Les méchantes des séries TV
Publié le 19 Décembre 2024
Les séries télé comportent de nombreux personnages féminins emblématiques, comme les héroïnes d’Alias ou de Buffy contre les vampires. Cependant, les figures les plus attachantes sont souvent compliquées, imparfaites, difficiles à aimer. Ce sont les femmes méchantes et amorales qui déchaînent le plus les passions. La figure de l’anti-héros masculin moralement trouble demeure largement analysée et ancrée dans la pop culture avec Les Sopranos, Breaking Bad ou The Shields. En revanche, pour les personnages féminins, la moindre imperfection semble plus subversive.
Dans la fiction comme dans la réalité, les femmes sont tenues à des standards de beauté et de perfection inaccessibles. Elles doivent se soumettre à des injonctions contradictoires pour ne pas être discréditées ou jugées comme repoussantes. La série télé permet d’explorer la complexité des personnages sur une plus grande durée. Surtout, cet univers semble plus ouvertement féminin. De nombreuses femmes sont scénaristes pour les séries, comme Shonda Rhimes, Fanny Herrero ou Phoebe Waller Bridge. Elles peuvent réinventer la représentation féminine. La femme forte ou la femme puissante est devenue un clichée. L’héroïne courageuse, comme dans Handmaid Tales, reprend souvent les caractéristiques attribuées aux hommes. En revanche, les héroïnes faillibles restent moins mises en avant.
Ces femmes s’inscrivent dans la filiation de figures historiques et littéraires comme Cléopâtre, Lady Macbeth, la marquise de Merteuil, Emma Bovary ou Cruella d’Enfer. Ces personnages peuvent être populaires ou haïs du grand public. Mais elles brisent les normes de l’idéal de perfection féminine. Elles ne sont pas assez douces, assez jolies, assez empathiques, assez maternantes, assez discrètes, assez calmes. Anaïs Bordages et Marie Telling attaquent ces stéréotypes sexistes dans le livre Petit éloge des anti-héroïnes de séries.
Mauvaises mères
Les mères semblent constamment jugées et soumises à leur enfant. La peur de devenir une « mauvaise mère » impose de nombreuses contraintes. La femme est supposée disposer d’un instinct maternel qui serait naturel. Mais des personnages bousculent tabous et clichés liés à la maternité. Cerseï Lannister, figure de Game of Thrones, est une femme violente et cruelle. Mais aussi car elle cherche avant tout à protéger sa famille. Les scénaristes se reposent sur la facilité de l’humaniser à travers son rôle de mère aimante. Pourtant, son fils Joffrey devient un psychopathe égocentrique.
Les Sopranos suit le quotidien d’un gang de la mafia italo-américaine. Mais le scénariste David Chase évoque également la famille et s’inspire de sa propre mère pour créer le personnage de Livia Soprano. Elle s’impose comme la figure la plus repoussante dans une série pourtant peuplée de tueurs de sang-froid. « Dans les films de mafia, les femmes sont souvent reléguées aux rôles de bimbos, d’épouses mi-complices mi-crédules ou de mammas bienveillantes », observent Anaïs Bordages et Marie Telling. Dans cet univers très masculins, les femmes sont cantonnées à la passivité. Livia Corleone s’impose comme une manipulatrice redoutable dans un univers masculin. Elle utilise même sa supposée fragilité pour protéger ses intérêts. Livia n’est pas faite pour être mère mais aurait pu devenir un redoutable parrain de la mafia.
Lois Wilkerson, dans Malcolm, ne cesse de crier sur ces enfants et de les réprimander. Contrairement au père débonnaire, elle joue le mauvais rôle et semble antipathique. Pourtant, c’est elle qui s’occupe des tâches ménagères et qui multiplie les heures de travail au supermarché pour nourrir sa famille. C’est surtout elle qui doit gérer les conflits pendant que son mari s’isole dans le garage pour avoir la paix. Tout l’équilibre de la famille repose sur cette mère épuisée qui incarne le concept de charge mentale.
Femmes superficielles
Les femmes sont jugées superficielles. Leur plaisir pour l’amour et l’esthétique en font des personnages qui se détourneraient des enjeux essentiels de la vie. Les comédies romantiques sont d’ailleurs un genre particulièrement dénigré. En revanche, les séries proposent des personnages de femmes superficielles qui assument les défauts qui seraient liés à leur féminité.
Rachel Green, dans la série Friends, est interprétée par Jennifer Aniston. Elle est devenue un personnage incontournable de la pop culture. Elle incarne pourtant le cliché de la JAP, pour Jewish American princess (littéralement, la « princesse juive américaine »). Même si la judéité du personnage est uniquement suggérée pour ne pas effrayer un public qui serait uniquement WASP. La figure de la JAP incarne l’intégration à travers la société de consommation. Rachel vient d’un milieu bourgeois et semble uniquement préoccupée par les fringues et les potins. Pourtant, cette femme devient progressivement indépendante et devient un personnage emblématique de la série.
Gabrielle Solis dans Desperate Housewives, est interprétée par Eva Longoria. La série joue avec les clichés attribués aux ménagères qui vivent dans les banlieues pavillonnaires. Gaby, ancienne mannequin mariée à un homme d’affaires, incarne la femme trophée. « Il ne m’adore pas, il adore m’avoir », rétorque Gabrielle qui n’est pas dupe. Elle vient d’un milieu modeste et son égoïsme apparaît aussi comme un moyen de survie. Si elle tient à son confort et à sa sécurité matérielle, c’est parce qu’elle a connu la précarité. Au cours de la série, elle doit d’ailleurs faire face à de nombreuses difficultés.
Séductrices
Les femmes qui aiment séduire, jouissent librement de leur libido et multiplient les conquêtes ne sont généralement pas fiables. La pop culture les considère comme des traînées ou, au mieux, comme des femmes fatales. Elles méprisent les convenances et la pudeur attendue de toute femme respectable. Ce sont des manipulatrices qui utilisent leurs atouts physiques à des fins perfides. La femme libre et séductrice provoque le danger voire la mort. Mais ces personnages considèrent également la féminité comme une source de puissance, et non de honte.
Samantha Jones, dans Sex and the City, revendique fièrement son célibat et multiplie les rencontres amoureuses. « Je refuse que toi ou la société me jugiez. Je porterai ce que je veux, et je sucerai qui je veux, tant que je pourrai respirer et m’agenouiller », lance le personnage. Samantha refuse de juger et d’être jugée par ses amies. C’est surtout une femme libre et indépendante qui refuse les compromis déplaisants du couple si elle n’est pas entièrement heureuse. Contrairement aux clichés, elle ne cherche pas à avoir d’enfants et à sortir de son célibat. Cependant, si elle rejette le couple dans sa forme traditionnelle, elle ne s’interdit ni l’amour ni les sentiments.
Faith Lehane est devenu un personnage incontournable de Buffy contre les vampires. Brune, pulpeuse, arrogante et vénéneuse : elle semble à l’opposée de l’héroïne principale. Elle est menaçante et hors de contrôle alors que Buffy se veut rassurante et protectrice. Cette Tueuse de vampires aime dormir nue et affirme que se battre lui « donne faim et envie de niquer ».
Pestes et revêches
Les pestes parviennent à s’imposer à travers leur verve et maîtrisent les codes de la féminité. Elles n’utilisent jamais la force physique ni aucune qualité masculine. Ces reines de lycée dominent leur petit monde avec des répliques cruelles et destructrices. Les pestes attirent à la fois haine, crainte et fascination.
Nellie Oleson incarne cette figure de peste dans La Petite Maison dans la prairie. Cette fille de commerçants ne cesse d’attaquer Laura Ingalls qui grandit dans un milieu paysan. Nellie incarne la méchanceté et le mépris de classe. Mais ce personnage méchant et caricatural permet aussi de bousculer l’univers mièvre et puritain de la série.
Blair Waldorf, dans Gossip Girls, s’impose comme un personnage qui devient apprécié des fans de la série malgré sa méchanceté. Elle parvient à s’imposer par la manipulation. Ce talent reste perçu comme typiquement féminin, « peut-être parce qu’il permet d’obtenir, sans violence, une once de pouvoir dans une société qui nous empêche d’en avoir », indiquent Anaïs Bordages et Marie Telling. Blair parvient à dominer son monde malgré sa position de femme. De plus, sa cruauté apparaît comme une carapace. Elle est rejetée par ses parents. Mais elle a aussi été abandonnée et trahie.
Les revêches refusent de se conformer au modèle de la femme douce et souriante. Elles refusent de rentrer dans le rang et de s’aligner avec les codes traditionnels d’une féminité soumise. Dès le plus jeune âge, les femmes ne doivent pas être trop froides et ne pas exprimer leur opinion avec trop de vigueur. Les personnages de revêches transgressent ces normes sans se préoccuper des conséquences. Elles ignorent les conventions de la politesse en société.
Elizabeth Jennings, dans The Americans, est une espionne du KGB dans la société américaine des années 1980. Elle est capable de manipuler et tuer de sang-froid. « Elizabeth est abrupte, impénétrable et difficile à aimer. Elle sourit rarement, ne tolère aucune déficience idéologique et est incapable d’exprimer ses émotions », décrivent Anaïs Bordages et Marie Telling. L’espionne garde l’apparence d’une femme belle et élégante, tout en déjouant les codes les plus traditionnels de la féminité. Elle n’est ni douce ni maternelle. Elle refuse le compromis et alimente les conflits plutôt que de les apaiser. « Bref, Elizabeth est la réfutation même de l’idée selon laquelle un monde gouverné par des femmes serait plus paisible », ironisent Anaïs Bordages et Marie Telling.
Sortir des stéréotypes
Le livre d’Anaïs Bordages et Marie Telling propose une démarche originale. Certes, prendre au sérieux les séries et les objets de la pop culture s’est désormais banalisé. Cependant Anaïs Bordages et Marie Telling se focalisent sur certains personnages, souvent secondaires et mal-aimées. Elles montrent comment les séries permettent d’approfondir la description de personnalités singulières et leur évolution. Il est possible de découvrir que les personnages de méchantes se révèlent fragiles et empathiques, et inversement. Ces anti-héroïnes permettent de sortir du modèle manichéen qui oppose les gentils aux méchants.
Ensuite, Anaïs Bordages et Marie Telling ne s’appuient pas sur l’héroïne traditionnelle et infaillible, qui reprend d’ailleurs souvent les codes de la virilité courageuse et triomphante. Leur livre se penche sur des personnages qui assument les stéréotypes attribués à la féminité ou s’y opposent frontalement. Cette galerie de personnages permet de montrer que la méchanceté de ces femmes repose souvent sur des stéréotypes sexistes. Ce qui permet d’entrevoir ces personnages et les séries dans lesquelles elles évoluent sous un angle nouveau. Des séries en apparence inoffensives peuvent remettre en cause les normes sociales voire l’ordre patriarcal.
Néanmoins, il semble important de souligner que les femmes des séries peuvent également sombrer dans le féminisme bourgeois qui repose sur la réussite individuelle. Olivia Pope apparaît comme emblématique de cette posture. Le travail et la méritocratie peuvent permettre aux femmes de devenir aussi puissantes que les hommes. Mais cette démarche reste engluée dans les vieilles hiérarchies et les rapports de force traditionnels. Voir une femme, en apparence fragile, tenir tête à des hommes puissants reste jubilatoire. Cependant, il semble important de tendre vers une société égalitaire à travers la solidarité et l’action collective, plutôt que de s’illusionner sur la réussite individuelle.
Source : Anaïs Bordages et Marie Telling, Petit éloge des anti-héroïnes de séries, Les Pérégrines, 2022
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Vidéo : Voilà pourquoi les anti-héroïnes des séries sont essentielles, diffusée sur Brut le 2 octobre 2022
Radio : Anaïs et Marie font l'éloge de leurs anti-héroïnes de séries préférées, diffusée sur Peak TV https://www.slate.fr/audio/
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Radio : Les plus grandes anti-héroïnes de séries TV réunies dans un livre, diffusée sur sur RTS le 17 octobre 2022
Radio : Petit éloge des anti-héroïnes de séries // Rencontre avec Anaïs Bordages et Marie Telling, diffusée sur L'Affranchie Podcast le 4 mai 2023
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Malia Kounkou, Les anti-héroïnes de série ou l'éloge des femmes imparfaites, publié sur Urbania le 26 octobre 2022
Margaux Baralon, Vive les anti-héroïnes de séries, publié sur AirZen Radio le 26 juin 2023
Pauline Leduc, Contes inclusifs, anti-héroïnes de série, faire famille autrement : voici trois livres à ne pas manquer, publié sur le site Madmoizelle le 30 novembre 2022
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