Les situationnistes, artistes et révolutionnaires
Publié le 30 Janvier 2015
En 1957 est crée l’Internationale situationniste, qui s’auto-dissout en 1972. Cette organisation échappe aux classements sociaux habituels. Entre les avant-gardes artistiques et les luttes ouvrières, ce mouvement exprime un refus du travail pour se réapproprier son existence. Les situationnistes rejettent les séparations entre l’art, l’architecture, la poésie, la politique, la philosophie.
Le sociologue Éric Brun tente néanmoins de comprendre la démarche originale de ce mouvement dans le livre Les situationnistes. Une avant-garde totale. Il s'appuie sur les analyses issues de la sociologie de Pierre Bourdieu. Les situationnistes s’inscrivent dans l’histoire des avant-gardes. Divers mouvements refusent l’académisme littéraire et artistique pour valoriser l’innovation et la créativité. L’art commercial, avec la littérature industrielle et les conventions bourgeoises sont attaqués par ces mouvements.
Cette démarche s’accompagne d’une radicalité politique. Pierre Bourdieu observe « la réconciliation de l’avant-gardisme politique et de l’avant-gardisme en matière d’art et d’art de vivre dans une sorte de somme de toutes les révolutions, sociale, sexuelle, artistique ».
Le mouvement situationniste se positionne contre un surréalisme routinisé. Le refus de l’art et de la consécration littéraire débouche vers une rupture avec les conventions culturelles en place. Les surréalistes se rapprochent alors du Parti communiste dans les années 1920-1930. Mais, après la Seconde guerre mondiale, de nombreuses personnes passées par le surréalisme occupent des places centrales dans le personnel littéraire et artistique. Ce mouvement devient alors un nouvel académisme vieillissant à la radicalité largement émoussée.
Des surréalistes continuent de rédiger des manifestes révolutionnaires. Mais des intellectuels comme Henri Lefebvre, dénoncent un surréalisme qui s’intègre désormais à la société marchande. Jean-Paul Sartre semble désormais incarner la figure de l’intellectuel révolutionnaire.
Le mouvement lettriste, créé par Isidore Isou, se démarque du surréalisme. La lettre et la création doivent fonder une nouvelle innovation littéraire et artistique. Les scandales et les revues inscrivent ce mouvement dans la tradition des avant-gardes qui tentent de perturber le petit milieu artistique. La poésie ne doit plus diffuser un message mais créer de nouvelles sonorités. Le lettrisme entend renouveler tous les domaines artistiques. La jeunesse, l’innovation et le mouvement sont valorisés par les lettristes, contre la stagnation et la vieillesse.
Une reconnaissance rapide accompagne le mouvement lettriste. Cocteau et Breton soutiennent ces jeunes poètes qui les ont pourtant insulté dans leur revue. Mais les lettristes demeurent marginalisés dans le champ littéraire. C’est le "nouveau roman" qui devient à la mode, au détriment de tout autre courant novateur. Le messianisme et la mégalomanie d’Isou, loin de fonder le respect, attirent la moquerie.
L'Internationale lettriste (IL) se distingue du groupe d’Isou. Ces jeunes bourgeois désirent rompre avec leur milieu d’origine pour rejoindre la vie de la bohême parisienne. En 1952, un tract attaque Charlie Chaplin considéré comme une vieille gloire unanimement célébré. Le groupe autour de Guy Debord décide de rompre avec le lettrisme pour fonder un nouveau groupe. L’IL comprend notamment Gil Wolman et Michèle Bernstein.
L’IL construit une posture collective d’intransigeance, de refus radical des compromissions et des ambitions de succès des artistes et écrivains. Les jeunes lettristes fondent la revue Potlach. Ils écrivent également dans la revue des surréalistes belges intitulée Les Lèvres nues. Le ton souvent injurieux, et non dénué d’humour, permet de rompre avec les mondanités du milieu littéraire et les conventions bourgeoises.
Cette bohême anticonformiste semble issue d’une petite bourgeoisie déclassée, en rupture avec l’institution scolaire et avec leur famille. Ils vivent souvent de petits boulots et privilégient le temps libre. Contre toute forme de carrière artistique, les jeunes lettristes privilégient le goût pour l’aventure, l’oisiveté et les plaisirs de l’alcool.
Les situationnistes refusent la séparation entre l’art et la vie. « La poésie pour nous ne signifie rien d’autre que l’élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s’y passionner », écrit l’IL. La poésie ne se réduit plus à une banale forme littéraire mais se situe dans les comportements et les moments de la vie désignées comme des « situations ». Les surréalistes de la revue Front Noir rejettent également la forme littéraire de la poésie. Le groupe affirme comme objectif « l’établissement conscient et collectif d’une nouvelle civilisation ». La poésie débouche donc vers l’action directe pour rendre la vie absolument passionnante. Dans cette perspective, l’activité esthétique semble dérisoire par rapport à la révolution prolétarienne.
La séparation entre le créateur et la spectateur doit être abolie. L’art traditionnel impose un public passif. Le théâtre de Berthold Brecht et le mouvement Dada s’inscrivent déjà dans cette démarche. L’amateurisme professionnel des situationnistes s’oppose à la spécialisation et à la professionnalisation imposées par le métier d’artiste ou d’écrivain. Karl Marx critique l’aliénation marchande et influence fortement la réflexion des situationnistes. Guy Debord évoque le « projet d’une société sans classes selon Marx, et la créativité permanente impliquée par sa réalisation ». Les situationnistes refusent la compromission avec les instances de consécration artistique. Ils condamnent les gratifications du succès et ses mondanités. L’IL se démarque de la posture messianique et ambitieuse d’Isou.
L’IL attaque également l'urbanisme et l’architecture de « caserne ». En 1953 Ivan Chtcheglov rédige le Formulaire pour un urbanisme nouveau. La ville moderne semble rythmée par l’ennui avec l’envahissement de la technique et du confort. Ivan Chtcheglov propose une architecture « dont l’aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants », afin « de moduler la réalité, de faire rêver ». La dérive doit permettre de se déplacer pour découvrir des ambiances nouvelles. L’urbanise unitaire doit réaliser la synthèse pratique de tous les arts. Les situationnistes semblent s’inspirer des surréalistes. Mais ils refusent le hasard et la fascination pour le mysticisme ou l‘inconscient. La construction de situations s’inscrit au contraire dans une démarche rationnelle.
L’IL se politise et se rapproche de l’engagement révolutionnaire. La dénonciation de la « droite lettriste » explique la scission avec le groupe d’Isou. La revue Potlach soutien les luttes anticoloniales. L’IL, sans s’aligner sur le Parti communiste, se réfère au marxisme. La libération de la créativité suppose la destruction du monde marchand. La revue Potlach précise : « dans leurs développements final, les constructions collectives qui nous plaisent ne sont possibles qu’après la disparition de la société bourgeoise, de sa distribution des produits, de ses valeurs morales ». Le matérialisme dialectique permet de s’opposer à l’idéalisme bourgeois qui prédomine dans le milieu artistique.
L’IL exprime également une certaine idée du bonheur. L’aventure doit s’opposer à la routine, la création libre de sa vie se distingue de la morale établie, le jeu permanent doit remplacer le travail et les loisirs. La passion et le désir doivent briser la routine et la monotonie. L’aventure situationniste doit déboucher vers le bouleversement des conditions d’existence. Les questions de loisirs, de libération des mœurs et la destruction de la famille bourgeoise deviennent centrales. Le syndicalisme de la CGT est critiqué pour se limiter à de simples revendications sociales qui permettent à peine de survivre. La lutte sociale ne doit pas se limiter à la défense du « niveau de vie ». Au contraire, c’est l’emploi de la vie qui semble central.
En 1957 est crée l’Internationale situationniste (IS). Cette nouvelle organisation regroupe l’IL mais aussi des peintres et des artistes. L’IS oscille entre une tendance artistique et un courant plus politique. Au début, la nouvelle organisation se tourne vers les milieux artistiques et les galeries d’art. La revue Internationale situationniste permet à Guy Debord d’imposer ses idées, notamment sur la construction des situations.
Les artistes, comme Constant, refusent le tournant politique de l’IS qui insiste désormais sur « le renversement révolutionnaire de la société actuelle ». Pour les artistes, le changement social ne doit pas venir des prolétaires mais des intellectuels. Raoul Vaneigem contribue également au tournant politique. L’IS refuse l’art contemporain dépolitisé. Le marxisme critique doit accompagner la démarche des avant-gardes artistiques pour renouveler la pensée révolutionnaire. Durant les années 1960, un bouillonnement intellectuel alimente le développement d’un marxisme hétérodoxe.
En 1956, avec le rapport Khrouchtchev et l’insurrection en Hongrie, les intellectuels de la gauche radicale s’éloignent du Parti communiste et de son dogme marxiste-léniniste. De nouvelles revues émergent. Des intellectuels redécouvrent le jeune Marx avec sa critique de l’aliénation, mais aussi Georg Lukacs, l’École de Francfort, Karl Korsch et même Wilhelm Reich.
La revue Arguments prétend moderniser le marxisme. Les situationnistes évoquent cette publication pour critiquer un éclectisme réformiste et confus. Guy Debord s’inspire des auteurs découverts par cette revue pour renouveler la critique du capitalisme. Mais il dénonce Arguments comme le reflet d’une « intelligentsia pseudo-gauchiste et conformiste ». La revue valorise les nouvelles classes moyennes et les cadres du capitalisme moderne contre une classe ouvrière qu’elle considère comme déclinante. Les situationnistes dénoncent cette dérive réformiste qui abandonne toute perspective révolutionnaire.
L’IS se rapproche du philosophe Henri Lefebvre. Il n’est pas encore un intellectuel reconnu mais insiste sur la libération de la vie quotidienne. Ses réflexions se rapprochent donc de la pensée situationniste. Mais Henri Lefebvre semble trop proche de la revue Arguments et du petit milieu intellectuel. Les situationnistes préfèrent alors se rapprocher des groupes révolutionnaires.
Les situationnistes se tournent vers Socialisme ou Barbarie qui développe une critique de la bureaucratie et de l’URSS. Cornélius Castoriadis, principal théoricien du groupe, estime que la lutte des classes doit s’étendre de l’entreprise à l’ensemble de la société. Un mouvement « total » et « expérimental » doit se construire. Sous l’influence de Socialisme ou Barbarie, l’IS se réfère désormais au communisme des Conseils qui s’appuie sur l’auto-organisation des luttes ouvrières.
L’IS privilégie la théorie révolutionnaire sur l’intervention dans le domaine artistique. Mais la critique radicale de la vie quotidienne et du travail perdurent. L’IS précise que « la participation et la créativité des gens dépendent d’un projet collectif qui concerne explicitement tous les aspects du vécu ». Durant les années 1960 l’IS regroupe des théoriciens et agitateurs politiques. Le groupe publie des textes d’intervention sur les mouvements de lutte dans différents pays du monde. La brochure De la misère en milieu étudiant évoque l’aliénation de la jeunesse en France.
Les situationnistes analysent la colonisation de la vie quotidienne par la rationalité du capitalisme moderne bureaucratisé. L’aliénation se traduit par une perte de contrôle des individus sur leur vie, une atomisation et une perte de sens dans les activités humaines. L’IS observe les nouvelles formes d’aliénation et de spectacle à travers la standardisation, la consommation et l’urbanisme.
Les situationnistes s’opposent à la routine militante qui repose sur l’ennui, la discipline et le sacrifice. Au contraire, l’organisation révolutionnaire doit refuser la hiérarchie pour permettre aux individus l’émancipation créatrice dans leur vie quotidienne. L’IS ne cherche pas à recruter des adhérents mais tente de sortir de la vieille politique spécialisée pour inventer un nouveau type d’action. Ce groupe de théoriciens propose « d’éclairer et de coordonner les gestes de refus et les signes de créativité qui définissent les nouveaux contours du prolétariat, la volonté irréductible d’émancipation ».
Mais la théorie doit se relier avec une pratique de la vie pour ne pas sombrer en banale idéologie. Les théoriciens révolutionnaires se distinguent des intellectuels perçus comme des « spécialistes de la pensée » au service du pouvoir et de leur propre pouvoir.
Les situationnistes deviennent particulièrement influents autour des années 1968. Des jeunes libertaires ou conseillistes se rapprochent de l’IS. Ils demeurent sensibles à l’originalité de ce mouvement avec une critique de l’urbanisme et de la vie quotidienne influencées par une démarche poétique. Ils sont étudiants ou petits bourgeois mais expriment un refus de parvenir et une remise en cause de leur position sociale supérieure. Par exemple, les étudiants prétendent s’inscrire à l’Université uniquement pour toucher les bourses. Ils refusent le cadre de la réussite sociale.
Les situationnistes apparaissent dans la presse avec le développement des Provos en Hollande. Les médias insiste sur l’influence des situationnistes sur la nouvelle révolte de la jeunesse. Le scandale de Strasbourg, avec la diffusion de la brochure De la misère en milieu étudiant aux frais de l’UNEF, trouve également un important écho médiatique dès 1966.
Les situationnistes demeurent particulièrement actifs en Mai 68 sur les barricades, dans les universités et à travers le Comité pour le maintien des occupations (CMDO) qui tente de coordonner les luttes dans les usines. Surtout, les situationnistes exercent une influence majeure. La critique des hiérarchies, des séparations et de la marchandise évoque les analyses situationnistes. Le discours autour de la créativité, des désirs, avec le mot d’ordre « vivre sans contraintes, jouir sans entraves », s’apparente à celui des situationnistes. Tracts, détournement, affiches et chansons permettent aux situationnistes de diffuser leurs idées radicales.
Eric Brun propose une étude universitaire qui permet de présenter la démarche intellectuelle et artistique des situationnistes. Le recul historique et sociologique permet d'évoquer l'IS sans son aura mythique, comme n'importe quelle autre mouvement. Mais le sociologue demeure enfermé dans l'académisme issu de Pierre Bourdieu. Ce courant sociologique réduit les débats politiques à des simples conflits d'intérêts. Cette grille de lecture basiquement utilitariste masque l'intensité des débats et l'effervescence intellectuelle durant cette période. Les débats entre l'IS et Informations et correspondances ouvrières (ICO) ne peuvent pas se réduirent à un simple positionnement dans un "champ" sociologique. Des véritables divergences existent sur l'intervention politique, le rôle de l'organisation ou la critique de la vie quotidienne. Cette manière d'aborder l'IS peut banaliser une démarche originale dans une approche réductionniste et utilitriste.
Les situationnistes alimentent un courant de pensée particulièrement passionnant. Ils relient la lutte des classes et la critique de la vie quotidienne. Ils se situent au croisement des avant-gardes artistiques et du mouvement ouvrier, ce qui leur donne toute leur originalité. Ils ne critiquent pas uniquement le capitalisme comme système économique mais analysent la colonisation de la logique marchande sur tous les aspects de la vie. Leurs textes tranchent avec l'économisme réducteur de tous les groupuscules qui se veulent marxistes comme les staliniens, les trotskystes, les maoïstes ou les bordiguistes. Mais les situationnistes relient cette critique de la l'aliénation avec la tradition anti-bureaucratique du mouvement ouvrier, incarnée par le communisme de conseils. Cette réflexion évite donc les deux éceuils de l'économisme et de l'apogie de la créativité récupérable par le capitalisme. La libération de la vie quotidienne s'accompagne de la révolution sociale.
Source : Éric Brun, Les situationnistes. Une avant-garde totale, CNRS Éditions, 2014
Vidéo : Rencontre avec Éric Brun & Andrew Hussey sur Guy Debord et les situationnistes mis en ligne le 19 décembre 2014
Vidéos de situationniste mis en ligne sur le site TV Play vidéos
Vidéo : DESARCHIVAGE / l'internationale lettriste (Alberto Calabria)
Vidéo : Jean-Christophe Angault, Marxisme hétérodoxe et pensée libertaire, colloque Mai 68 en quarantaine enregistré le 23 mai 2008
Radio : Sociologie d'une avant-garde d'avant garde : les situationnistes, émission La suite dans les idées diffusée sur france Culture le 1er novembre 2014
Anna Trespeuch-Berthelot, L’avant-garde situationniste : une analyse sociologique, publié sur le site La Vie des Idées le 30 mars 2015
Lilian Mathieu, note de lecture publiée sur le site Liens socio le 29 septembre 2014
Xavier Locarno, L’Internationale situationniste – Sociologie d’une avant-garde « totale », sur le site Momento mori le 27 octobre 2012
"L'avant-garde totale. La forme d'engagement de l'Internationale situationniste", publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1-2 (n° 176-177)
Eric Brun, « L’internationalisation des avant-gardes littéraires et artistiques. Le cas de "l’Internationale situationniste" », Regards Sociologiques, n°37-38, 2009
Emmanuel Guy, Guy Debord stratège et cartographe, ARTL@S BULLETIN, Vol 1, Issue 1 (Fall 2012)
Politikon Urbain, L’urbanisme situationniste : une notion à la dérive, publié sur la revue en ligne Le Comptoir le 29
Rubriques "Situationnistes et apparentés" sur le site Infokiosques
Internationale situationniste sur le site La revue des ressources