Combattre l'austérité en Grèce et en Europe
Publié le 11 Février 2013
La revue Lignes propose une cartographie de l’austérité en Grèce, mais aussi dans d’autres pays d’Europe.
La revue Lignes consacre son numéro d’octobre 2012 à la situation en Grèce. Des philosophes et des universitaires peuvent ainsi sortir de leur routine académique pour publier des textes d’interventions politiques. Ce numéro répond à l’appel d’une revue grecque et s’inscrit donc dans une indispensable démarche internationaliste. Surtout, la situation en Grèce, entre austérité et révolte, apparaît comme un laboratoire pour l’Europe. La revue Lignes propose des pistes de réflexion intéressantes pour comprendre les enjeux de l’austérité imposée en Grèce et en Europe. En revanche, certaines contributions se réduisent au carcan de la gauche de gauche. Réformisme, étatisme et aménagement du capital sont alors les seules perspectives proposées.
L’appel international « Sauvons le peuple grec de ses sauveurs » plante le décor. « Il s’agit surtout de faire de la Grèce, avec la collaboration active de sa propre classe dirigeante, le laboratoire d’un changement social qui, dans un deuxième temps, se généralisera à toute l’Europe », observe l’appel. Malgré ce constat lucide, le texte reprend toutes les illusions citoyennistes. Le néolibéralisme, avec la finance, est considéré comme un simple excès du capitalisme qu’il s’agit d’aménager. La pensée keynésienne semble désormais dominer l'idéologie de l'extrême gauche. La propriété privée des moyens de production, fondement des inégalités sociales, n’est pas remise en cause. Ensuite, l’autoritarisme est considéré comme une dérive et non comme le fondement des États et des démocraties représentatives. Le texte ose même invoquer une "souveraineté populaire" bien illusoire. Mais le durcissement libéral et autoritaire n’est qu’un moyen pour maintenir l’ordre capitaliste dans un contexte de révolte sociale. Cette politique s’apparente à une « guerre conduite par les moyens de la finance, de la politique, et du droit une guerre de classe contre la société entière », reconnaît le texte. Cet appel doit surtout permettre une expression en dehors des institutions. « Il ne faut pas laisser le monopole de la parole aux experts et aux politiciens », ose même le texte. Même si Attac, Syriza, le Front de gauche ou les diverses bureaucraties de la gauche institutionnelle ne sont malheureusement pas visés. La proposition politique issue de ce texte semble grotesque. « Pour nous, voici ce que nous proposons: aller très vite vers la formation d’un comité européen des intellectuels et des artistes pour la solidarité avec le peuple grec qui résiste », appelle le texte. Au contraire, la possibilité de changement ne peut provenir que des exploités eux-mêmes pour radicaliser et généraliser la révolte qui émerge en Grèce. Les professionnels de l'art spectacle et de la supposée intelligence ne sont d'aucun recours.
Claude Calame, dans son article « Les marchés financiers et la politique… », reprend la pensée altermondialiste la plus sommaire. Il dénonce les marchés financiers mais jamais les patrons, et encore moins le capitalisme avec sa logique fondée sur la marchandise. Mais Claude Calame évoque le rôle de l‘Union européenne, et plus timidement celui des États, dans la mise en œuvre des politiques libérales. La recette est toujours la même : diminution des dépenses publiques avec démantèlement des services publics, diminution des aides sociales et des salaires des fonctionnaires. Face à l’augmentation du chômage, la réponse devient policière avec l’expulsion des immigrés et la répression de la contestation. Les pauvres sont opposés entre eux par les États pour diviser la population.
Mais les États ont également renfloué les plus riches et préservé les privilèges. Les Jeux olympiques et les dépenses militaires ont creusé le déficit de la Grèce au profit des promoteurs immobiliers et des grandes entreprises.
Claude Calame souligne la négation de l’individu que représente le néolibéralisme. « Entre culture de l’évaluation individuelle et culte du profit égoïste dans la prestation compétitive, le culte de l’individualisme contemporain peut conduire, par le suicide, à la négation même de l’identité fondée sur la liberté individuelle », souligne Claude Calame. De manière moins originale, et beaucoup plus critiquable, il défend le gentil État contre le grand méchant marché. « Par les privatisations, les coupes dans les prestations sociales, les dérégulations dans tous les domaines, c’est l’État de droit, avec sa base démocratique, qui est en définitive visé », estime même Claude Calame. Dans le monde réel, l’État de droit, loin d’être une cible, devient l’instrument principal pour imposer les politiques d’austérité et pour réprimer la révolte.
Dans une logique social-démocrate, Claude Calame propose d’introduire « des limitations extrêmement strictes à la propriété privé du sol et des moyens de productions », le tout encadré par des « institutions démocratiques ». Donc cet helléniste propose de préserver les inégalités sociales et politiques, entre dirigeants et dirigés et entre détenteurs du capital et exploités. Des limites et des régulations doivent encadrer le capitalisme mais la logique marchande devrait être préservée.
Alain Badiou souligne les limites de la contestation traditionnelle. Il estime que « les formes d’action que nous connaissons, manifestations, protestations, pétitions, meetings, et finalement élection des partis « de gauche », datent précisément de l’époque impériale antérieure ». Mais le philosophe platonicien continue de réduire le communisme à une « idée », plutôt qu’à des pratiques politiques concrètes ou à un projet de société.
Le philosophe Etienne Balibar refuse de figer la Grèce dans une simple position de victime passive. « Le fait qu’on y voit s’y développer également des capacités d’indignation multiformes, et surgir des initiatives politiques qui peuvent trouver un écho dans toute l’Europe a évidemment une très grande signification », souligne Etienne Balibar. Il souligne que les politiques d’austérité imposées à la Grèce creusent les inégalités entre les pays membres de l’Union Européenne. Une technocratie "fédérale" semble désormais contrôler certains États. Mais, en dehors de ce constat, le philosophe se contente de la proposition creuse d’une "Europe des citoyens".
Les analyses et propositions de l’économiste Frédéric Lordon restent clairement dans le cadre d’une économie capitaliste. Il se contente de penser un aménagement de l’Europe.
Dimitris Vergetis observe, à travers la Grèce, une nouvelle biopolitique de l’espèce humaine. Il s’appuie sur les réflexions de Michel Foucault. Ce philosophe « pensait que notre époque est celle où s’affirme la prévalence indiscutable des luttes contre la soumission de la subjectivité », explique Dimitris Vergetis. Ses luttes s’attaquent à un ennemi immédiat, pas toujours central, et aux nouvelles formes d’exploitation.
Le bio-pouvoir « a joué un rôle stratégique dans la mise en forme de la domination du capital sur tous les aspects de la vie », explique Dimitris Vergetis. Ce bio-pouvoir aspire à exterminer les existences anormales, qui ne se conforment pas au néolibéralisme. Les chômeurs, les handicapés, les retraités, les immigrés, les malades sont jugés comme non productifs, inutiles et donc coûteux.
Savas Michaël Matsas estime que la situation en Grèce peut générer plusieurs attitudes de la part des individus. « Des tendances d’atomisation du « sauve-qui-peut », mais aussi des contre-tendances de résistance sociale, d’auto-organisation collective et de constitution de réseaux de solidarité », peuvent émerger. Avec les émeutes de 2008, une nouvelle génération participe à la lutte en Grèce. Ses jeunes libertaires participent à une « lutte visant à abolir toutes les relations dans lesquelles l’être humain est exploité, opprimé, méprisé, humilié », indique Savas Michaël Matsas. Un vent de colère s’est répandu depuis avec les révoltes dans les pays arabes. Ensuite, le mouvement des Indignés a embrasé des pays occidentaux. A travers ses révoltes, Savas Michaël Matsas observe « l’émergence d’une nouvelle subjectivité ouvrière révolutionnaire ».
Enzo Traverso revient sur la situation de l’Italie dirigée par Mario Monti. Après les multiples frasques de Berlusconi, l’arrivée un pouvoir du grisâtre Mario Monti est acclamé. Mais ce terne professeur d’économie impose un véritable état d’exception. Réforme du système de retraite, réforme du code du travail, coupes dans les dépenses publiques, augmentation des impôts, deviennent le refrain lancinant de l’austérité, en Italie comme ailleurs. Pourtant ce pays s’enfonce dans la crise et ne cesse de creuser sa dette. Monti poursuit le berlusconisme et gère l’Italie comme une entreprise. La raison néolibérale perdure avec « le marché comme principe ordonnateur du monde, la compétition comme norme de conduite intériorisée tant par les individus que par l’État », décrit Enzo Traverso. Berlusconi défend surtout ses intérêts personnels tandis que Monti dorlote l’ensemble du patronat.
Amador Fernandez-Savater évoque la situation en Espagne. Depuis les années 1970, une "culture de transition" s’impose. Ce consensus démocratique permet de débattre de problèmes mineurs ou sociétaux sans évoquer la répartition des richesses et du pouvoir. Le mouvement du 15-M brise ce consensus mou. Le mot d’ordre « Democracia real ya » affirme que ce ne sont pas les politiciens et les capitalistes qui doivent commander, mais le peuple.
Le mouvement du 15-M s’inscrit dans une histoire de lutte récente avec l’opposition à la guerre en Irak en 2003 mais aussi la lutte pour le logement en 2006 avec le collectif V de Vivienda. Ses mouvements semblent spontanés et ne sont pas appelés par des militants. Au contraire, ses luttes regroupent des individus sans expérience politique préalable. Ses individus « ne puisent pas leur force dans un programme ou une idéologie, mais dans une manière sensible et singulière d’être attacher aux choses qui arrivent », souligne Amador Fernandez-Savater.
Le mouvement du 15-M rejette la politique des politiciens qui se contente de gérer l’ordre existant. Ce mouvement exprime « la beauté et la puissance d’être ensemble, prenant collectivement en charge un espace de vie et testant de nouveaux modes de participation commune aux choses communes », décrit Amador Fernandez-Savater. Une pensée collective émerge avec la discussion des décisions et le débat permanent. Surtout, cet espace d’expérimentation politique s’attache à inclure ceux qui ne participent pas encore à son organisation. Ce refus de la séparation et des identités figées alimente la créativité du mouvement.
Après l’occupation des places publiques, le mouvement se déplace dans les quartiers. Les actions contre les expulsions de logement impulsent une nouvelle lutte. « Les expulsions de logement sont l’image la plus précise du capitalisme actuel. Déloger, expulser, déposséder, précariser, fragiliser, chasser en exposant aux intempéries et aux incertitudes… », note Amador Fernandez-Savater. Tout le monde peut subir une expulsion et la précarité devient la norme. Mais cette question devient politique à travers un refus de la fatalité. Pourtant, après ce mouvement du 15-M, les assemblées se sont vidées et l’heure est au retour à la normale. La séparation entre la politique et la vie explique ce délitement. « Le personnel se dissocie du collectif lorsque nous ne sommes pas capables d’inventer des liens entre les modes de vie et les modes de lutte. C’est ainsi que le politique se vide et meurt », analyse Amador Fernandez-Savater.
Pourtant, l’aventure collective du 15-M reste imprégnée dans les esprits. Ce mouvement inspire également d’autres luttes. Le capitalisme et la démocratie représentative ne sont plus indéboulonnables. « Le 15-M a créé un nouveau climat social, où d’autres choses deviennent possibles », résume Amador Fernandez-Savater.
Elisabeth Gauthier, bureaucrate du Parti communiste français (PCF), propose une autre Europe et surtout un autre capitalisme. Son optique est clairement réformiste. Il s’agit de gérer au mieux les problèmes économiques et sociaux et non pas d’éradiquer leur cause. Mais les réflexions d’Elisabeth Gauthier permettent de nuancer l’idée d’une période insurrectionnelle. A côté des mouvements de lutte qui émergent, l’impuissance, l’angoisse et l’isolement prédominent. En revanche il est impossible de suivre Elisabeth Gauthier lorsqu’elle évoque une "élection de rupture" avec le score de Syriza, bureaucratie d’extrême gauche, en Grèce. Les politiciens, une fois élus, se conforment toujours à leur rôle de gestionnaire de l’ordre marchand. Elisabeth Gauthier et le Front de gauche proposent « une dynamique politique qui ne se limite pas à l’organisation de la protestation, qui ne se définit pas comme anti-PS ». Effectivement, ce cartel de bureaucrates collabore allègrement avec l’État et le capital puisqu’il foisonne d’élus et d’arrivistes politiciens. Seule la sphère financière du capitalisme est vaguement critiquée. Mais la propriété privée des moyens de production et la logique marchande ne sont évidemment jamais remis en cause par le Front de gauche et les pitreries de Mélenchon. Dans le texte d’Elisabeth Gauthier il n’est plus question d’exploités qui doivent affronter des exploiteurs mais de "citoyens" qui doivent aider les politiciens et les patrons à refonder la démocratie.
Le Front de gauche et Syriza regroupent les partis de la collaboration de classes. Ils deviennent une imposture et une impasse. Seules les luttes sociales et les révoltes qui embrasent la planète ouvrent des perspectives. Ses mouvements ne doivent plus se contenter de faire pression sur les politiciens, ils doivent les détruire. La contestation sociale doit s’armer d’un projet de société pour construire un monde sans exploitation, domination ou aliénation. L’enjeu de la lutte devient alors de transformer le monde pour bouleverser tous les aspects de la vie.
Source: Revue Lignes n°39, « Le devenir grec de l’Europe néolibérale », octobre 2012
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