Pressions et gestes pour agir contre le capital
Publié le 23 Janvier 2013
Yves Citton cartographie l’horreur marchande avant d’esquisser une politique des pressions et des gestes. Il propose une sortie du capitalisme, déterminée mais progressive.
Les vieux modèles idéologiques semblent emportés par la débâcle économique. La gauche gouvernementale agonise. Une nouvelle radicalité politique doit alors émerger pour dresser des perspectives en rupture avec une gestion de l’existant. Des sociologues, comme Frank Poupeau , tentent de renouveler la pensée de gauche. Même Philippe Corcuff, universitaire tout terrain, y va de sa petite partition pour déplorer une « gauche en état de mort cérébrale ». Dans cette guéguerre intellectuelle pour imposer sa conception de la gauche radicale, Yves Citton tente de sortir du lot par une réflexion plus ou moins originale. Il ne se contente pas de dresser l’état des lieux d’une civilisation à l’agonie. Il propose surtout des pistes d’action dans son dernier livre au titre évocateur, Renverser l’insoutenable. Yves Citton, universitaire, enseigne la littérature. Ses recherches croisent philosophie et sciences sociales. Il contribue notamment à renouveler la philosophie de Spinoza, dans le sillage de Gilles Deleuze. Yves Citton participe surtout à la revue Multitudes. Les fondateurs de cette revue sont issus de l’Autonomie italienne avant de dériver progressivement vers une gauche radicale plus classique et limitée. Le philosophe Toni Negri incarne cette trajectoire post-autonome, ou post-opéraïste.
Une résistance face à l’insoutenable gestion de l'existence
Yves Citton observe les différentes formes d’insoutenable qui traversent la civilisation marchande: l’unsustainable écologique, l’insupportable psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique, l’intenable médiatique. Pour renverser cet insoutenable divers, les actions politiques peuvent être multiples. « Il s’agit ici d’apprendre à peser de tout son poids, au sein de l’intrication des pressions objectives et des pulsions objectives dont les convergences et les conflits sculptent nos modes d’organisation sociale », résume Yves Citton. L’acte individuel s’articule avec le mouvement collectif pour multiplier les formes de résistance à l’insoutenable.
L’universitaire propose ainsi « d’inventer une politique des gestes qui relève tout à la fois du jeu théâtral, de la fiction narrative, du phrasé musical, de la nuance littéraire, du tracé chorégraphique et du style esthétique ». Ses gestes relient la politique avec l’art et la créativité. Ses gestes permettent de développer une capacité à « réorienter ou à court-circuiter la circulation des flux de désirs et de croyances qui animent notre existence quotidienne », explique Yves Citton. Cette politique doit favoriser une vie épanouissante pour chacun.
La croissance économique et le productivisme débouchent vers la destruction de la planète et des ressources naturelles. Pour Yves Citton, « nos modes de vie, tels qu’ils se sont développés depuis l’ère industrielle, ne sont pas viables à long terme pour nos écosystèmes ». Le développement durable et le capitalisme vert ne dessinent aucune solution puisqu’ils s’inscrivent dans le cadre de la société industrielle.
La pression du marché pousse au suicide. Les problèmes psychologiques se multiplient pour les salariés. « La croissance et le développement s’obtiennent en baissant les coûts, en économisant sur les dépenses, en trouvent des moyens de produire à meilleur marché », décrit Yves Citton. Dans cette course à la rentabilité, le salarié doit être flexible et s’adapter. Le patronat impose une intensification du travail et une pression insupportable.
Les inégalités dans la répartition des richesses s’étendent à l’échelle mondiale. Les pays riches exploitent les pays pauvres. Ce phénomène explique l’immigration, pourtant chassée et réprimée dans les pays occidentaux. En revanche, Yves Citton se réfère à une conscience éthique et considère les habitants des pays riches comme privilégiés par rapport à ceux des pays pauvres. Mais des inégalités existent également au sein des pays riches. Seule une solidarité de tous les exploités, au-delà des frontières, peut permettre une solution.
Les politiques économiques demeurent insupportables. La population subit l’austérité et les restrictions budgétaires. En revanche, les banques sont renflouées et les patrons bénéficient de diminutions de cotisations sociales. Mais aucune réforme fiscale ne peut permettre d’aménager l’exploitation et la domination de classe.
Le spectacle médiatique diffuse sa propagande sécuritaire et consumériste. Mais il contribue surtout à façonner nos manières de penser, d’agir, de vivre. « Journaux, films, télévision, blogs et réseaux sociaux sont tous traversés par des clichés prégnants qui sculptent nos personnalités vectorisant nos désirs selon des craintes et des espoirs partagés (au sein de ce que l’on appelle une culture) », décrit Yves Citton. La Jeune-Fille évoquée par Tiqqun impose un idéal conformiste souvent inaccessible qui alimente la frustration. La Jeune-Fille permet au capitalisme de contrôler les affects et les émotions. « Ce n’est pas de leurs « pulsions instinctives » que les hommes sont prisonniers dans le Spectacle, mais des lois du désirables qu’on leur a inscrites à même la chair », souligne Tiqqun.
Félix Guattari insiste sur la production de nouvelles subjectivités pour lutter contre la logique quantitative du profit.
La politique des pressions et ses limites
Le désir et la jouissance semblent contrôlés, orientés voire éradiqués dans la société moderne. La répression sexuelle observée par Wilhelm Reich prend une nouvelle forme. « La misère sexuelle présente ne ressemble en rien à celle du passé, car ce sont désormais des corps sans désirs qui brûlent de ne pas pouvoir les assouvir », affirme Tiqqun. Malgré une sexualité omniprésente sous sa forme marchande, le désir et le plaisir sont loin d’être les moteurs de l’existence. La jouissance se conforme également au modèle viriliste renouvelé par l’injonction à la performance. La jouissance peut aussi s’appuyer sur la sensualité, la volupté, l’abandon au plaisir. Yves Citton propose « un monde de caresses et de massages, traçant les courbes lentes, sinueuses et délicieusement soutenables ». Après la tension sexuelle, la charge affective augmente. La vie politique, comme l’amour, s’apparente à une modulation collective des tensions, à l’échelle de la collectivité.
Cette politique des pression permet d'ouvrir à l'expérimentation. En revanche, cette conception de la politique écarte toute forme de rupture avec l’ordre social. Le modèle du Grand Soir est jugé viriliste car il repose sur l’héroïsme et la réussite. Mais la société marchande détruit toute forme de tendresse affective. Certes le militantisme routinier, et la militarisation bolchevique, doivent être abandonnés. Mais les nouvelles formes de luttes, plus spontanées et libertaires, ne doivent pas s’écarter d’une perspective de rupture avec le capitalisme. La politique des pressions s’oppose à l’action. « L’intuition fondamentale en est que les transformations politiques résultent avant tout de pression, de poussées et de pulsions », résume Yves Citton.
Ce modèle s’inscrit dans l’imposture postmoderne. La figure du héros révolutionnaire est remplacée par celle, pas moins élitiste et autoritaire, de l’intellectuel à l’affût des failles du capitalisme. L’action individuelle, et minoritaire, est alors valorisée. Les révolutions arabes s’apparentent à une politique des pressions. Mais c’est sans doute leur limite majeure. Ses révoltes ont sombré dans l’électoralisme et l’islamisme par refus de détruire l’ordre marchand.
Les rapports sociaux de production ne cessent de se durcir. L’exploitation s’intensifie dans les entreprises. Les problèmes sociaux augmentent et des personnes sont même expulsées de leur logement. Cette situation peut déboucher vers une explosion sociale. Mais curieusement, l’universitaire apprécie peu la politique des pressions quand elle débouche vers une grève ou un blocage dans une faculté. Il oppose l’occupation de l’université avec le blocage des flux marchands alors que, dans le monde réel, les deux sont indissociés. La créativité peut permettre de transformer la société. Mais, pour Yves Citton, « une politique des pressions devrait viser à opérer une « insurrection par l’œuvre » plutôt que par le cassage de l’existant ». Pourtant la société étouffe tout désir de créativité. Surtout la création du nouveau ne peut que se développer sur les ruines de l’existant.
Le philosophe Spinoza insiste sur l’importance des pulsions, des affects, des passions, des émotions dans la politique. La réflexion rationnelle ne détermine pas des phénomènes comme le populisme. Les idées racistes renvoient à des affects orientés par les images et les récits qui traversent la société. Pour lutter contre le populisme, construire des récits émancipateurs devient alors primordial.
Des gestes contre la domination marchande
Félix Guattari critique la politique conçue depuis le gouvernement. Les partis et les mouvements sociaux font des propositions qui ne peuvent être appliquées que depuis le sommet de l’État. Au contraire, Félix Guattari propose une politique de libération des désirs qui peut être élaborée ici et maintenant. L’expérimentation pratique doit dessiner des pistes émancipatrices. « En favorisant les pratiques se réclamant de l’autonomie, cette conception moléculaire de la politique a conduit à encapaciter les individus et les collectifs de base aux dépends des grandes organisations de masses, excessivement hiérarchisées et dirigistes (partis, syndicats nationaux) », résume Yves Citton. Des collectifs d’artistes, des squats ou des journaux critiques participent à cette démarche. Mais ses expérimentations connaissent également leurs ratages et leurs limites.
Mais Yves Citton estime que la micropolitique des désirs doit surtout se compromettre avec la bureaucratie politicienne. La multiplication des collectifs de lutte doit se contenter d’interpeller le gouvernement plutôt que de tenter de le détruire. Yves Citton se contente d’un aménagement bureaucratique de l’horreur marchande et dénonce toute forme de critique radicale de l’État et du capitalisme. Il méprise et ignore les réflexions libertaires autour de la démocratie et d’une société sans dirigeants ni dirigés. Yves Citton propose alors une conception bien médiocre de l’émancipation restreinte dans le carcan bureaucratique.
La domination politique produit une subjectivité. Chacun doit devenir un « bon citoyen » qui travaille pour payer ses dettes et se conforme à un mode de vie marchand et consumériste. Ceux qui ne se soumettent pas à ce conformisme subissent la frustration, la honte ou la culpabilité. La gauche s’oppose autour de la construction d’une subjectivité. La gauche républicaine défend la morale et l’État contre un supposé hédonisme capitaliste. La gauche proche des minorités critique davantage l’État, mais beaucoup moins les modes marchandes.
Le capitalisme moderne impose une subjectivité désubjectivée, avec des comportements automatiques. « Automatisation de la production industrielle, techniques de discipline et de contrôle exercés sur les travailleurs, campagnes publicitaires envahissant l’espace public et stratégies marketing visant à moduler les désirs individuels, tout cela s’efforce de conduire nos conduites pour induire des processus de traduction automatique », résume Yves Citton. Mais des gestes de résistances subjectives peuvent enrayer la mécanique de la domination pour affirmer des désirs insoumis à la logique marchande. Pourtant, le capital récupère ses contre-conduites marginales et artistiques pour les commercialiser.
Les gestes diffusent des réflexes et peuvent modifier les comportements. Pour Yves Citton, « c’est à partir de nos gestes que nous comprenons les processus, les faits, les idées, les affects, les relations interhumaines ». Les gestes permettent surtout une reconfiguration collective des rôles auxquels les individus sont assignés.
Cette politique des gestes propose « une démocratie qui maximise l’intelligence collective plutôt qu’elle la comprime ». La démocratie, loin d’être achevée, doit être radicalisée. Le régime actuel s’apparente davantage à une médiocratie. Ce terme désigne le régime de la médiocrité, mais aussi celui de la domination du spectacle médiatique. Les sociétés sont traversées par des images et des représentations qui diffusent des normes et des conduites. Habermas propose une démocratie du débat rationnel et considère que les individus sont tous très informés pour pouvoir débattre. La politique des gestes et des pressions s’appuie au contraire sur « des dynamiques qui relèvent autant de l’imagination, des émotions, souffrances, joies, espoirs et craintes, que de procédures d’argumentation rationnelle », précise Yves Citton. Cette démarche doit permettre d’avancer vers davantage d’égalité et de liberté.
Yves Citton congédie toute perspective de rupture révolutionnaire. Il annone les stupidités de l’air du temps postmoderne. Il s’attache davantage au renversement comme « affaire de flux, dont la direction d’écoulement s’inverse ». Une politique des gestes et des pressions doit déboucher vers un renversement, plus progressif qu’immédiat. Sa réflexion sur le changement social s’apparente à celle de John Holloway qui tente d’approfondir les brèches dans le capital. « Le plus souvent ce sont des renversements locaux, plus ou moins discrets, qui font évoluer le système », prétend Yves Citton.
La perspective d’un mouvement révolutionnaire qui embrase chaque quartier et chaque entreprise pour détruire le capitalisme sans phase de transition est alors clairement révoquée. Pourtant, un mouvement révolutionnaire ne peut émerger que de la multiplication et la radicalisation des luttes pour ensuite déboucher vers la construction d’une autre société. En revanche, Yves Citton insiste à juste titre sur une forme de propagande par le fait. Un geste, comme celui des faucheurs d’OGM, permet de diffuser d’autres manières de penser et d’agir. Ensuite, Yves Citton insiste sur la dimension des affects, des émotions et de la sensibilité critique. Cette dimension semble trop souvent éludée au profit d’une politique basiquement rationnelle.
La transformation sociale doit comprendre une dimension à la fois subjective et collective, doit s’appuyer sur réflexion mais aussi sur les émotions et sur les désirs. Un geste ouvre une brèche lorsqu’il diffuse de nouvelles pratiques. Ce geste doit entrer en conflit avec la logique marchande pour privilégier le jeu, la créativité et le plaisir.
Source: Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Le Seuil, 2012
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Pour aller plus loin:
Articles d'Yves Citton publiés dans la revue Multitudes
Yves Citton dans les émissions de France Culture
Vidéo d'Yves Citton sur la crise
Yves Citton dans l'émission "Parenthèses" sur France Inter
Jacques Dubois, "Une politique des gestes", publié dans le Bookclub de Mediapart le 28 septembre 2012
Gérard Bras, "Pour une politique des fluides", publié sur le site La Vie des idées le 28 décembre 2012
Jean-Paul Galibert, "Quels sont les nouveaux mots de la pensée politique ?", publié le 17 septembre 2012
Nicolas Mathey, "Contre la gestion, une politique des gestes", L'Humanité le 19 novembre 2012
Roger-Pol Droit, "Pour en finir avec l'accablement", Le Monde le 20 septembre 2012