour rencontrer d’autres assemblées de lutte. « Cette position m’est étrangère car, si un mouvement politique s’est bien implanté sur la place, s’il y a été réel, il n’a pas su construire un projet commun ni se donner de perspectives », analyse Mathieu-Hô Simonpoli.
La place de la République se contente d’être un forum de déblatérations citoyennistes et semble déconnectée du mouvement contre la Loi Travail. « Alors, ceux qui se pensaient du côté de la lutte politique quittèrent la place pour les AG interluttes, dans l’idée que, sur la place, on y parle mais on ne fait rien, que la parole y est trop formalisée et déconnectée de la conjoncture sociale et politique », observe Valérie Gérard.
Arthur Guichoux propose une analyse de Nuit debout. Il rapproche ce mouvement des luttes à travers le monde qui valorise « l’occupation des places ». Nuit debout peut également s’apparenter à la « démocratie sauvage » théorisée par Claude Lefort. La pratique assembléiste sort des lieux de production pour s’imposer dans l’espace public. La « démocratie sauvage » s’apparente à une démocratie par en bas. Mais les luttes sociales ne s’inscrivent pas dans la perspective d’une abolition de la société de classes et de l’Etat. Les luttes demandent surtout davantage de droits. Nuit debout interpelle l’Etat plus qu’il ne le combat. « Je veux m’auto-organiser mais je lutterai pour tes services publics », indique une phrase écrite collectivement.
Maria Kakogianni observe la logique postmoderne de Nuit debout. La convergence des luttes ne fait qu’additionner une multitude de combats sectoriels. Ensuite, le relativisme met sur le même plan les problèmes des étudiants avec ceux des grévistes de Mc Donald’s.
Aléric de Gans propose son témoignage sur la naissance du cortège de tête. Le mouvement de 2016 se caractérise pas un faible nombre de grèves, mais s’installe sur la durée. « En s’ouvrant à de nouvelles pratiques, la contestation a pris une ampleur dont on ne pouvait que rêver à la fin de l’hiver », estime Aléric de Gans.
Les appels du Mouvement inter luttes indépendant (MILI) donnent une nouvelle tonalité. La Loi Travail devient l’incarnation d’un monde à détruire. La lutte doit sortir du cadre militant traditionnel. Banderoles renforcées et bâtons permettent de se défendre face à la police. Le cortège de tête, considéré comme celui des « casseurs », ne cesse de se renforcer.
Alexis Cukier et Davide Gallo Lassere analysent le « long mars français ». Une révolte éclate dans un climat d’état d’urgence et d’apathie politique. Le mouvement contre la Loi travail et son monde remet en cause la logique marchande dans son ensemble. Cette révolte, avec ses importantes manifestations, est soutenue par une large majorité de la population. De nombreuses personnes décident de s’investir dans la lutte qui devient leur première expérience politique. Une base syndicale combative organise des grèves et des blocages. Diverses formes de soutien se développent. Ensuite, Nuit debout apparaît comme une expérimentation démocratique originale.
Sur la place de la République se déroulent de nombreuses commissions thématiques. Mais c’est aussi un espace pour organiser la lutte. De nouvelles formes d’organisation politique peuvent s’inventer. Les réunions du groupe Lutte debout permettent de « renforcer les actions spécifiques dans les entreprises de la région parisienne en grève et de discuter de manière autonome, à l’écart notamment des enjeux syndicaux, des moyens et des fins du mouvement social », observent Alexis Cukier et Davide Gallo Lassere. Des échanges d’expériences ne se conforment pas aux pratiques de la représentation et à la hiérarchie statutaire.
Le cortège autonome qui apparaît davantage combatif est progressivement rejoint par les syndicalistes de lutte. Le cortège de tête devient une force politique hétéroclite qui n’a plus peur de la confrontation directe avec les forces de l’ordre. Des actions de blocage permettent d’attaquer les flux de marchandises et de contourner l’encadrement syndical. La lutte des classes doit se reconfigurer pour combattre les transformations en cours du capitalisme.
Ce numéro de la revue Les Temps modernes insiste surtout sur les composantes les plus visibles et médiatiques du mouvement de 2016. Plusieurs articles peuvent même sombrer dans le simple bavardage philosophique, déconnecté de toute réflexion sur les enjeux politiques de la lutte sociale. Néanmoins, d’autres articles permettent d’analyser les limites du mouvement de 2016.
A côté de l’auto-satisfaction autour de Nuit debout, des articles permettent d’observer les limites des nouveaux mouvements citoyens. Nuit debout sur la place de la République révèle les limites des mouvements des places, déjà observées à Athènes ou à Madrid. La composition sociale semble proche d’une petite bourgeoisie intellectuelle et de la classe d’encadrement. Les employés, les ouvriers, les chômeurs et les précaires semblent moins présents. Nuit debout semble ainsi déconnectée des préoccupations du quotidien, notamment liées au travail ou à la précarité.
La place de République reflète une idéologie citoyenniste. Nuit debout devient un simple moment de débat et un forum de discussions. Mais ce n’est pas un espace d’organisation de la lutte. Nuit debout exprime également l’idéologie des intellectuels gauchistes qui insistent sur l’hégémonie culturelle et le débat d’idées pour changer le monde. Mais ce sont les mouvements de lutte qui permettent de construire un véritable rapport de force pour transformer la société.
Néanmoins, l’occupation de la place de la République a également permis des rencontres pour coordonner des grèves et pour soutenir des salariés en lutte dans leur entreprise. De nouvelles formes d’organisation permettent de développer la lutte en dehors du cadre syndical. Les assemblées peuvent permettre une auto-organisation à la base. Mais il semble que les débats citoyens priment sur l’organisation de la lutte contre la Loi travail et son monde.
La radicalisation politique avec le développement du cortège de tête semble intéressante. Mais l’enthousiasme doit être nuancé. Les manifestations autonomes développent une conflictualité qui semble déconnectée de la lutte des classes. Ce sont les forces de police et les banques qui sont attaquées. En revanche les patrons, les agences d’intérim et les administrations semblent épargnés. La conflictualité devient symbolique et masquée, loin de la lutte directe face au petit chef ou au patron. La « génération ingouvernable » exprime une idéologie radicale mais déconnectée des problèmes de la vie quotidienne.
Il semble important d’analyser le mouvement de 2016 et les luttes actuelles. La critique permet d’apercevoir les potentialités mais aussi les limites d’une révolte. Les grèves du printemps 2016 se réduisent à quelques secteurs, souvent des bastions de la CGT. Le débordement s’est cantonné aux manifestations et aux symboles. Mais, dans les entreprises, très peu d’assemblées et de comités de grèves autonomes se développent en dehors du cadre syndical et réformiste.
La radicalisation d’un mouvement ne peut pas uniquement s’appuyer sur l’occupation d’une place ou sur quelques vitres fendues. Ce sont les luttes spontanées et les révoltes sociales qui remettent en cause les rapports de subordination, notamment liées au travail. Néanmoins, le mouvement de 2016 peut ouvrir un nouveau cycle de lutte pour ancrer progressivement la révolte dans la vie quotidienne. L’exploitation au travail et l’aliénation dans la vie quotidienne ne se combattent pas uniquement à coups de banderoles renforcées. Mais c’est peut-être un bon début.
Source : Revue Les Temps modernes n°691, « Nuit debout et notre monde », Gallimard, 2016
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