La gauche et les partis politiques
Publié le 10 Octobre 2024
L’élection présidentielle de 2017 révèle un effondrement des partis. Les forces politiques traditionnelles de la droite et de la gauche s’effacent au profit de « mouvements ». Le parti comme forme d’organisation apparaît comme rigide et désuet. La France insoumise, principale force électorale de la gauche, fait de son rejet de la forme parti un argument de campagne. Néanmoins, le chef de ce mouvement gazeux rejette également la démocratie interne. LFI se démarque du rejet de la forme parti qui s’exprime surtout au nom d’une critique d’absence de démocratie. Seul Jean-Luc Mélenchon et ses proches prennent les décisions majeures. La base dispose d’une autonomie d’action mais ne peut pas participer aux grandes orientations stratégiques.
Ce mode d’organisation se révèle efficace pour mener des campagnes électorales mais ne permet pas de s’ancrer dans des mobilisations sociales qui reposent sur l’auto-organisation. La France insoumise ne constitue pas une réponse à la crise des partis liée à l’absence d’ancrage social et territorial ainsi qu’au refus de la démocratie interne. Les tentatives qui prétendent dépasser la forme parti posent plus de problèmes qu’elles ne parviennent à en résoudre.
Il semble important d’analyser les forces et les limites du parti comme outil de démocratie et d’émancipation. L’histoire des partis de gauche, notamment communistes, reste jalonnée d'expériences de répression et de dépossession. Néanmoins, l’action militante se heurte aujourd’hui à de nombreuses limites. La réflexion sur la forme parti peut permettre de redonner un second souffle à l’activité politique. Le philosophe Jean Quétier propose ses analyses dans le livre De l’utilité du parti politique.
Le parti moderne est créé par le mouvement ouvrier. La perspective révolutionnaire doit être portée par un groupe social, le prolétariat, qui peut peut convertir sa propre singularité en universalité. La lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière ne se réduit pas à la défense de revendications catégorielles. « La possibilité de ce renversement du particulier en universel tient finalement au statut même de cette classe des travailleurs, qui ne représente pas autre chose que le point de vue de l’immense majorité », souligne Jean Quétier.
L’organisation partisane se distingue de la secte minoritaire pour devenir le meilleur moyen d’accéder à l’universel. Les groupes clandestins et les sociétés secrètes du XIXe siècle n’ont aucune prise sur les insurrections qu’ils sont censés contribuer à mener. L’échec de ses formes d’organisation débouche vers le parti moderne qui émane directement du mouvement ouvrier. Seule l’implication des larges masses peut permettre des révoltes sociales.
Théorie du parti
La forme parti ne peut pas se réduire à l’autoritarisme ou au stalinisme. Son émergence dans le contexte du milieu du XIXe siècle repose sur l’innovation démocratique. Des statuts définissent des règles collectives qui régissent la vie même de l’organisation et s’appliquent à tous ses membres, de la base jusqu’au sommet. Ensuite, les congrès rythment la vie démocratique du parti et permettent de fixer collectivement la ligne stratégique de l’organisation. Les dirigeants du parti sont élus par les adhérents selon une logique qui va de la base au sommet. L’élection de la direction du parti repose sur un mandat selon une durée précise.
Karl Marx propose une réflexion sur l’organisation ouvrière. Il distingue le parti de la secte qui comporte plusieurs écueils. Le culte du chef consiste à remettre son destin entre les mains d’un leader charismatique qui doit guider les masses et penser à leur place. Marx identifie lucidement ce travers qui contribue à discréditer les partis après l’histoire du XXe siècle. Marx s’oppose à la Ligue des Justes sous la tutelle de Wilhelm Weitling. En revanche, la Ligue des communistes repose sur un fonctionnement plus collectif à partir du Manifeste communiste.
Marx critique également l’autoritarisme de Ferdinand Lassalle au sein de l’ADAV. Au contraire, Marx reste attaché à l’extension maximale de l’activité autonome des masses. « Contrairement à la secte, le parti est donc une organisation qui tire sa vitalité politique non pas tant du chef qui la dirige que du collectif qui la constitue », insiste Jean Quétier. Marx se reconnaît davantage dans l’Association internationale des travailleurs (AIT) qui porte le mot d’ordre : l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Cette formule insiste sur l’auto-organisation contre les réflexes délégataires.
Ensuite, la secte reste auto-centrée et préoccupée uniquement par son propre développement. Au contraire, le parti doit épouser le rythme spécifique de la mobilisation des masses. Marx souligne que l’AIT émerge spontanément des luttes du prolétariat international. Cette organisation n’est pas créée par un chef de secte à partir d’une doctrine préexistante mais apparaît au contraire comme la création spontanée de la classe ouvrière.
« La dimension artificielle de la secte est encore renforcée par l’extériorité fondamentale qu’elle entretient à l’égard des dynamiques spontanées auxquelles elle entreprend de se substituer », souligne Jean Quétier. Cette extériorité apparaît comme une coupure avec le bouillonnement des luttes sociales. La secte poursuit ses propres objectifs en dehors des dynamiques qui traversent la société. Les sectes s’enferment dans des querelles byzantines déconnectées des préoccupations populaires.
Limites des partis de masse
L’histoire du Parti communiste du XXe siècle repose sur son ancrage dans la classe ouvrière. Au contraire, les partis du XXIe siècle semblent déconnectés de toute implantation dans les entreprises. Le PCF a permis une politisation du monde du travail. Même si ces zones d’ombres et son fonctionnement autoritaire ne doivent pas être occultés. Le PCF est devenu un outil au service du mouvement ouvrier. Il heurte les structures qui assurent le recrutement des élites politiques au sein de la bourgeoisie.
Le PCF mène une politique volontariste de promotion de dirigeants issus des classes populaires. Même si les ouvriers qualifiés masculins et français sont surreprésentés dans les directions militantes au détriment des femmes et des immigrés. Mais l’appartenance au groupe ouvrier cesse d’être un stigmate pour devenir une source de fierté. Le parti permet également la formation des classes populaires et la construction d’une structure sur le long terme au-delà des reflux des luttes sociales.
Néanmoins, les critiques contre la forme parti ne cessent de se multiplier. Loin d’être un outil émancipateur et démocratique, le parti apparaît avant tout comme un instrument de dépossession. Dès 1911, Roberto Michels fustige « la loi d’airain de l’oligarchie » qui se forme au sein des partis du mouvement ouvrier. Les formes d’organisation politique tendent vers la prise de pouvoir par une petite minorité d'individus. L’immense majorité reste dans une situation de passivité et d’impuissance.
Néanmoins, cette thèse séduisante comporte certains impensés. Les masses sont présentées comme fondamentalement incompétentes et incapables de s’auto-organiser. Michels efface les formes d’intelligence collective. Ensuite, les observations du sociologue reposent sur la social-démocratie allemande. Mais son analyse n’évoque pas les règles de fonctionnement spécifiques de ce parti qui expliquent cette dérive oligarchique.
La théorie de Michels propose une généralisation à partir d’un exemple précis et contextuel. D’autres pratiques et formes d’organisation peuvent limiter cette tendance à l’oligarchie. Par exemple, la rotation et le contrôle des mandats permet de limiter la stabilité et le pouvoir du groupe dirigeant. Le renforcement de la capacité d’initiative des structures locales peut également limiter le pouvoir de la direction centrale de l’organisation.
Crise des partis
Le stalinisme et la crise des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier relancent la critique de la forme parti. Les nouveaux mouvements sociaux remettent en cause ce type de structures jugées inaptes à satisfaire des aspirations à l’émancipation plus exigeantes que par le passé. Dès 1940, Simone Weil critique les partis comme des appareils uniquement préoccupés par leur propre croissance. La philosophe fustige également les logiques d’obéissance et de soumission idéologique qui priment sur la recherche de la vérité.
Le sociologue Pierre Bourdieu, dans l’article sur « La représentation politique », reprend le constat de Roberto Michels. Il observe que les classes dominées se tournent vers la démission ou la remise de soi au parti. Le sociologue évoque une « délégation globale et totale par laquelle les plus démunis accordent en bloc au parti de leur choix une sorte de crédit illimité ». L’ouvrier devenu permanent du parti ne va pas remettre en cause l’institution qui lui a permis d’obtenir ce statut social. Le permanent se soumet à la ligne du parti et veille à son imposition. Néanmoins, le parti permet également à des ouvriers de développer une autonomie de pensée à travers une formation politique. Malgré leurs limites, ces diverses critiques du parti pointent la question centrale de la démocratie au sein des organisations.
Des tentatives émergent pour se passer des partis politiques. Les nouveaux mouvements sociaux tendent à se développer en dehors des organisations traditionnelles. Le courant anarchiste critique des partis structurellement autoritaires. Une fédération de groupes locaux permet davantage de respecter les aspirations libertaires de ses membres. Même des courants marxistes peuvent s’opposer aux partis politiques. Le mouvement conseilliste refuse la conception léniniste du parti et valorise la pratique démocratique des masses qui s’exerce directement à travers les conseils ouvriers.
En 1920, Otto Rühle critique les partis politiques comme des outils au service de la classe dominante qui se contentent de préparer les élections. Dans La révolution n’est pas une affaire de parti, le militant du KAPD attaque la dérive parlementariste des communistes. Il estime que c’est la totalité de la classe prolétarienne qui doit mener la révolution. Néanmoins, le KAPD s’apparente à un parti politique comme modalité d’organisation du prolétariat révolutionnaire.
Cependant, la principale proposition alternative au parti se développe en dehors du marxisme. Le populisme de gauche est théorisé par Chantal Mouffe. Diverses organisations de la gauche radicale européenne prétendent dépasser le parti comme institution politique traditionnelle. Le modèle populiste débouche sur des succès électoraux mais délaisse l’enjeu démocratique. Le culte du chef rapproche même ce modèle de la secte.
Renouveller les partis
La démocratisation des partis demeure indispensable. La critique libertaire des partis cible le centralisme démocratique et le modèle bolchévique. Lénine estime que le parti doit être dirigé par un petit noyau de révolutionnaires professionnels. Rosa Luxemburg critique cette forme d’organisation sous la tutelle d’un comité central omniscient et omniprésent. Dans son texte le plus nuancé, Lénine propose d’articuler la liberté de critique avec l’unité d’action. Néanmoins, les partis marxistes-léninistes insistent davantage sur la discipline militaire. Au contraire, un parti moderne doit remettre en cause la séparation entre dirigeants et exécutants pour mieux favoriser l’initiative politique.
Les partis politiques ne peuvent plus s’appuyer sur un important ancrage populaire. L’ancienne assise ouvrière du PCF a reposé sur un effort militant durable. Dans les années 1920, le jeune Parti communiste remplace les sections territoriales par une structuration fondée sur les entreprises. « En rupture aussi bien avec l’héritage social-démocrate qu’avec la tradition anarcho-syndicaliste, l’activité du parti s’introduit alors sur le lieu même de l’exploitation, qui se trouve alors placé au cœur des préoccupations », souligne Jean Quétier. Ce travail politique s’articule avec l’activité des syndicats sur les lieux de production. C’est cette implantation préexistante qui permet le développement des cellules d’entreprises du PCF.
Lénine considère que les militants communistes doivent mener une action dans les syndicats et les organisations ouvrières de masse. Ce modèle est entré en crise car la tutelle des partis sur les syndicats est désormais rejetée. Ensuite, le monde du travail a subi de profondes restructurations. Si les salariés sont toujours plus nombreux, les lieux de travail deviennent moins concentrés et davantage éclatés en différents sites. L’isolement de travailleurs qui n’ont jamais fait l’expérience de luttes sociales victorieuses rend difficile l’implantation des partis sur les lieux de production.
L’implantation du PCF semble également liée aux tentatives d’améliorer la vie quotidienne des travailleuses et des travailleurs. « A travers les différents dispositifs mis en œuvre, le parti faisait ainsi la démonstration de son utilité concrète par des actes bien plus que par des simples paroles », précise Jean Quétier. Le Secours Populaire offre des vacances et des jouets de Noël aux enfants des familles les plus pauvres. Néanmoins, la dépolitisation de cette démarche débouche vers une banale logique humanitaire. Le parti communiste autrichien de Graz diffuse un numéro d’appel d’urgence à destination des locataires afin d’empêcher les expulsions. Ces actions concrètes s’articulent avec une perspective politique plus large.
Pratique des partis
Jean Quétier propose une réflexion stimulante sur le rôle des partis politiques qui éclaire l’effondrement de la gauche. Il s’appuie sur les théories de Karl Marx mais aussi sur les recherches d’histoire sociale sur le PCF. Jean Quétier s’attache à débattre et à questionner les critiques traditionnelles adressées aux partis. Il concède les limites observées de ce type d’organisation, notamment l’absence de démocratie interne et le faible ancrage social. Néanmoins, le jeune philosophe prétend renouveler la forme parti dans un marxisme-léninisme modernisé et adapté aux exigences démocratiques des mouvements sociaux du XXIe siècle.
Jean Quétier riposte face à quelques critiques faciles et mécaniques adressées aux partis. Mais sa théorie du parti comporte quelques confusions. Les partis de gauche actuels se rapprochent davantage de la secte que de l’AIT qui fédère des syndicats d’action directe. Marx semble plus attaché à l’auto-organisation que les marxistes de parti le prétendent. Au-delà de l’exégèse marxienne, Jean Quétier se montre pertinent lorsqu’il pointe les limites des partis. Il souligne notamment le faible ancrage populaire des organisations de gauche.
La confusion entre syndicat de base et parti politique semble également réactivée dans les pistes proposées par le philosophe. Jean Quétier lance le projet particulièrement pertinent d’apporter des réponses collectives à des problèmes de la vie quotidienne. C’est évidemment le rôle central que devraient jouer les permanences syndicales. L’absence de pratique de solidarité concrète reflète l’effondrement de la gauche, que ce soient les partis ou les syndicats. Les bureaucrates et les élus passent plus de temps dans des réunions absurdes plutôt que dans des permanences au contact des autres prolétaires. Ce qui réduit les partis de gauche à des machines électorales ou à des cafés philos sympathiques mais impuissants.
Ensuite, Jean Quétier n’aborde pas la question décisive de l’intervention collective dans les luttes sociales. Un parti puissant comme le PCF a même constitué un obstacle durant les grèves de 1936 et le mouvement de 1968. Surtout, construire le parti ne semble pas à la hauteur des enjeux de la période marquée par une urgence sociale et écologique. En revanche, les partis semblent absents dans les soulèvements sociaux qui éclatent depuis le début du XXIe siècle. L’exemple de la révolte des Gilets jaunes semble emblématique. L’évaporation des partis et leur impuissance se révèle criante. Les organisations ne parviennent pas impulser des pratiques de lutte pour donner de la force à un mouvement d’ensemble. Quand il n’est pas possible de recruter quelques gogos égarés, les partis ne s’intéressent pas aux mouvements sociaux.
Dans un contexte bouillonnant comme celui des Gilets jaunes, les partis sont incapables de proposer la moindre action, le moindre débrayage ou pratique de lutte. En revanche, il est possible de rejoindre Jean Quétier quand il insiste sur l’importance de reconstruire des organisations à la base. Ces tentatives d’action collective peuvent être proclamées partis, syndicats ou autre dénomination folklorique. Mais le plus important semble de s’organiser collectivement pour diffuser des pratiques de solidarité de classe et d’action directe depuis la base.
Source : Jean Quétier, De l’utilité du parti politique. Organisation, démocratie, émancipation, Presses Universitaires de France, 2024
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Vidéo : Pablo Pillaud-Vivien, « Les partis politiques sont nécessaires à la démocratie et à l’émancipation collective », diffusée sur le site de la revue Regards le 26 février 2024
Vidéo : Atelier Le Parti selon Marx, diffusé par le PCF - Parti communiste français le 27 septembre 2023
Vidéo : Jean-Numa Ducange, Florian Gulli et Jean Quétier, À propos de Lénine…, conférence diffusée par la Fondation Gabriel Péri le 26 janvier 2024
Radio : émissions avec Jean Quétier diffusées sur France Culture
Jean Quétier, De l’utilité du parti politique, publié sur le site de la revue Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024
Jean Quétier, Marx et le parti révolutionnaire, publié sur le site Révolution Permanente le 25 novembre 2023
Élodie Lebeau-Fernandez et Hoël Le Moal, Marx et le parti des communistes, publié sur le site de la revue Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024
Laurent Etre, Réflexions pour un communisme de classe, publié sur le site de la Fondation Gabriel Péri