Vers une France ingouvernable : édito n°60
Publié le 8 Août 2024
"Si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit", observait Coluche. La politique ne propose qu'un spectacle divertissant avec campagne électorale, tractations secrètes et lutte pour le pouvoir. Mais il n'y a rien à attendre d'autre. Les militantes et militants ne sont bon qu'à servir de petites mains dans les campagnes électorales, mais sans avoir leur mot à dire sur les décisions et grandes orientations stratégiques de leurs partis. De l'extrême gauche à l'extrême droite, la politique repose sur la délégation et la dépossession au service d'une classe dirigeante.
Néanmoins, la paralysie institutionnelle devrait ouvrir plusieurs possibilités. Mais la gauche semble avoir du mal à affronter la réalité, comme souvent. Les élections législatives ne débouchent pas vers une victoire du "Nouveau Front Populaire" mais vers une chambre ingouvernable. La gauche s'est remplumée de quelques députés sociaux-libéraux issus du PS. Le parti de la Loi Travail, de l'état d'urgence et de la proposition de déchéance de nationalité a été balayé par les luttes sociales. Il est désormais déterré par l'union de la gauche.
Du côté de la droite, le camp macroniste limite la casse grâce au "barrage républicain" et aux électeurs de gauche. Enfin, l'extrême droite sort considérablement renforcée. Même si on est loin de la victoire annoncée et souhaitée par les médias.Ces résultats électoraux conduisent certains à ressortir le mythe de la "droitisation" de la société française. Mais il serait plus précis d'insister sur la droitisation de l'électorat français. Il ne faut pas occulter les abstentionnistes, les non inscrits et les étrangers qui ne votent pas. C'est ce quatrième bloc qui pèse beaucoup plus que les trois autres (gauche, macronistes et extrême droite).
Les gens qui votent sont statistiquement plus âgés, plus propriétaires et bénéficient de meilleurs revenus que l'ensemble de la population. Autant de caractéristiques sociales qui déterminent un vote pour la droite et l'extrême droite. Ces critères expliquent également la stratégie mélenchoniste de se tourner vers les abstentionnistes. Mais les propriétés sociales du corps électoral rendent le retour de la gauche au pouvoir largement improbable.
Ensuite, le vote n'est qu'une pratique sociale parmi d'autres. Les travaux de plusieurs chercheurs, notamment ceux de Vincent Tiberj, nuancent l'image d'une France raciste. D'autres pratiques moins éphémères et superficielles que le vote, comme les mariages mixtes, révèlent une société plus ouverte et tolérante. L'accueil positif à l'égard de la cérémonie d'ouverture des JO démontre à nouveau la marginalité du camp réactionnaire dans une France qui repose sur sa diversité. Ce n'est pas la droitisation de la société française qui débouche vers le vote d'extrême droite. Ce sont le vote et la propagande électorale, les lois, les discours politiques et médiatiques qui s'acharnent à droitiser la société.
Ces quelques constats posés rendent absurdes la stratégie de la gauche institutionnelle. Le Nouveau Front Populaire (NFP) tente un coup de force pour arriver au pouvoir. Cette gauche sait bien que les élections ne sont pas le moyen le plus évident pour arriver au pouvoir. La sociologie du corps électoral n'autorise pas ce fantasme. Surtout, le constat reste celui d'une Assemblée nationale paralysée. Pire, la droite et l'extrême droite sont majoritaires pour s'opposer au programme du NFP, à commencer par l'augmentation du Smic.
Face à cette situation d'une France ingouvernable, s'ouvrent plusieurs perspectives stratégiques. La gauche choisit, comme toujours, la plus mauvaise. Pire, la gauche brandit son imposture institutionnelle comme la seule option possible. La gauche, qui s'appuie sur la CGT et des débris du trotskisme, veut lancer des manifestations pour obliger le Parlement à voter le programme du NFP. C'est la stratégie institutionnelle qui considère que les mouvements sociaux se réduisent à un moyen de pression sur les politiciens bourgeois.
Une autre perspective s'appuie sur le constat d'une crise institutionnelle et d'une France ingouvernable. Cette stratégie ne vise plus à combler le vide du pouvoir, mais à l'approfondir. Le patronat ne peut plus s'appuyer sur une majorité de droite ou de gauche à son service. C'est le moment de lancer des luttes et des grèves pour l'augmentation du Smic, des salaires et des allocations. Pas pour demander l'application d'un programme virtuel, mais pour défendre nos intérêts immédiats, sortir de la misère et des inégalités sociales.
L'avenir social et écologique apparaît comme un enjeu trop sérieux pour être confié à une classe politique largement discréditée. C'est à nous, l'immense majorité de la population, à prendre notre destin en main. Les changements sociaux, même ceux du vrai Front Populaire de 1936, ne viennent pas des politiciens. Ce sont les grèves avec occupations des lieux de travail qui ont permis d'obtenir des congés payés et des augmentations de salaires. Mieux, le patronat apeuré par la vague de grèves est parti pleurnicher auprès de Léon Blum pour permettre une reprise du travail. La gauche au pouvoir a surtout permis de canaliser la révolte pour la cantonner à des objectifs réformistes. Ce qui a permis d'empêcher un processus de transformation sociale plus profond. Voilà le rôle historique de la gauche, et il ne faut rien en attendre de plus.
C'est donc le moment de sortir du folklore militant et d'arrêter de se contenter de happenings symboliques sans aucune prise sur le réel. C'est le moment de tisser des liens dans nos entreprises et nos quartiers, de recréer du collectif et de la solidarité. La crise institutionnelle doit permettre de construire des contre-pouvoirs à la base pour tenir tête au patronat puis imposer nos intérêts de classe. C'est à partir des problèmes du quotidien que peuvent émerger des luttes et des grèves pour de meilleures conditions de vie et de travail. C'est à partir des réalités des rapports d'exploitation et de la précarité que peuvent s'ouvrir d'autres perspectives et d'autres rapports sociaux.
Sommaire n°60 :
Pouvoir ouvrier
Pouvoir ouvrier dans la Vénétie
Les luttes à Renault-Billancourt
Les luttes dans les usines Chausson
Le militantisme ouvrier de Roland Szpirko
Le syndicalisme dans les entreprises
Enquête ouvrière et luttes sociales
Pouvoir populaire
La révolution portugaise de 1974
Polar et roman noir
Le polar américain et la ville
Fleuve Noir et la littérature populaire
Jean-Patrick Manchette et le polar
Hervé Le Corre et le roman noir