Les États-Unis au XXe siècle
Publié le 24 Octobre 2024
Les États-Unis sont souvent réduits à un pays qui mène des guerres impérialistes dans les différents coins de la planète. Néanmoins, l’histoire des États-Unis ne peut pas se réduire à celles de ses gouvernements et de ses dirigeants. Les luttes contre la ségrégation raciale, contre l’exploitation économique, contre l’oppression des femmes rythment cette histoire. La population s’oppose à la domination nationale de la classe la plus riche. Les luttes sociales remportent également de nombreuses victoires contre la misère et le racisme qui permettent d’importantes avancées sociales.
Howard Zinn propose une démarche singulière dans son livre à succès Une histoire populaire des États-Unis. L’histoire officielle imposée par les manuels scolaires se centre sur les grands hommes comme les Pères fondateurs, Lincoln, Wilson, Roosevelt ou Kennedy. Mais l’histoire d’une nation reste traversée par des conflits sociaux entre les conquérants et les populations soumises, entre les maîtres et les esclaves, les dominants et les dominés, les capitalistes et les prolétaires. Howard Zinn revient sur la dernière partie de cette histoire dans le livre Le XXe siècle américain.
Syndicalisme d’action directe
Les travailleurs s’organisent face à des industriels qui veulent réduire les coûts de production. Le syndicalisme se développe au début du XXe siècle. L’American Federation of Labor (AFL) demeure la principale organisation. Néanmoins, ce syndicat regroupe uniquement les hommes, Blancs et ouvriers qualifiés. Les femmes sont marginales dans les syndicats et les Noirs en sont exclus. Même si, dans les luttes concrètes, la base rejette cette ségrégation. En 1907, les dockers de la Nouvelle Orléans lancent une grève qui regroupe Blancs et Noirs pendant une vigntaine de jours. Les travailleurs luttent côte à côte pour la défense de leurs intérêts communs. Mais les dirigeants de l’AFL se contentent de défendre les ouvriers qualifiés.
Les syndicalistes de lutte fondent l’Industrial Workers of the World (IWW) en 1905. Cette organisation vise à regrouper l’ensemble de la classe ouvrière pour s’opposer au patronat et renverser le capitalisme. « Le but et l’objet de cette organisation doit être de rendre à la classe ouvrière le contrôle du pouvoir économique, des moyens de son existence et de l’appareil de production et de redistribution sans se soucier des patrons capitalistes », déclare Big Bill Haywood. Les IWW lancent des syndicats qui regroupent les femmes, les immigrés, les Noirs et tous les ouvriers les moins qualifiés. Les grèves permettent des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail dans les entreprises.
L’IWW favorise la lutte à la base et l’action directe plutôt que la négociation d’accords par les responsables syndicaux. La grève doit être décidée et contrôlée par les travailleurs eux-mêmes, et non par des politiciens ou des bureaucrates syndicaux. Ensuite, les grèves et les luttes locales doivent se multiplier dans la perspective d’une grève générale pour permettre l’expropriation des employeurs. Cet imaginaire de grève générale se développe également en France et en Espagne. Les syndicalistes des IWW ne sont pas nombreux mais voyagent pour diffuser leurs pratiques de lutte et leurs perspectives révolutionnaires.
En 1913 éclate la grève des mineurs du Colorado. Les salaires misérables, les conditions de travail dangereuses et le contrôle de leur vie au sein de villes organisées par les compagnies sont remis en cause. Dès le début du conflit, les mineurs sont expulsés de leur logement possédé par la compagnie. Mais la United Mine Workers Union organise un campement sur les collines. Les grévistes doivent également affronter les milices patronales et la garde nationale. Face à une répression mortelle, les cheminots bloquent les trains qui transportent les soldats et les grévistes ripostent à coups d’explosifs dans les mines. Des rassemblements et protestations de solidarité se propagent dans tout le pays. Mais le président Woodrow Wilson envoie les troupes fédérales pour ramener l’ordre dans un bain de sang.
Crise économique et lutte des classes
Le nationalisme et la guerre permettent de gommer les clivages de classe et de réprimer les IWW. L'universitaire W.E.B. Du Bois considère que l’impérialisme et la guerre doivent permettre d’éviter les conflits de classe. Il évoque également l’importance de la colonisation de l’Afrique et de ses richesses naturelles pour les Européens. La propagande belliciste se diffuse dans la presse, les écoles et les universités. La loi sur l’espionnage permet de réprimer le mouvement socialiste.
En février 1919, une grève générale de 5 jours à Seattle ne parvient pas à paralyser la ville. Ce mouvement reste encadré par les syndicats qui s’attachent à canaliser la colère. Aucune émeute n’éclate et la grève échoue. Ce qui n’empêche pas les autorités de réprimer les IWW qui sont considérés comme responsables de ce mouvement. La grève générale, même pacifiste, reste perçue comme révolutionnaire.
La révolution russe déclenche une vague de soulèvements à travers le monde. Les dockers de Seattle et de New York refusent l’envoi d’armes pour réprimer la révolution russe. Surtout, le mouvement des soviets ravive l’espérance révolutionnaire. Une grève éclate dans la sidérurgie. Mais le syndicat de l’AFL défend uniquement les travailleurs blancs. La grève ne parvient donc pas à rallier les ouvriers noirs. Des mouvements de grève éclatent dans différents secteurs comme le textile et le commerce, et même dans la police de Boston.
La crise économique de 1929 frappe violemment les États-Unis avec la propagation de la misère. Le président Franklin Roosevelt mène une politique de redistribution des richesses. Le « New Deal » doit permettre de sauver le capitalisme à travers l’intervention de l’État. Surtout, les réformes de Roosevelt visent à calmer les nombreux mouvements de révolte spontanés avec les organisations de locataires, de chômeurs et la propagation des grèves. Des codes sont négociés à la fois par les travailleurs, les patrons et le gouvernement. Cette politique permet de réguler les prix et les salaires pour limiter la concurrence.
Mais les exploités répondent à leurs problèmes avant tout par l’action directe. Des expulsions locatives sont empêchées. De la nourriture est réquisitionnée. Des mineurs vendent directement leur production. « En rompant ainsi avec les contraintes de la propriété pour satisfaire leurs besoins propres, l’action des mineurs illustre concrètement l’aspect le plus important de la conscience de classe : les problèmes des travailleurs ne peuvent être résolus que par les travailleurs eux-mêmes », souligne Paul Mattick.
En 1934, un million et demi de travailleurs de différents secteurs se mettent en grève. Les dockers de la côte Ouest se soulèvent contre leur propre syndicat qui contrôle l’embauche. Une grève éclate au Sud dans le secteur textile. Ensuite, les grèves avec occupation d’usine se multiplient. Ces mouvements ne sont pas contrôlés par les directions syndicales. Les grèves sauvages restent plus efficaces que les négociations syndicales.
Mouvements des années 1960
La Seconde Guerre mondiale est soutenue par l’ensemble des forces politiques et syndicales au nom de l’antifascisme et du patriotisme. L’AFL s’engage à ne pas déclencher de grève au nom de l’effort de guerre. Cependant, les prolétaires ne veulent pas subir les baisses de salaires et les restrictions. En 1945, de nombreuses grèves éclatent. La contestation sociale se poursuit en 1946. La guerre froide s’ouvre avec les bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki. La guerre de Corée doit éviter la propagation de la révolution maoïste.
Mais l’anticommunisme de McCarthy traque également l’ennemi intérieur. Même des intellectuels libéraux sont mis en cause par cette chasse aux sorcières. Le budget militaire explose dans le contexte de la guerre froide. Le plan Marshall se présente comme une aide à la reconstruction en Europe. En réalité, les États-Unis veulent limiter l’influence du Parti communiste en France et en Italie. La CIA et des mercenaires américains permettent de renverser de simples gouvernements de gauche en Iran et au Guatemala.
Les États-Unis restent marqués par l’esclavage et la ségrégation. Le mouvement des droits civiques émerge en 1955. Rosa Parks lance le boycott des bus de Montgomery. Martin Luther King et les Afro-américains du Sud développent une stratégie d’action directe non-violente. Des sit-in permettent de bloquer des commerces qui pratiquent la ségrégation raciale. Dans les villes du Nord, ce sont des émeutes urbaines qui éclatent pour dénoncer le racisme et la misère.
En 1965, le ghetto noir de Watts à Los Angeles se soulève. Les émeutiers occupent les rues et pillent les commerces. En 1966, des soulèvements éclatent à Chicago et à Cleveland. En 1967, Newark et Détroit s'enflamment. En 1968, l’assassinat de Martin Luther King déclenche de nouvelles émeutes. Malcolm X incarne cette révolte des ghettos urbains. Les Black Panthers passent à l’auto-défense armée. La Ligue des travailleurs Noirs se développe dans les usines automobiles de Détroit.
Durant les années 1960, les femmes restent réduites à leur rôle de mère ou d’épouse. Dans le salariat, elles occupent les fonctions subordonnées. Le mouvement féministe vient bousculer l’ordre patriarcal. La presse féminine et les séries télévisées subissent l’influence de la critique féministe. La femme noire et pauvre qui subit à la fois le patriarcat et le capitalisme. « Comprenant tout cela, elle a d’ores et déjà commencé à remettre en question la domination masculine et la société de classe qui la sous-tend : le capitalisme », souligne Patricia Robinson.
L’avortement pose la question de la libération des corps et devient un enjeu de lutte central. Des groupes de femmes se multiplient pour refuser l’infériorité féminine et augmenter la confiance en soi. Ces groupes permettent également d’exprimer une solidarité entre femmes.
Nouvelles luttes
Durant les années 1970, des mutineries éclatent dans les prisons avec des grèves et des émeutes. Les juges sont des hommes blancs conservateurs qui prennent des décisions arbitraires. Cette justice de classe condamne davantage les cambriolages que la fraude fiscale. Les prisonniers prennent conscience des injustices qu’ils subissent avec le passage en prison. « Certains prisonniers se mirent à établir un lien entre leur destin personnel et le système social. Au lieu d’entreprendre des actes individuels, ils se lancèrent alors dans des actions collectives », observe Howard Zinn. George Jackson se politise en prison et publie le livre Soledad Brother. Son assassinat en 1971 déclenche une vague d’émeutes dans les prisons, notamment à Attica.
La guerre du Vietnam et l’affaire du Watergate alimentent la critique du pouvoir politique. Le président Nixon est même destitué en 1973. Les médias estiment que cette démission démontre la vitalité de la démocratie américaine. Au contraire, les mécanismes autoritaires et les manipulations perdurent. Par exemple, la CIA permet de renverser le gouvernement Allende au Chili
La contestation perdure sous la présidence Reagan durant les années 1980. L’armement nucléaire suscite un important mouvement d’opposition. Les interventions américaines au Nicaragua et au Salvador sont également critiquées. La mobilisation contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud prend de l’ampleur. Surtout, la politique néolibérale imposée par Reagan reste largement contestée. Les coupes dans les budgets sociaux provoquent des oppositions. Les instituteurs lancent un mouvement de grève. Des luttes contre les licenciements dans le secteur industriel éclatent dans différentes villes. Les jeunes afro-américains se soulèvent contre les violences policières et la misère sociale. En 1990, d’importantes manifestations s’opposent à la guerre en Irak.
Durant les années 1990, la désindustrialisation contribue à affaiblir durablement le mouvement syndical. Cependant, des grèves se développent dans le secteur des services. Les femmes de ménages de Los Angeles et les employés de Boeing remportent des victoires majeures. Le mouvement ouvrier doit s’ouvrir à un salariat qui comprend davantage de femmes et de jeunes. En 1999, une importante mobilisation s’oppose au sommet de l’OMC à Seattle. Des syndicalistes, des écologistes, des féministes, des paysans composent l’émergence du mouvement altermondialiste. Les émeutes et les bris de vitrine permettent de donner un écho à cette mobilisation dans tout le pays et à travers le monde. Cette contestation attaque les entreprises multinationales qui imposent des bas salaires et de mauvaises conditions de travail dans différents pays.
Analyse historique
Howard Zinn propose une synthèse incontournable de l’histoire des États-Unis qui s’est imposée comme un succès de librairie. Sa démarche originale tranche avec la version scolaire et officielle de l’histoire. Les grands hommes, les lois et les institutions occupent une place marginale dans la vie quotidienne de la population. Les améliorations sociales et politiques proviennent avant tout des mouvements de lutte. L’organisation à la base des exploités et les révoltes spontanées rythment l’histoire des États-Unis et permettent d’arracher des avancées sociales majeures.
La lecture d’Howard Zinn, bien que teintée d’anti-impérialisme, tranche également avec la vision des États-Unis comme un peuple patriote soumis à sa classe dirigeante et aliéné à la logique marchande. Les luttes sociales ne cessent de perdurer et de se renouveler. Il faut également rappeler l’importante abstention qui rend le président des États-Unis peu représentatif de l’opinion publique. La population américaine subit la violence de l’exploitation et d’un capitalisme particulièrement brutal. Ce qui rend la lutte des classes d'autant plus vivace.
Le livre d’Howard Zinn évoque en creux le déclin du mouvement ouvrier. Le syndicalisme d’action directe, particulièrement influent aux États-Unis, subit la répression et la marginalisation. Le syndicalisme traditionnel finit par s’imposer avec son institutionnalisation et sa bureaucratisation. Même si des luttes sociales perdurent à la base, les grosses machines syndicales défendent les salariés sans remettre en cause le cadre capitaliste. Le syndicalisme est également ringardisé par les nouveaux mouvements sociaux. Les luttes féministes et antiracistes ne sont pas prises en compte par des syndicats qui défendent les ouvriers blancs qualifiés.
Néanmoins, un renouveau de la lutte des classes peut s’observer. La politique d’austérité de Reagan provoque des résistances sociales. L’altermondialisme permet également une recomposition du mouvement social. La lutte des classes doit s’articuler avec les luttes féministes, antiracistes et écologistes. Des syndicats de base se développent dans le secteur des services et de la logistique. Des grévistes obtiennent d’importantes victoires et démontrent qu’il est possible de tenir tête à de puissantes multinationales. Au début des années 2020, un renouveau du syndicalisme d’action directe semble s’observer aux États-Unis.
Howard Zinn propose une belle synthèse accessible au grand public. En revanche, ce livre d’introduction à l’histoire des États-Unis comporte inéluctablement quelques angles morts. Les clivages et les débats qui existent au sein des mouvements sociaux ne sont pas évoqués. De même, les causes des échecs de ces luttes sociales ne sont pas touours analysées. Il manque également quelques nuances dans l’analyse. Howard Zinn oppose les 1% les plus riches au reste de la population. Cette vision simpliste élude une fine analyse de classe qui observe une stratification du salariat. Néanmoins, le prolétariat regroupe la population qui doit travailler pour vivre et demeure majoritaire. La lutte des exploités peut alors devenir décisive pour attaquer l’épicentre du capitalisme.
Source : Howard Zinn, Le XXe siècle américain. Une histoire populaire de 1890 à nos jours, traduit par Frédéric Cotton, Agone, 2003
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Howard Zinn parle aux professeurs de sciences sociales, publié sur le site Les Crises le 2 décembre 2017
Radio : Howard Zinn (1), diffusée dans l'émission Là-bas si j'y suis le 14 septembre 2004
Radio : Howard Zinn (2), diffusée dans l'émission Là-bas si j'y suis le 15 septembre 2004
Howard Zinn, « Un pouvoir que nul ne peut réprimer », publié sur le site du journal Le Monde diplomatique de janvier 2004
Martine Laval, L'historien Howard Zinn : "Les Etats-Unis reconnaissent enfin qu'ils sont une société multiculturelle", publié sur le site du magazine Télérama le 25 octobre 2008
Thierry Discepolo, La synthèse d’Howard Zinn publié sur le site Homme moderne
Frédéric Cotton & Thierry Discepolo, Howard Zinn (1922-2010). Retour sur la vie d’un historien et militant, publié sur le site des éditions Agone le 1er février 2010
Sylvie Laurent, Howard Zinn et les damnés de l'Amérique, publié sur le site du journal Le Monde le 4 février 2010
Claude Grimal, Les combats d’Howard Zinn, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 19 octobre 2020
Yves Chenal, Howard Zinn La face cachée de l'Amérique, publié sur le site Herodote le 9 mai 2020
Thibault Scohier, Howard Zinn ou la vitalité de l’histoire populaire, publié sur le site de la revue Politique le 14 janvier 2021
Thomas Wieder,Howard Zinn, historien américain, publié sur le site du journal Le Monde le 2 février 2010
Damien Theillier, « Histoire populaire de l’Amérique » d’Howard Zinn, publié sur le site Contrepoints le 2 avril 2015
Christiane Vollaire, Howard Zinn, face au déni de l’histoire populaire, publié sur OpenEdition Books
Philippe Delvosalle, Howard Zinn : une autre histoire des États-Unis - deux documentaires, publié dans la revue Lectures Cultures n°30 (novembre-décembre 2022)
Jérôme Skalski, Howard Zinn, une histoire populaire « par en bas », publié sur le site Solidaire le 6 août 2015
Howard Zinn sur le site du journal Le Devoir