La confusion idéologique
Publié le 17 Octobre 2024
Une vague ultraconservatrice s’est imposée dans le monde des idées. Mais des figures de la gauche entretiennent également un confusionnisme qui ne permet pas de s’opposer clairement aux idées d’extrême droite. Certaines figures intellectuelles de la gauche incarnent ce virage. Le journaliste Jacques Julliard bascule de la gauche modérée et du social-libéralisme vers la défense de la nation contre l’immigration. Frédéric Lordon, économiste et intellectuel proche de la gauche radicale, défend l’appartenance nationale et une idéologie proche du nationalisme de gauche.
Le brouillage du clivage entre droite et gauche favorise cette confusion. Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon pré
Le sociologue Philippe Corcuff propose une boussole pour analyser ce brouillard confusionniste. Il jette également un regard critique sur son propre parcours intellectuel et militant. Il adhère au Parti socialiste
Philippe Corcuff milite avec Jean-Pierre Chevènement qui incarne le glissement de la gauche marxiste vers un nationalisme souverainiste. Le sociologue collabore au journal Charlie Hebdo de 2001 à 2004. Il quitte l’hebdomadaire en raison du racisme anti-musulman de Philippe Val et de Caroline Fourest. L’universitaire entretient également un dialogue amical avec Jean-Claude Michéa et signe l’Appel des Indigènes de la République en 2005. Le sociologue participe également au mouvement des Universités populaires avec Michel Onfray. Ses proximités intellectuelles illustrent donc le phénomène de la confusion. Philippe Corcuff propose une analyse de ce brouillard idéologique dans le livre La grande confusion.
Brouillages idéologiques
Plusieurs idéologies et formes discursives parviennent à s’imposer. La question identitaire est désormais devenue centrale dans le débat public. L’identitarisme vise à rabattre des individus et des groupes sur une identité homogène et fermée. En France et dans le monde des partis conservateurs et l’extrême droite ne cessent de progresser dans les élections. L’influence intellectuelle des idées identitaires se développe. Des polémiques politiciennes, comme « l’affaire du burkini », activent des paniques identitaires.
La concurrence victimaire apparaît comme un phénomène nouveau. Le reflux des luttes sociales, qui permettent d’exprimer un sentiment de dignité, débouche vers des demandes individuelles de reconnaissance. Les milieux culturellement privilégiés peuvent alors cultiver une forme de ressentiment et de frustration relative. Ces personnes sont affligées que leurs qualités intellectuelles ne soient pas reconnues à la hauteur de leurs attentes.
Le confusionnisme provient du mélange de discours de droite et de gauche avec l’effondrement de ce clivage politique traditionnel. Les présidents Hollande et Macron, issus de la gauche, sont aimantés par des thématiques d’extrême droite comme l’Islam et l’immigration. Le conspirationnisme adopte une posture critique. Mais l’analyse des rapports sociaux et des contraintes structurelles est remplacée par l’action d’intentions individuelles ou collectives malfaisantes. La rhétorique conspirationniste alimente également le confusionnisme. Ce discours considère qu’une manipulation cachée devient le facteur principal d’explication d’un événement.
Alain de Benoist parvient à renouveler le discours identitaire. Il défend une vision ethno-différentialiste et séparatiste. Il s’oppose au métissage au nom du droit à la différence. Alain de Benoist puise dans les références intellectuelles de gauche comme Antonio Gramsci, Karl Marx ou Guy Debord. Il défend également un dépassement du clivage entre droite et gauche. Il se réjouit de l’émergence de mouvements populistes qu
L’idéologie nationale-républicaine, incarnée par Jean-Pierre Chevènement, joue un rôle majeur dans le confusionnisme actuel. Ce ministre socialiste s’oppose au tournant de la rigueur en 1983. Mais, dans un contexte de déclin du marxisme, il brandit la République et l’État-nation comme rempart à la domination de l’idéologie néolibérale. Chevènement s’éloigne du PS en 1991 et participe à la recomposition de la gauche radicale. Bernard Cassen et Jacques Nikonoff, les premiers présidents d’Attac, sont issus de la mouvance chevènementiste. La Fondation Marc Bloch regroupe des figures de droite, comme Élisabeth Lévy ou Henri Guaino, mais aussi des intellectuels communistes. La crise de la dette publique grecque à partir de 2010 renforce la défense de l’État-nation au sein des économistes de gauche.
Le sarkozysme participe au brouillage idéologique et à la banalisation des idées d’extrême-droite. L’association entre immigration et insécurité est présentée comme une évidence. Sarkozy s’appuie sur l’électorat du FN pour accéder au pouvoir. Pour cela, il récupère et légitime les idées du parti d’extrême-droite. Ensuite, l’ancien dirigeant socialiste Éric Besson est nommé Ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale. D’autres personnalités de gauche sont débauchées. Dans une posture qui annonce Trump, Sarkozy fustige « les élites », les « tabous » et le « politiquement correct ».
Confusionnisme et conspirationnisme
Des idéologues d’extrême droite s’emparent de thèmes de gauche. Alain Soral, qui met en avant une adhésion passée au Parti communiste, incarne cette confusion avec le slogan « Gauche du travail, droite des valeurs ». Éric Zemmour adopte une posture gaulliste et fustige le libéralisme, avant de glisser vers l’extrême droite traditionnelle. Zemmour s’impose à travers les médias traditionnels tandis que Soral diffuse ses discours sur Internet. Zemmour attaque les musulmans tandis que Soral cible les juifs. Néanmoins, leur rhétorique semble proche. Ils cultivent une idéologie xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste. Ces idéologues nourrissent un essentialisme qui fige les individus dans des identités uniques. Ils fustigent le « politiquement correct » et l’idéologie libérale-libertaire.
La trajectoire de Michel Onfray incarne l’évolution réactionnaire du monde intellectuel. Il adopte la posture du philosophe anarchiste avant d’évoluer vers l’extrême droite. Il se revendique désormais du nationalisme et du souverainisme. Il lance la revue Front Populaire qui repose sur le confusionnisme avec des auteurs qui viennent de la gauche et de la droite pour déverser un discours nationaliste. Le philosophe Michel Onfray se revendique d’un hédonisme solaire avant de glisser vers un discours plus sombre à travers le thème de la décadence.
L’émission culte Les Guignols de l’info véhicule des idées conspirationnistes, notamment à travers l’omniprésence du personnage de Sylvestre et de la World Compagny. L’émission Tout le Monde en parle, animée par Thierry Ardisson, se présente comme le refuge de la liberté d’expression et des vérités « interdites ». Éric Laurent et Thierry Meyssan sont régulièrement invités sur un plateau qui banalise la diffusion de rumeurs complotistes. Les invités sont également interrogés sur leurs origines ethniques. Le discours « politiquement incorrect » transgressif et ironique permet de diffuser des insinuations sexistes, homophobes voire racistes. Thierry Ardisson, qui se prétend à la fois monarchiste et défenseur du peuple, illustre également la confusion idéologique.
Le complotisme se développe fortement à partir du 11 septembre 2001. Cette idéologie qui attribue les événements uniquement à des manipulations cachées demeure ancrée à l’extrême droite. Même si la droite modérée et la gauche cultivent également des discours complotistes. Ce seraient les intentions cachées de quelques groupes ou individus qui fabriqueraient mécaniquement la réalité selon leur bon vouloir.
Au contraire, les sciences sociales insistent sur les contraintes des structures sociales de domination. Le capitalisme ne repose pas sur un complot des riches mais sur des rapports sociaux d’exploitation et sur des intérêts conflictuels. Ensuite, le capitalisme ne se réduit pas à une domination implacable mais reste traversé par des rapports de force et des luttes sociales. L’effondrement des analyses marxistes et du syndicalisme favorise la prolifération des théories du complot.
Même la critique du conspirationnisme adopte un discours conspirationniste. Le site Conspiracy Watch ou les antifascistes de La Horde ne cessent de se focaliser sur des individus et leurs réseaux cachés pour expliquer le développement des théories du complot. Ces antifascistes délaissent le rôle de l’idéologie et des phénomènes sociaux pour réduire l’extrême droite à quelques individus supposés influents.
Gilets jaunes
Le mouvement des Gilets jaunes est devenu fortement médiatisé en raison de sa nouveauté. Cette contestation émerge en dehors du clivage droite/gauche dans un contexte confusionniste. Ce mouvement demeure hétérogène. Des sensibilités différentes s’expriment selon les villes ou les groupes. Les ronds-points regroupent davantage d’hommes et de retraités que les manifestations. Les médias, influencés par Christophe Guilluy, opposent les centres urbains aux zones rurales. Le mouvement des Gilets jaunes est alors associé à « la France périphérique ».
Néanmoins, les classes populaires sont fortement présentes dans les centres urbains tandis que les zones rurales comprennent également une importante petite bourgeoisie de commerçants et d’artisans. Le sociologue Benoît Coquart observe que les Gilets jaunes portent des demandes de justice sociale et de dignité qui ne s’expriment pas dans le lexique de « la lutte des classes ». Les militants des partis politiques sont absents. Les Gilets jaunes regroupent une population concernée par les bas revenus.
Les militants de gauche ont plaqué leurs analyses sur un mouvement observé de manière lointaine. Les partis de gauche ont tous soutenu les Gilets jaunes sans nuances. Pourtant, cette révolte surgit dans une période de confusionnisme intellectuel. Elle adopte des discours qui reflètent ce contexte. Des dérapages racistes marginaux sont observés. De manière plus significative, la question des migrants est occultée pour ne pas faire éclater des divisions politiques. La rumeur autour du Pacte de Marrakech associe racisme et complotisme. L’attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018 est perçu comme un complot pour affaiblir le mouvement par une forte minorité de Gilets jaunes.
Beaucoup considèrent dans leurs discours la France comme une dictature. Ce qui contribue à relativiser la violence des régimes autoritaires d’extrême droite et des véritables dictatures. Les Gilets jaunes baignent dans un flux d’informations dominées par le confusionnisme et l’extrême droite. Ce sont les plus immergés dans les réseaux sociaux qui colportent des discours complotistes. Certains groupes, comme celui des « Gilets jaunes constituants », sont ouvertement antisémites et d’extrême droite.
Les intellectuels de gauche ont largement soutenu le mouvement des gilets jaunes, plus par des tribunes médiatiques que par une participation active. Les intellectuels projettent de manière caricaturale leurs propres préoccupations et attentes politiques. Les universitaires s’évertuent à gommer les zones d’ombre du mouvement. Éric Hazan trouve même des justifications confusionnistes à la cohabitation avec l’extrême droite. Edwy Plenel et son journal Mediapart ne cessent de sélectionner les aspects qui nourrissent leur idéologie de gauche. Les catalogues de revendications réformistes et les bavardages de l’Assemblée des assemblées sont particulièrement mis en valeur. Mais la gauche ne comprend pas un mouvement qui rejette son folklore militant pour valoriser la spontanéité et l’action directe.
Surtout, les militants de la gauche radicale ne participent pas directement au mouvement. Mais ils prétendent lui donner un sens de l’extérieur, avec la posture paternaliste du parti d’avant-garde. Certains militants fantasment chez les Gilets jaunes une convergence des questions sociales et écologiques. En réalité, le mouvement se focalise davantage sur le problème immédiat des revenus. Même si le rapport d’exploitation et l’opposition au patronat ne sont pas pointés par les Gilets jaunes. Néanmoins, cette révolte spontanée regroupe des prolétaires qui s’opposent aux inégalités sociales.
Gauche décoloniale
La Marche contre l’islamophobie de 2019 est associée à l’islamisme. Le CCIF regroupe des musulmans libéraux ou conservateurs qui s’associent avec des non musulmans pour s’opposer au racisme. Le CCIF n’est pas islamiste mais regroupe surtout des islamoconservateurs légalistes. Cependant, des intellectuels comme François Burgat refusent de critiquer l’identitarisme ultraconservateur islamiste. Le djihadisme est même réduit à un produit de l’Europe coloniale et impérialiste. Le contexte d’émergence du terrorisme est ainsi occulté. La philosophe Judith Butler estime que le Hamas participe à la gauche mondiale. Les violences contre les civils et l'islamo-conservatisme sont éludées.
L’antisémitisme se renouvelle et se confond avec l’antisionnisme. Certes, les défenseurs des politiques menées par les gouvernements israéliens successifs peuvent qualifier d'antisémites des critiques non racistes et légitimes de l’État d’Israël. Néanmoins, la revendication d’un « antisionisme » masque souvent une forme renouvelée d’antisémistisme dans des secteurs de l’extrême droite et des intégrismes islamiques. Une focalisation sur l’État d’Israël comme source unique de tous les problèmes du monde peut glisser vers une forme d’antisémitisme. Le terme de « sionisme » est devenu flou. Il peut désigner les partisans d’un État israélien, de la politique de cet État ou simplement les juifs. Le Parti des indigènes de la République (
La lutte contre l’antisémitisme est désormais abandonnée par la gauche radicale. Les militants sont à l’aise pour dénoncer un antisémitisme traditionnel issu de l’extrême droite mais refusent de critiquer un nouvel antisémitisme qui provient de populations issues de l’immigration. Le soutien à la Palestine, qui entretient la confusion entre antisionnisme et antisémitisme, explique également l’abandon de la lutte contre cette forme de racisme. La gauche radicale cultive également la rhétorique du « deux poids deux mesures » qui alimente une concurrence victimaire. La gauche oppose la lutte contre l’antisémistisme et la lutte contre l’islamophobie. Pourtant, ces combats devraient converger dans une lutte contre toutes les formes de discriminations et d’oppressions. Ensuite, la gauche est devenue moins sensible à l’antisémistisme. Ce qui la rend plus poreuse à la propagande soralienne sur l’association de la critique de la finance à un complot juif.
De nombreux intellectuels de gauche alimentent la confusion. Houria Bouteldja, figure emblématique du PIR même après sa démission, bénéficie d’une aura auprès de certains milieux intellectuels de la gauche radicale. Elle est censée incarner la révolte de l’immigration postcoloniale et de la jeunesse des banlieues. Pourtant, le PIR semble davantage implanté dans les salons parisiens et les médias que dans les quartiers populaires.
Le PIR contribue à faire découvrir la mouvance décoloniale et les pensées postcoloniales. Cependant, Houria Bouteldja ne cesse d’opposer les « Blancs » et les « Indigènes » dans une forme d’essentialisme inversé. La tendance à l’homogénéisation est doublée par des usages biologisants. Les « Blancs » correspondent à un épiderme et non à une position économique et sociale. Ce qui permet de discréditer des adversaires dans une rhétorique stalinienne. Ensuite, le PIR considère que l’antiracisme doit primer sur la critique du patriarcat et de l’exploitation capitaliste. Houria Bouteldja s’oppose même à l’intersectionnalité et à la lutte contre toutes les oppressions au nom du rôle central de l’antiracisme.
Nationalisme de gauche
Les intellectuels de gauche dérivent vers l’ultraconservatisme. Les polémiques manichéennes tendent à gommer les nuances et à effacer la pluralité des formes d’oppression. La laïcité permet à la gauche de dériver vers un racisme anti-musulman. La loi de 1905, élaborée par Aristide Briand, apparaît pourtant comme un texte de conciliation et non comme un manifeste anticlérical. « La République assure la liberté de conscience » ouvre le texte. La loi permet surtout à l’État de ne plus financer de culte. Mais elle ne vise pas à éradiquer la présence religieuse de l’espace public. C’est en réalité l’affaire du voile à l’école qui relance les polémiques sur la laïcité dans les années 1990. La droite et l’extrême droite se parent de la laïcité pour adopter une posture républicaine, tout en insistant sur les racines chrétiennes de la France. La laïcité permet surtout de s’opposer aux autres religions que le christiannisme.
Le politologue Laurent Bouvet incarne la dérive de la gauche modérée vers l’ultraconservatisme. Il brandit la laïcité uniquement pour dénoncer les musulmans. Il surfe sur les modes intellectuelles, du social-libéralisme blairiste au racisme républicain. La journaliste Natacha Polony remet même en cause la loi de 1905 et la liberté de conscience. Elle défend l’identité nationale contre les musulmans. Inversement, des attaques contre la loi de 1905 proviennent de la mouvance antiraciste. La neutralité de l’espace public est confondue avec la discrimination et l’interdiction du voile. Les racistes et antiracistes partagent une même vision erronée de la laïcité. La mouvance décoloniale, incarnée par Norman Ajari, estime que la laïcité est un produit de la colonisation qui vise à imposer une vision occidentale du monde selon une logique complotiste.
La solidarité internationale demeure un fondement du mouvement ouvrier. Au contraire, la gauche amorce un virage nationaliste. L’altermondialisme s’enlise dans l’impuissance. La crise grecque des années 2010 révèle également l’importance des contraintes européennes. Le protectionnisme national apparaît alors comme une solution. François Ruffin s’oppose ouvertement aux militants libertaires pour réhabiliter l’État-nation, la souveraineté et les frontières. Plusieurs économistes et intellectuels défendent ce nationalisme à l’image de Frédéric Lordon, Emmanuel Todd, David Djaïz, Jacques Sapir ou Cédric Durand. Le programme de La France insoumise reflète ce virage nationaliste.
La banalisation de l’extrême droite favorise la diffusion de l’ultraconservatisme. Marine Le Pen propose une extrême droite relookée qui séduit les médias. La gauche républicaine, incarnée par Elisabeth Badinter, estime que Marine Le Pen défend la laïcité. Ce qui favorise la confusion et le racisme anti-musulmans. Des intellectuels issus de la gauche critique comparent le post-fascisme et le néolibéralisme. Macron et Le Pen mèneraient la même politique. Cette rhétorique vise à banaliser l’extrême droite. Certains économistes, comme Christophe Ramaux, occultent la chasse aux migrants au nom de la priorité du combat contre le néolibéralisme. L’économiste Jacques Sapir se tourne ouvertement vers l’extrême droite et collabore avec la revue de Michel Onfray.
La question des migrants alimente également des porosités avec l’extrême droite. Sarah Wagenknecht, figure de la gauche radicale allemande, insiste sur le protectionnisme et sur la limitation de l’immigration économique. Ce qui nourrit l’opposition entre travailleurs immigrés et nationaux. Ce sont la précarité et les bas salaires qui contribuent à appauvrir les travailleurs nationaux, davantage que la concurrence des immigrés. Seule une solidarité de classe au-delà des nationalités peut permettre de s’opposer à cette dégradation des conditions de travail. François Ruffin et Frédéric Lordon défendent le nationalisme économique et les frontières davantage que les luttes des travailleurs sans papiers.
Confusion et clarifications
Philippe Corcuff propose une somme précieuse pour analyser l’évolution du débat politique de ces dernières années. Il mêle l’histoire des idées et la sociologie pour s’attaquer à des discours qui se banalisent. L’universitaire pointe les limites du milieu intellectuel pour analyser la dérive du débat public. La spécialisation et le sectarisme académique ne permettent pas aux universitaires de se pencher sur le sujet majeur de la droitisation du monde des idées.
Philippe Corcuff s’attache à décortiquer les mécanismes de cette confusion. Il souligne les ambiguïtés, les dénégations et la relativisation qui permettent de valoriser discrètement des idées d’extrême droite. Il évoque également la critique du « politiquement correct » qui permet à la mouvance néo-réactionnaire de se poser comme rebelle et anti-système. Cette critique de la confusion suppose une forme de modestie et d’auto-réflexivité. Philippe Corcuff admet que son parcours politique et intellectuel le conduit à collaborer avec des figures du confusionnisme.
Philippe Corcuff adopte une position claire et mesurée sur les débats majeurs du monde intellectuel. La question identitaire est devenue centrale. Il pointe bien la dérive raciste et conservatrice d’une partie de la gauche, incarnée par la mouvance du Printemps républicain. La laïcité est falsifiée pour mieux attaquer les musulmans. L’extrême droite peut facilement reprendre ce discours pour adopter une posture républicaine afin de défendre son programme ouvertement raciste.
Mais Philippe Corcuff n’épargne pas non plus la gauche décoloniale. Certes, ce courant semble moins influent dans le débat public. Mais il devient majeur au sein de la gauche universitaire. Le sociologue pointe les ambiguïtés et les accrobaties rhétoriques qui alimentent l’antisémitisme et l’essentialisation ethno-raciale. Philippe Corcuff adopte une posture mesurée qui rejoint une intersectionnalité sincère pour lutter contre toutes les formes de racisme et d’oppression.
Néanmoins, cette critique des idéologies réactionnaires épouse un débat public qui gomme la question sociale. Le ton est donné par le livre de Daniel Lindenberg. L’historien des idées pointe pertinemment la dérive réactionnaire, y compris au sein de la gauche modérée. Mais son livre vise aussi à enterrer le clivage qui traverse le monde intellectuel pendant le mouvement social de 1995. La critique du capitalisme et des inégalités sociales devient alors un sujet périphérique. Au contraire, les rapports d’exploitation et les conditions de vie demeurent un enjeu central. Par ailleurs, Philippe Corcuff propose également une critique limitée du nationalisme de gauche. Le militant anarchiste ne semble pas assumer une critique claire de l’État comme fondement de la Nation et appareil d’oppression.
Philippe Corcuff attaque violemment la révolte des Gilets jaunes qui vise justement à replacer la question sociale au cœur du débat. Philippe Corcuff pointe pertinemment les idéologies confusionnistes et complotistes qui traversent une minorité des Gilets jaunes. Il souligne également la faillite des militants et intellectuels de gauche qui n’ont pas cherché à comprendre ce mouvement spontané, mais plutôt à le faire rentrer dans leur moule idéologique.
En revanche, le sociologue occulte la dynamique sociale, la politisation d’une partie des exploités et les pratiques de luttes qui se développent. Il privilégie l’approche intellectuelle. Mais il oublie de souligner que les Gilets jaunes ne sont pas issus du monde universitaire. C’est avant tout une révolte d’exploités qui s’exprime dans un monde dans lequel le discours sur la lutte des classes a disparu. Ce soulèvement ne peut alors qu’épouser les idéologies de son époque. Même si le rôle accordé au débat d’idées reste marginal par rapport aux pratiques de lutte. C’est sans doute ce qui a fait la force et la faiblesse de ce mouvement.
Mais cette analyse limitée des Gilets jaunes révèle également les limites de l’ouvrage de Philippe Corcuff. Son approche insiste sur le débat d’idées. Mais ce sont avant tout les pratiques de lutte et les mouvements sociaux qui peuvent permettre de sortir de la confusion idéologique pour ouvrir d’autres perspectives.
Source : Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2020
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Radio : émissions avec Philippe Corcuff diffusée sur Radio France
A propos de La Grande Confusion, De Philippe Corcuff, publié sur le site Grand Angle libertaire le 27 mars 2021
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Gaël Brustier, Comment l'extrême droite gagne la bataille des idées, publié sur le site Slate le 27 février 2021
Roger Martelli, À propos du livre de Philippe Corcuff et de la « grande confusion », publié sur le site Presse toi à gauche ! le 24 août 2021
Francis Pian, Des idées et des luttes. La grande confusion, publié sur le site du journal Le Monde Libertaire le 9 août 2021
Pierre Tenne, Penser face à l’extrême droite, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau n°128 le 26 mai 2021
Luc Cédelle, L'extrême-droite gagnerait la bataille des idées, publié dans le journal Le Monde le 28 mai 2021
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