Les éditeurs critiques

Publié le 31 Octobre 2024

Les éditeurs critiques
Un renouveau de l'édition indépendante critique s'observe depuis le début du XXIe siècle. Un nouveau cycle de lutte émerge avec les grèves de 1995 et la mode de l'altermondialisme. Les luttes de la jeunesse contre le CPE relancent la curiosité intellectuelle. La sociologie des éditeurs critiques permet de comprendre cette démarche à la fois politique et intellectuelle. 

 

 

Le monde du livre est frappé par une accélération de la concentration et de la rationalisation depuis les années 1980. Des conglomérats se développent dans le domaine de l’audiovisuel et des médias. Mais des poches de résistance défendent des pratiques d’autonomie à la marge de l’imposition des logiques marchandes. Des éditeurs indépendants dans le domaine des sciences humaines et de la critique sociale connaissent un renouveau au tournant du XXIe siècle. L’édition de livres devient un enjeu majeur dans la production et la diffusion des idées.

Les éditeurs critiques, proches des maisons d’édition indépendantes, affirment un engagement politique. Certains sont issus de l’héritage de la contestation des années 1968 tandis que d’autres se revendiquent sans ancrage militant précis. Tous s’inscrivent dans le renouveau contestataire de la décennie 1990. La fabrique, Agone ou Raisons d’agir ont acquis une certaine visibilité tandis que d’autres travaillent dans la confidentialité.

Ces éditeurs contribuent au mouvement des idées du XXIème siècle. Ils se situent au carrefour des secteurs universitaire et militant, lettré et grand public. De l’association marginale à la petite entreprise, ces éditeurs sont immergés dans un monde qui subit les contraintes économiques les plus fortes. La sociologue Sophie Noël explore cet univers dans le livre L’édition indépendante critique.

 

 

                      L’édition indépendante critique (Nouvelle édition) de Sophie Noël

 

 

Éditeurs militants

 

Durant, les années 1950 et 1960, Les Éditions sociales contribuent à populariser le marxisme-léninisme mais restent sous la tutelle du Parti communiste. Un renouveau éditorial émerge dans le contexte de la guerre d’Algérie. Le Seuil publie la revue Esprit et incarne le courant des catholiques de gauche. Plus engagées, les éditions de Minuit se heurtent à la censure. Issu de la Résistance, cet éditeur publie Au service des colonisés de Daniel Guérin et surtout La question d’Henri Alleg qui dénonce la torture. Néanmoins, de nombreuses maisons d’édition à l’image de La Table ronde publient des textes en faveur de l’Algérie française.

Le bouillonnement intellectuel des années 1968 contribue à dynamiser l’édition critique. La collection « 10/18 » devient emblématique avec la publication des auteurs comme Trotski, Marx, Mao, Castoriadis, Mandel, Lefebvre ou Deleuze. Cette collection de poche met à la portée du grand public les classiques du marxisme et les recherches les plus pointues en sciences sociales, en lien avec les nouvelles universités de Vincennes et de Jussieu. De nombreux éditeurs émergent sans dépendre de la tutelle d’un parti. François Maspero relie théorie et engagement politique, en marge du champ éditorial.

Les éditions Maspero exercent une influence majeure malgré une taille modeste. Les luttes de libération nationale dans le tiers-monde sont valorisées avec Frantz Fanon mais aussi Che Guevara ou Malcolm X. La recherche en sciences sociales est également publiée avec les historiens Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant ou Moses Finley. Le renouveau du marxisme est incarné par Louis Althusser et Nicos Poulantzas. La critique de l’école est portée par Libres enfants de Summerhill et les textes de Wilhelm Reich. Maspero publie tous les courants du marxisme avec Trotski, Victor Serge, Rosa Luxemburg, Lukacs ou Walter Benjamin. Ce véritable miroir de l’époque mêle témoignages militants, récits, enquêtes et écrits théoriques.

 

 

       

 

 

Théories nouvelles

 

Dans un autre style Champ libre demeure emblématique du bouillonnement des années 1968. Elle incarne le versant d’avant-garde de l’édition politique, qui rejette les formes classiques de militantisme. Cette maison qui publie l'ultra gauche et la contre-culture fait de la provocation sa marque de fabrique. La critique du stalinisme, les textes de Guy Debord mais aussi les luttes des prisonniers et les mouvements homosexuels sont publiés.

Les éditions de Minuit participent également à ce renouveau éditorial avec la collection de Kostas Axelos liée à la revue Arguments qui publie Histoire et conscience de classe de Georg Lukacs mais aussi les livres du philosophe Herbert Marcuse. La collection « Sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu abrite ses propres travaux mais aussi des classiques de la sociologie.

Mais le reflux du gauchisme à partir de 1975 contribue au déclin du livre politique. Le renouveau de la contestation sociale, avec les grèves de 1995, contribue à ranimer l’édition critique. Les éditions Raisons d’agir publient des courts textes d’intervention pour rendre accessibles les outils de réflexion. Ces livres prétendent mêler rigueur scientifique et critique sociale. La dénonciation du néolibéralisme et la critique des médias s’expriment dans une tonalité polémique.

 

Cette démarche inspire « La République des idées » lancée en 2002 par Pierre Rosanvallon. Publiés par les éditions du Seuil, ces petits livres aspirent au renouveau intellectuel de la gauche réformiste. Cependant, ces ouvrages bénéficient d’importants relais médiatiques et politiques. La Découverte republie les livres du fond Maspero et lance le label « Zones » en 2007. Ces textes proches de la mouvance altermondialiste visent à attirer la jeunesse en lutte contre le CPE. Les éditeurs répondent à l’air du temps et s’adressent au lectorat le plus large possible.

Les éditeurs critiques veulent compenser des manques dans le paysage éditorial. Ils publient des textes ou des auteurs oubliés mais aussi des analyses inédites. Ils veulent imprimer leur identité à leur catalogue pour promouvoir des idées qui leur paraissent essentielles. « Tous sont habités par une forte conviction quant à leur rôle de passeurs de textes, d’intermédiaires actifs entre des lecteurs et des idées », observe Sophie Noël.

 

 

                    Putain d'usine (Livre+Film+Brochure) - 1

 

 

Production et logique éditoriale

 

Les éditeurs critiques peuvent publier des auteurs reconnus avec une légitimité académique comme Alain Badiou, Antonio Negri ou Noam Chomsky. En revanche, ce sont leurs écrits politiques qui sont publiés tandis que leurs travaux universitaires sont diffusés par des maisons d’édition traditionnelles. Ensuite, les éditeurs critiques ne mettent pas en avant la notoriété de l’auteur. Dans l’édition traditionnelle, les titres académiques et le prestige intellectuel servent d’argument de vente. Au contraire, les éditeurs critiques mettent l’accent sur le texte, sur le propos et l’authenticité des témoignages plutôt que sur les attributs sociaux de l’auteur.

Les éditeurs critiques explorent un large éventail de genres et de formes discursives. L’ancrage dans l’actualité, la forme intellectuelle ou la subjectivité sont proposés. Certaines maisons publient surtout des enquêtes journalistiques et des documents politiques. Les problèmes  de société, les scandales sanitaires, politiques ou financiers font écho à l’actualité. Le discours politique adopte une forme peu élitiste et reste accessible au grand public. Les Arènes publient les enquêtes de Denis Robert sur le scandale de Clearstream.

Le témoignage joue également un rôle de dénonciation et de mobilisation. La critique de l’aliénation au travail se banalise avec Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray ou Carnets d’un intérimaire de Daniel Martinez. « Ce type de publication est présenté comme permettant de rendre la parole aux vrais acteurs de la vie politique et sociale, aux anonymes contre les experts et les discours autorisés », précise Sophie Noël. 

 

Les éditeurs privilégient les essais. Ce genre évite l’académisme de la production savante, mais aussi l’idéologie trop marquée de la production militante. L’essai maintient la confusion entre le registre politique et le registre littéraire. Ce genre prétend transcender les clivages, à la fois disciplinaires et intellectuels, afin de « remettre en cause les idées reçues ».

Les éditeurs critiques reposent également sur la publication de classiques tombés dans le domaine public. Tous les courants du mouvement ouvrier sont incarnés. Les classiques du communisme Marx et Lénine côtoient les marxistes critiques comme Rosa Luxemburg et les anarchistes comme Bakounine, Kropotkine ou Élisée Reclus. Les marxistes hétérodoxes comme Lukacs ou Walter Benjamin sont également prisés. L’inclassable George Orwell est présent chez plusieurs éditeurs. Les classiques permettent de constituer une filiation politique et intellectuelle pour articuler textes du passé et auteurs contemporains, entre thématiques d’hier et d’aujourd’hui.

 

 

                 

 

 

Profils d’éditeurs critiques

 

Les éditeurs critiques présentent un profil social spécifique. C’est un univers largement masculin. Si le versant littéraire de l’édition demeure féminin, les sciences sociales et la politique apparaissent comme l'apanage des hommes. Les femmes s’investissent dans des tâches essentielles mais jugées secondaires, comme la relecture ou la comptabilité. Les hommes fixent la politique éditoriale et incarnent la maison d’édition. Les éditeurs critiques sont rarement débutants. Ils se lancent après 40 ans et ont déjà travaillé dans le monde de l’édition. Seule une minorité provient d’autres univers. Même si l’enseignement demeure un foyer de vocation non négligeable.

Les éditeurs critiques sont très diplômés. La moitié a un niveau Master. La majorité des éditeurs est issue de milieux sociaux favorisés, comme les professions intellectuelles (écrivains, éditeurs, journalistes, enseignants). Un quart viennent de milieux populaires (ouvriers, petits artisans ou employés). Ils investissent l’édition la plus politisée et la moins prestigieuse d’un point de vue intellectuel. Les personnes issues de milieux élevés n’assument pas leurs origines sociales. Ils ne veulent pas attribuer leur réussite au déterminisme. Au contraire, les éditeurs issus de milieux ouvriers évoquent avec plaisir leurs origines sociales. Ce qui s’explique par la satisfaction du chemin parcouru et la fierté d’avoir des racines populaires en accord avec leurs convictions.

 

Le monde de l’édition critique s’apparente à celui de la bohème avec ses intellectuels « prolétaroïdes » selon l’expression de Max Weber. Les bourgeois et les diplômés déclassés demeurent majoritaires. Ce secteur offre un avenir professionnel incertain et attire de ce fait des personnes plutôt dotées économiquement. Cette population manifeste « un certain rejet du monde de la culture et des apprentissages scolaires qui l’accompagnent et des valeurs bourgeoises en général, bien qu’ils en soient souvent le produit », décrit Sophie Noël.

L’expérience militante à travers différents mouvements et partis de gauche ou d’extrême gauche demeure une caractéristique essentielle des éditeurs critiques. La majorité d’entre eux ont eu un engagement politique avant la création de leur maison d’édition. Ils ont fréquenté la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), le Parti socialiste unifié (PSU) ou le PCF. Certains sont issus du marxisme critique dans ses multiples nuances comme le communisme de conseils ou le mouvement autonome. Les plus âgés ont été politisés dans leur jeunesse dans les années 1970.

 

 

                       Hémisphère gauche - Une cartographie des nouvelles pensées critiques - 1

 

 

Pratiques politiques et intellectuelles

 

La politique permet l’apprentissage d’un corpus de savoirs spécifiques avec des théories, des problématiques, des traditions historiques. La maîtrise d’un certain langage et d’une rhétorique politique peut également se reconvertir dans l’édition.Le glissement du militantisme traditionnel à une forme intellectualisée de l’engagement comme l’édition découle du contexte historique. Depuis les années 1970 s’observe un repli des mouvements d’extrême gauche. L’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 et la chute du mur de Berlin contribuent à atténuer les clivages idéologiques.

Ce contexte favorise de nouveaux modèles d’engagement. « A rebours de ce qui était la règle dans les années 1960-1970, le capital politique va chercher à se convertir en capital intellectuel », observe Sophie Noël. Les éditeurs nés dans les années 1970 semblent moins politisés. Ils fréquentent des organisations politiques, mais délaissent le militantisme intense. Ils ont fait leurs premiers pas dans les nouveaux mouvements sociaux comme l’écologie, le féminisme ou la défense des sans papiers. Mais ils ne s’inscrivent pas dans des logiques collectives ou militantes.

                                                            

Les éditeurs critiques rejettent le modèle communiste du dogme figé. Ils valorisent plutôt l’éclectisme des éditions Maspero en gommant les textes les plus idéologiques du catalogue. L’ouverture et le pluralisme sont valorisés par les éditeurs critiques pour mieux se démarquer de la pensée dominante mais aussi des carcans idéologiques. Dans leurs textes de présentation, les termes « critiques », « contestataires », « engagé » ou « subversif » permettent de se tenir à distance du militantisme traditionnel.

Mais ces termes participent aussi à l’euphémisation d’une posture radicale dans une époque de désillusion par rapport aux utopies révolutionnaires. Les termes « militant » ou « idéologique » sont bannis. « Seules les expériences libertaires et anarchistes du XIXe siècle et le marxisme critique conservent une certaine aura, dans la mesure où ils n’ont pas été désavoués par l’histoire », précise Sophie Noël. La Commune de Paris, la révolution russe de 1905, l’expérience des soviets et les conseils ouvriers allemands des années 1918-1919 deviennent des modèles alternatifs au militantisme traditionnel. Ces révoltes sociales composent un imaginaire dans lequel puiser.

 

 

                         Foucault en Californie - 1

 

 

Livres critiques et gauche intellectuelle

 

Sophie Noël se penche sur le sujet central de l’édition critique. Les livres permettent d’ouvrir des débats au-delà du commentaire des flux d’actualité. Ils permettent de s’appuyer sur le recul de la réflexion pour ouvrir une analyse de la situation en dehors des polémiques à la mode. Sophie Noël souligne l’importance du renouveau de l’édition critique qui épouse les cycles de contestation sociale. Son approche sociologique permet de comprendre les diverses démarches des éditeurs critiques pour mieux se pencher sur leurs forces et leurs limites.

Les nouveaux éditeurs critiques refusent de dépendre d’une chapelle idéologique ou d’un parti politique. Le dogmatisme des éditions liées au Parti communiste devient un repoussoir. L’éclectisme joyeux s’est imposé comme ligne éditoriale. Néanmoins, cette approche tend à gommer les débats majeurs qui structurent l’histoire du mouvement ouvrier. Le clivage entre avant-garde autoritaire ou dynamique libertaire n’apparaît plus aussi clairement. Ce qui permet à certains éditeurs de publier Robespierre à côté d’auteurs libertaires pour alimenter une confusion généralisée. Le clivage entre réformisme et rupture révolutionnaire disparaît pour faire passer des aménagements du capital pour le summum de la radicalité. L’absence d’utopies et de perspectives de dépassement de la logique marchande nourrit ce réformisme radical.

Ensuite, Sophie Noël évoque les contraintes de la logique marchande et la production éditoriale. Mais le lien entre les deux aspects n’est pas éclairé. Le public des livres de sciences sociales semble souvent aussi diplômé que les éditeurs eux-mêmes. L’achat de livres nécessite un capital culturel et financier indispensable. Un public cible semble donc se dessiner. La petite bourgeoisie intellectuelle devient la principale clientèle des éditeurs critiques. Certes, une diversité peut s’observer dans cette classe sociale. Sa fraction inférieure se compose des enseignants et des cadres de la fonction publique, sans doute plus attachée au syndicalisme et à l’histoire du mouvement ouvrier.

 

En revanche, sa fraction supérieure se compose de communicants, de journalistes et autres consultants en marketing digital. Ce public recherche davantage l’innovation intellectuelle et se tourne davantage vers les idéologies postmodernes à la mode. Les éditeurs critiques doivent souvent se plier aux exigences de ce nouveau public. Les thèmes du féminisme, du postcolonialisme ou de l’écologie priment sur la lutte des classes et les préoccupations des prolétaires. Ces mutations chez les éditeurs critiques et les librairies indépendantes jouent un rôle majeur dans les évolutions idéologiques d’une gauche toujours plus déconnectée de l’action concrète et des luttes sociales.

Néanmoins, il semble important de se réjouir du renouveau de l’édition critique, de sa vitalité et de sa diversité à préserver. Le féminisme, l’antiracisme et l’écologie peuvent également permettre d’enrichir la lutte des classes et les mouvements sociaux. En dehors de livres destinés à cette nouvelle clientèle de la gauche culturelle, il semble important de publier des textes qui sortent de l’ethnocentrisme de classe pour également continuer à se pencher sur l’histoire et le renouveau des luttes du prolétariat.

 

Source : Sophie Noël, L’édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, Presses de l’Enssib, 2021

Extraits publiés sur le site OpenEdition

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Bussoni, Hazan, Norrito, Le Front éditorial, publié sur le site Hors-Série le 30novembre 2017

Radio : Conférence inaugurale de Sophie Noël aux Assises de l'édition indépendante, diffusée sur le site ActuaLitté le 2 février 2023

Véronique Branchut-Gendron et Catherine Jackson, Rencontre avec Sophie Noël, maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne Paris Nord, à propos de "L’édition indépendante critique", publié sute de site des Presses de l’Enssib le 7 janvier 2021

Jean-Claude Pompougnac - "L’édition indépendante critique : engagements politiques et intellectuels", publié sur le site de la revue BBF n° 4 en 2013

Benjamin Caraco, Note de lecture publiée sur le site Lectures le 12 décembre 2012

Mathieu Sadourny, Note de lecture publiée sur le site Lectures le 13 avril 2021

Lybertaire, Note de lecture publiée sur le site Bibliolingus le 7 Avril 2013

Gabrielle Balazs - Note de lecture publiée dans le journal Le Monde diplomatique en avril 2013

Publié dans #Sociologie critique

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