L’évolution du débat d’idées
Publié le 3 Octobre 2024
En 1989, l’émission « Apostrophes » propose des échanges entre écrivains et universitaires. Les intellectuels peuvent alors développer leur propos. Trente ans plus tard, c’est le modèle du clash et du talk show qui s’est imposé. Les débats avec Éric Zemmour diffusés sur CNews illustrent cet effondrement du monde médiatique. Le statut symbolique de l'intellectuel en France ne cesse de décliner dans la vie politique et culturelle. En revanche, la circulation des idées et la vie intellectuelle restent dynamiques. Les professionnels des sciences sociales, du monde de la littérature et de la philosophie interviennent toujours dans le débat public.
Les idées restent liées aux modalités concrètes de leur production et de leur diffusion. Des institutions, des milieux sociaux et des technologies déterminent leur mode de circulation. Les médias numériques permettent une multiplication des supports. Ils favorisent également une horizontalité qui permet aux profanes de s’exprimer. Les médias traditionnels (presse, radio, télévision) continuent de peser sur la prescription culturelle et sur la visibilité de certains intellectuels. Cependant, les médias numériques permettent une diversification des espaces de discussion et une démocratisation du débat d’idées. La circulation médiatique des idées influence la vie intellectuelle. Le sociologue Rémy Rieffel se penche sur ces évolutions dans le livre L’emprise médiatique sur le débat d’idées.
Évolution du monde intellectuel
Le contexte politique, économique et technologique a évolué depuis 1989. La place de la France dans le monde ne cesse de décliner. Les États-Unis, la Chine et la Russie dominent les relations internationales au détriment de l'Europe. La montée des nationalismes et des religions questionne le modèle de la laïcité à la française. La démocratie libérale est également affaiblie. Le capitalisme néolibéral remplace les débats idéologiques par le règne de la concurrence et du productivisme. Les nouvelles technologies influencent la diffusion des idées.
En 1989, l’effondrement de l’URSS et de l’idéologie communiste semble permettre l’essor du modèle démocratique. Le philosophe Claude Lefort illustre cette réflexion. Cependant, la crise économique de 2008 fragilise ce modèle. La montée des inégalités sociales révèle les failles de la démocratie représentative. Cette période d’incertitudes et d’absence de repères rejaillit sur le débat intellectuel. La montée de l’extrême droite impose les thèmes de l’Islam, de l’immigration et de l’insécurité. Les grèves de 1995 ouvrent un clivage entre la gauche modérée et la gauche critique incarnée par Pierre Bourdieu. La droitisation du débat intellectuel est favorisée par les échecs de la gauche de gouvernement. Marcel Gauchet ou Alain Finkielkraut illustrent ce basculement réactionnaire.
Le monde académique reste fragmenté. Les chercheurs peuvent publier des articles et tenir des conférences à travers le monde. En revanche, le prestige des universitaires décline. Les enseignants-chercheurs subissent davantage de contraintes administratives et pédagogiques. La massification de l’enseignement supérieur explose à partir des années 1990. Cependant, la professionnalisation et la recherche appliquée priment sur la diffusion de savoirs théoriques et critiques.
La multiplication des disciplines favorise une spécialisation très poussée. « Les débats et discussions s’élaborent dans des cercles restreints de spécialistes au risque de s’éloigner de plus en plus des préoccupations du grand public et de fonctionner en circuit fermé », observe Rémy Rieffel. L’université française apparaît comme un ensemble d’archipels isolés qui produisent des connaissances de plus en plus fragmentées. Les thinks tanks se multiplient avec la Fondation Saint-Simon, Terra Nova ou la Fondapol. Ils proposent des rapports et des articles pour influencer les politiques publiques. Ses experts et « intellectuels de gouvernement » sont très présents dans les médias.
Journalisme de marché
Les journalistes exercent une influence décisive dans les démocraties. Ces intermédiaires culturels jouent le rôle de vulgarisateurs et de contre-pouvoirs. Leur travail de sélection et de validation des informations, leur capacité de mise en perspective de l’actualité les conduit à mettre en avant certains faits et certaines personnalités. Les journalistes participent à la légitimation et à la consécration de penseurs. Ils influencent ainsi le débat public.
Les journalistes sont davantage diplômés. Néanmoins, les écoles de journalisme imposent un savoir pratique et professionnel pour permettre l’employabilité immédiate des étudiants. Les sciences sociales et les connaissances générales sur le monde sont délaissées. Le milieu journalistique se caractérise par son homogénéité sociale. Ils viennent d’un milieu social favorisé avec un père cadre supérieur ou membre d’une profession libérale. Leurs parents sont rarement agriculteurs, ouvriers ou employés. Ensuite, les réseaux de relations deviennent indispensables pour s’imposer dans la profession. Cette homogénéité sociale débouche vers un manque de diversité dans les sujets traités et un conformisme des choix éditoriaux.
Le journalisme de marché
Les journalistes sélectionnent et hiérarchisent les informations. Mais ils disposent également d’un pouvoir de cadrage des événements. Ce qui leur confère un rôle central dans la diffusion des idées. Ils choisissent un angle pour privilégier tel aspect des faits plutôt que tel autre. Ils proposent au public une certaine vision de la réalité. Les journalistes doivent intervenir rapidement. Ils livrent alors une vision sommaire et réductrice des faits. Le choix de l’angle s’accompagne d’un vocabulaire stéréotypé pour décrire la réalité.
Le traitement journalistique de la vie intellectuelle se réduit à quelques personnalités à forte notoriété, comme Michel Onfray ou Alain Finkielkraut. Les journalistes choisissent ce qui est pertinent d’être porté à l’attention du public. Ils jouent donc un rôle décisif dans la visibilité de certaines personnalités du monde intellectuel. Des journalistes peuvent également devenir producteurs d’idées. Les éditorialistes appartiennent à l’élite médiatique. Ils se répandent dans les journaux et surtout dans les émissions de débats à la télévision.
Évolution du monde médiatique
La configuration médiatique évolue. Un flux constant d’informations circule à travers de multiples canaux et écrans. L’actualité n’est plus simplement rythmée par des rendez-vous réguliers. Ce qui débouche vers une instantanéité des prises de position des personnalités du monde politique, économique et culturel. Hartmut Rosa
Une redondance s’observe à travers les mêmes images qui se diffusent. Les médias se copient et s’imitent. Une uniformisation de l’information se développe. Les mêmes intellectuels et les mêmes thématiques de débat se reproduisent. La réception du public se modifie. Malgré la multiplication des médias, les internautes restreignent leur navigation à quelques sites qu’ils ont repérés et privilégiés. La majorité s’informe à travers des portails d’actualité comme MSN ou Google Actualités. Une proportion moins importante consulte les sites en ligne des médias traditionnels. Seule une petite minorité s’oriente vers des médias alternatifs. Les algorithmes des réseaux sociaux favorisent des choix conformistes et consensuels.
Le journal Le Monde joue un rôle central dans la vie intellectuelle. Le supplément Le Monde des livres se pose en instance de reconnaissance voire de consécration des intellectuels. Même si la concurrence des médias en ligne contribue à en relativiser la portée. Surtout, l’influence du journal s’observe à travers la publication de « tribunes » dans les pages « Débats » ou « Idées ». Le sociologue Louis Pinto se penche sur ces textes au cours de l’année 1989-1990. Les essayistes devancent les universitaires, les journalistes et les experts. Les sujets internationaux sont les plus traités devant les débats intellectuels puis l’actualité politique et sociale. Des noms reviennent régulièrement comme Régis Debray, Gérard Miller, Bernard-Henri-Lévy, Alain Finkielkraut, André Glucksmann ou Pascal Bruckner. Les femmes sont très minoritaires.
La droite et l’extrême droite jouent un rôle majeur dans le débat intellectuel. Le Figaro Vox devient la plateforme d’un renouveau conservateur. Des médias comme Causeur ou Valeurs Actuelles se développent. La critique du multiculturalisme, les dérives du féminisme et la question identitaire alimentent ces médias qui influencent l’information politique et générale. Cette nébuleuse idéologique conservatrice parvient à imposer l’immigration et la fermeture des frontières comme un sujet dominant du débat public. Le poids des médias de gauche, comme Libération ou Les Inrockuptibles, semble beaucoup plus faible. Le contexte idéologique des années 1990-2010 n’est pas favorable au succès de ce type de presse.
Droitisation du débat
Les émissions de télévision alimentent également le débat public. L’émission Tout le monde en parle, animée par Thierry Ardisson, popularise le talk show. Les intellectuels côtoient des comiques, des acteurs, des politiciens, et des mannequins. Cette émission favorise le brouillage des genres entre culture légitime et populaire. L’émission On n’est pas couché, animée par Laurent Ruquier, reprend la même formule. Mais la promotion consensuelle et décalée laisse place aux clashs. L’émission valorise les polémistes d’extrême droite comme Éric Zemmour et Michel Onfray. Les chaînes d’information en continu, comme CNews, valorisent également le débat et la polémique avec une tonalité raciste et réactionnaire. Les moments de clash peuvent ensuite être diffusés sur les réseaux sociaux.
La logique marchande et commerciale s’étend sur tous les domaines du débat public. Le journalisme, l’édition et même la recherche sont soumis à des impératifs de productivité et de rentabilité immédiate. Ensuite, un changement du contexte politique et idéologique peut s’observer. Pierre Rosanvallon évoque un « retournement d’hégémonie ». Les intellectuels de gauche ne sont plus dominants. La montée en puissance de la droite et de l’extrême droite s’observe dans le domaine politique et intellectuel. Les débats autour de l’immigration et de l’identité nationale se multiplient. Une mouvance néo-réactionnaire parvient à imposer ses thèmes et ses idées à coups de polémiques. Ce climat favorise une droitisation des débats.
Néanmoins, la gauche intellectuelle n’est pas devenue inaudible. Des revues proposent une autre vision de la réalité. De multiples sites d’information développent une version alternative de l’actualité et un éclairage divergent. Un certain nombre de moyennes et petites maisons d’édition alimentent la pensée critique. Beaucoup de penseurs et chercheurs hostiles au néolibéralisme restent invités dans les émissions de radio et de télévision. Mais, si la pensée de gauche semble toujours présente et vivace, elle ne cesse de perdre de l’influence.
Les journaux restent les organes d’intervention privilégiés par les intellectuels. Les réseaux sociaux et les médias numériques ne viennent pas bouleverser cette prépondérance de la presse écrite. Les sites les plus consultés restent ceux des journaux traditionnels comme Le Monde ou Le Figaro. Même si les médias numériques proposent une offre plus diversifiée. Ensuite, le temps médiatique s’accélère avec les réseaux sociaux et les chaînes d’information. L’émotion et la réactivité priment sur la réflexion. Le temps du débat se contracte. Les jugements hâtifs remplacent les échanges intellectuels. L’attention médiatique se centre sur quelques sujets clivants et polémiques.
Bataille des idées et luttes sociales
Rémy Rieffel, sociologue des médias et du monde intellectuel, propose une synthèse de l’évolution de ce paysage. L’universitaire s’appuie sur des analyses pertinentes qui permettent de mieux comprendre les mutations du débat d’idées. La droitisation du monde politico-médiatique et la montée de l’extrême droite peuvent en partie s’expliquer par ces évolutions. Rémy Rieffel propose une analyse sur une période longue pour mieux entrevoir les mutations idéologiques et technologiques sur une période de trente ans.
Il semble important d’insister sur des dimensions qui semblent très révélatrices. Le monde intellectuel semble clivé. Des polémistes interviennent dans les médias pour colporter une idéologie réactionnaire. Au contraire, les universitaires de gauche s’enferment dans leur cocon académique. Les chercheurs se spécialisent davantage sur des sujets précis. Ils s’adressent à un entre-soi universitaire et n’interviennent plus dans le débat public. Surtout, cette spécialisation académique ne permet pas de développer une vision globale du monde.
L’évolution du monde médiatique semble également décisive. Le journalisme de marché subit des contraintes économiques toujours plus fortes dans un secteur largement en crise. Le conformisme idéologique des journalistes semble provenir d’un entre-soi de cadres supérieurs. Ces aspects s’accentuent mais ne sont pas nouveaux. En revanche, les évolutions technologiques avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info provoquent une accélération du temps médiatique. Les petites phrases et les polémiques superficielles priment sur les débats de fond qui nécessitent de prendre du recul par rapport au flux constant d’information. Les intellectuels et militants se sentent obligés d’affirmer un point de vue sur le sujet du moment plutôt que de dérouler leur propre agenda.
Rémy Rieffel est un spécialiste des médias et du monde intellectuel. Les évolutions de cet univers permettent de comprendre la droitisation politique. Néanmoins, d’autres aspects doivent être mis en avant. Le milieu militant semble fasciné par ce petit monde médiatico-politique. Les personnages de gauche se positionnent par rapport aux points de vue exprimés dans les médias. Ils s’attachent à choisir leur camp dans la polémique du moment. C’est ce qui explique la confusion idéologique et la mode de la mouvance décoloniale. Affirmer l’inverse des réactionnaires médiatiques suffit à déterminer une ligne politique. Néanmoins, cette agitation médiatique semble déconnectée de la vie quotidienne de la majorité des exploités.
Le milieu militant abandonne toute tentative d’implantation dans les entreprises et les quartiers. L’ancrage social des partis et des syndicats ne cesse de s’affaiblir. Les militants et intellectuels préfèrent riposter au dernier tweet de Zemmour ou d’Onfray plutôt que de s’adresser à l’immense majorité de la population. La révolte des Gilets jaunes aurait pu permettre de remettre davantage de réalité vécue, d’expériences de précarité et de misère sociale. Mais ces sujets n’intéressent pas un milieu politique et intellectuel qui préfère ferrailler avec l’extrême droite sur les questions identitaires. Au contraire, les luttes sociales permettent de partir des problèmes concrets pour bousculer les rapports d’exploitation.
Source : Rémy Rieffel, L’emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019), PUF, 2022
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Vidéo : « L'emprise médiatique sur le débat d'idées » : Rémy Rieffel est l'invité de Culture médias, diffusée sur Europe 1 le 11 novembre 2022
Vidéo : Remy Rieffel, L'emprise médiatique sur le débat d'idées, diffusée par La Manufacture le 24 janvier 2023
Radio : La nouvelle vie des idées face aux changements d'usages médiatiques, diffusée sur France Culture le 21 octobre 2022
Radio : L'emprise médiatique sur le débat d'idées avec Rémy Rieffel, diffusée sur France Inter le 10 décembre 2022
Damien Augias, Le débat d'idées sous emprise médiatique, entretien avec Rémy Rieffel, publié sur le site Non Fiction le 25 novembre 2022
Marie Boëton, Rémy Rieffel : « La quête de rentabilité impacte aussi le débat d’idées », publié sur le site du journal La Croix le 7 janvier 2023
Youness Bousenna, Débat public : où sont passées les idées ?, publié sur le site de la revue Socialter le 10 août 2023
Jean-François Tétu, Note de lecture publiée dans la revue Questions de communication n° 44 en 2023, mis en ligne le 01 février 2024
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