Université et débats politiques
Publié le 5 Septembre 2024
Le pouvoir politique ne cesse d’attaquer l’autonomie de la recherche et des savoirs universitaires. En 2020, l’adoption de la Loi sur la programmation de la recherche (LPR) doit permettre au gouvernement de contrôler la production des savoirs. Ensuite, des polémiques médiatiques et politiciennes dénoncent la dérive « identitaire » de certaines recherches et de la démarche intersectionnelle. La neutralité de la recherche devient un enjeu politique.
Les sciences sociales sont discréditées et sont dénoncées comme une simple critique de la domination. Néanmoins, la recherche et l’analyse critique visent avant tout à décrire la réalité, à identifier les causes et les effets. Mais décrire le réel suppose également d’adopter un certain point de vue à partir duquel voir ce qui est à décrire. Cette approche consiste à choisir ce qui est visible et ce qui reste non visible. D’autres points de vue peuvent rendre visibles d’autres aspects de cette même réalité.
La critique porte alors sur ce qu’il s’agit de faire voir et que d’autres ne font pas voir. La confrontation des points de vue doit permettre d’aboutir à une description plus fine et plus nuancée, laquelle émerge de la pluralité de ces perspectives. La question du point de vue des sciences sociales et et de leur regard critique sur la société devient alors un enjeu politique. Claude Gautier e
Débats intellectuels
1989 apparaît comme une date charnière. Francis Fukuyama publie un article sur « la fin de l’Histoire ». Il prédit le triomphe des valeurs de la démocratie libérale. L’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide semblent confirmer cette thèse. La commémoration du Bicentenaire de la Révolution française favorise un débat entre historiens. François Furet exprime le point de vue dominant. Il privilégie une histoire des idées assez abstraite et surplombante. Les acteurs sociaux en sont absents. François Furet dénonce une logique commune entre la Révolution française et les régimes totalitaires du XXe siècle. En 1989 surgit également l’affaire du foulard à l’école. Un débat sur la laïcité divise les intellectuels mais aussi les féministes. Cette polémique émerge dans un contexte de chômage de masse et de montée de l’extrême-droite qui dénonce l’immigration.
Un mouvement de grèves et de manifestations éclate en hiver 1995. Il vient contredire la thèse de la victoire écrasante de la démocratie libérale. Ce mouvement est incarné par la grève des cheminots. Mais il émerge avec des occupations d’universités en octobre 1995. Une grève dans le secteur public s’oppose à la réforme des retraites. Cependant, la CFDT défend ce plan Juppé. Le clivage syndical se prolonge avec les débats intellectuels. Les réseaux de la CFDT, avec la revue Esprit et la Fondation Saint-Simon, diffusent une pétition en faveur du plan Juppé. En face, un réseau autour de Pierre Bourdieu lance une pétition de soutien aux grévistes. Les médias s’emparent de cette « guerre des intellectuels ».
Le 11 septembre 2001 impose le terrorisme islamiste comme la principale menace. Les débats sur la sécurité et l’immigration contaminent les milieux intellectuels. En 2002, le Front National accède au second tour de l’élection présidentielle. En 2005, l’histoire de la colonisation s’impose dans le débat politique avec les « lois mémorielles » et l’appel des Indigènes de la République. Durant l’automne 2005, des émeutes éclatent dans les quartiers populaires après la mort de deux jeunes poursuivis par la police. Ce mouvement sans leader et sans programme s’oppose au mépris, à la misère et aux violences policières. Mais il ne porte aucune revendication identitaire ou ethno-culturelle.
En janvier 2015, des attentats islamistes éclatent à Paris. Le moment Charlie, après une vague de consensus, fait l’objet de critiques. Il pose la question du modèle d’intégration républicain. En novembre 2015, des attentats particulièrement meurtriers ensanglantent la région parisienne. Le terrorisme islamiste fait resurgir les débats sur la laïcité. Ensuite, des ministres dénoncent les études de genre et de race. Ils reprennent les polémiques lancées par les conservateurs américains. Le mouvement des Gilets jaunes déclenche également d’importants débats entre intellectuels.
Luttes dans les universités
En 1968, des groupes libertaires lancent des actions dans les universités de Strasbourg, de Nanterre et de Nantes. Les années 1960 sont traversées par un bouillonnement intellectuel et politique à travers les revues Arguments, Socialisme ou Barbarie et Les Temps modernes. Des émeutes au Quartier latin lancent la révolte de Mai 68. Toutes les hiérarchies et institutions sont remises en cause. Le pouvoir étudiant et l’autonomie des universités deviennent des perspectives de lutte. « L’organisation des études, les méthodes d’enseignement et les relations entre professeurs et étudiants ont été, virtuellement, transformées en profondeurs », observent Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel. Après le mouvement, la loi Faure permet aux universités de créer leurs propres unités d’enseignement. Cependant, la faible participation aux élections étudiantes révèle un rejet de la cogestion.
Dans les années 2000, les lois d’autonomie des universités visent à réduire le budget de chaque établissement tout en renforçant le contrôle bureaucratique et politique. En 2007, une grève étudiante éclate avec des universités bloquées. L’Unef, syndicat étudiant, négocie avec le gouvernement et permet de briser la grève. En 2009, les enseignants-chercheurs découvrent les applications concrètes des réformes universitaires. Ils se lancent dans un mouvement corporatiste et n’hésitent pas à pénaliser les étudiants qui veulent continuer la lutte au moment des examens. En 2019, la LPR vise à précariser les chercheurs avec une multiplication d’embauches à durée limitée. Si le gouvernement retire la réforme des retraites, les gesticulations des chercheurs ne semblent pas l’impressionner. La LPR est votée.
L’histoire des femmes laisse la place à l’histoire du genre et de la sexualité. Cette approche privilégie l’étude des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. La droite catholique, dans le sillage de l'opposition au « mariage pour tous », se mobilise contre une supposée introduction de la « théorie du genre » à l’école. Les postcolonial studies apparaissent comme une branche des cultural studies. Richard Hoggart et Stuart Hall puisent dans un marxisme hétérodoxe pour étudier les pratiques culturelles des milieux populaires, entre résistances et adaptations au monde social. Mais les études postcoloniales proviennent également des départements de littératures des universités anglophones. Edward Saïd, influencé par la démarche de Michel Foucault, étudie les représentations de l’Orient en Occident. Mais ce champ d’études n’évoque pas les luttes sociales contre le colonialisme.
Regard sur le monde universitaire
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel proposent un livre qui synthétise les débats intellectuels de ces dernières années. Leur texte aborde également les mutations du monde universitaire. Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel présentent bien ces débats et les replacent dans leur contexte historique pour mieux en comprendre les enjeux. En revanche, Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel colportent également un ethnocentrisme de classe. Certes, les limites de la mobilisation des enseignants-chercheurs face aux réformes universitaires sont soulignées. Néanmoins, le rôle prédominant des universitaires dans les débats intellectuels et leurs dérives n’est pas questionné.
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel se parent même d’une posture scientiste. Les chercheurs se veulent tous objectifs et se contentent de traiter leurs adversaires d’idéologues. En réalité, Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel baignent clairement dans une idéologie scientiste et intersectionnelle qui contamine désormais le milieu militant de la gauche. Par exemple, le livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sur la question raciale est accusé de ne pas se pencher sur les travaux universitaires du courant décolonial. Une partie importante de leur livre est pourtant accordée à l’essai emblématique de Pap Ndiaye. Les chercheurs montrent bien comment l’historien et ancien ministre élude la question sociale derrière la notion de race.
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel balayent cette critique en considérant que l’intersectionnalité englobe l’analyse de classe. En théorie, l’intersectionnalité prétend attaquer toutes les formes d’oppression et de domination. Néanmoins, dans la réalité des livres et des travaux universitaires qui se réclament de cette mouvance, la dimension sociale reste souvent minorée. Certes, l’intersectionnalité permet de casser le mythe de l’ouvrier blanc comme sujet révolutionnaire. Les femmes et les immigrés composent une classe ouvrière plus diversifiée que l’imagerie stalinienne. Néanmoins, l’intersectionnalité permet surtout à la petite bourgeoisie universitaire de jouer un rôle central et d’éluder les classes sociales. Cette idéologie adopte également une posture victimaire qui privilégie la description des dominations plutôt que d’évoquer des sujets qui agissent.
Certes, il n’est pas possible de faire ce reproche à Michelle Zancarini-Fournel qui consacre ses recherches aux révoltes sociales et aux luttes des femmes. Son approche de l’intersectionnalité se révèle effectivement précieuse et stimulante. Mais l’historienne ne veut pas égratigner ses confrères qui se revendiquent de cette même idéologie pour en faire un usage postmoderne et victimaire. Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel éludent également une critique majeure du monde universitaire qui repose sur la spécialisation. Ce qui débouche vers la multiplication de champs d’études pour se faire une place dans un contexte toujours plus concurrentiel. Se spécialiser sur une oppression spécifique peut permettre d’obtenir un poste. Mais cette approche ne permet pas d’envisager une réflexion globale sur la société. Un véritable savoir critique doit pourtant permettre de comprendre le monde pour le transformer.
Source : Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, La Découverte, 2022
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Vidéo : Michelle Zancarini-Fournel, Une histoire populaire : pour une défense des savoirs critiques, diffusée par l'Université populaire d'Amiens le 7 mai 2022
Vidéo : La neutralité axiologique (existe-t-elle vraiment ?), diffusée par Politikon le 29 mai 2022
Radio : Sciences sociales, Michelle Zancarini-Fournel, émission diffusée sur France Inter le 31 janvier 2022
Radio : émissions avec Michelle Zancarini-Fournel diffusées sur Radio France
Vanina Mozziconacci, Universités : de quelle autonomie parle-t-on ? Entretien avec Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, publié sur le site de la revue Mouvements le 28 janvier 2023
Alain Policar, Pour les pensées critiques, publié dans la revue en ligne En attendant Nadeau le 5 février 2022
Roland Pfefferkorn, Défense des savoirs critiques, publié dans la revue Raison présente N° 221 en 2022
Samir Saul, Compte rendu publié dans la Revue des sciences de l’éducation Volume 48 en 2022
Nicolas Heimendinger, Compte rendu publié dans la revue Marges n°36 en 2023
Compte rendu publié dans la revue Critica le 25 janvier 2022
Clément Lefranc, L'engagement nuit-il au savoir ?, publié dans le magazine Sciences Humaines N° 347 en mai 2022