Le roman noir français

Publié le 25 Juillet 2024

Une affaire d'État (2009)

Une affaire d'État (2009)

Le roman noir français se réapproprie la tradition du polar américain. Ce genre adopte le point de vue et le langage des classes populaire. Surtout, le roman noir observe le pouvoir et les institutions à partir de la violence sociale et de la criminalité. Ce genre évolue au cours du début du XXe siècle à aujourd'hui de la littérature populaire à l'exploration de la face sombre de la société capitaliste. 

 

 

Le roman noir apparaît comme une version plus sociale et plus violente du roman policier. Il se démarque du feuilleton ou du récit à énigmes. Le roman noir émerge dans l’Amérique de la Prohibition et prospère durant la Grande Dépression des années 1930. Le genre se développe en France plus tardivement. Gallimard lance la « Série Noire » en 1945. Ensuite, les français restent perçus comme de pâles imitateurs du style hardboiled, mais pas comme des auteurs qui sont parvenus à s’approprier et à développer leur propre version du roman noir.

En France comme aux États-Unis, le roman noir casse les règles et refuse la bienséance. Dans une langue orale, le genre se complait dans la brutalité, l’érotisme et la violence criminelle. Léo Malet, Jean Meckert ou Georges Simenon se démarquent du roman policier mais ne se contentent pas d’imiter les Américains. Le récit ne se centre plus autour d’une enquête policière. Le roman noir peut montrer la trajectoire criminelle d’un individu ou d’un groupe. Jean-Pierre Manchette donne un nouveau souffle au genre dans le contexte de la contestation des années 1968 et du bouillonnement de la contre-culture. Le roman noir se veut social, politique, engagé. La critique et le soucis de réalisme débouchent vers un regard pessimiste et désenchanté.

Le roman noir français puise dans le réalisme poétique des années 1930, incarné par les films de Marcel Carmé. Il puise également dans la littérature prolétarienne. Durant les années 1950, le genre adopte le style de la truanderie parisienne, dans un langage similaire à celui des films dialogués par Audiard. L’alcool, la gastronomie et l’art de vivre à la française permettent de se démarquer du polar américain. Ensuite, le roman noir français remet en cause la version officielle de l’histoire. Il se penche sur des périodes comme la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie. Le roman noir explore les plaies du passé proche, les fondations violentes de l’État, les liens troubles entre la politique et le crime organisé. Le genre donne aussi une voix aux invisibles, aux marginaux et aux opprimés. Nathalie Levet explore cette littérature dans le livre Le roman noir. Une histoire française.

 

 

         Le roman noir - 1

 

 

Réalisme social

 

Le roman noir français puise dans le fait-divers criminel. Les mémoires de policiers ou de truands sont un autre genre de non fiction qui inspire le roman noir. Vidocq fréquente les bas-fonds, devient indicateur puis grimpe dans la hiérarchie policière. Sa biographie permet d’explorer les deux mondes et les deux côtés de la légalité. Les mémoires d’Allan Pinkerton, qui fonde une agence de détectives et de briseurs de grève, nourrissent le polar américain. Ce récit de vie s’immerge dans un monde souterrain au service d’une morale réactionnaire.

La filiation plus légitime du roman réaliste et naturaliste du XIXe siècle reste davantage revendiquée par les auteurs de polars. Flaubert, Maupassant, Zola ou Balzac sont régulièrement cités en référence. « L’analyse du milieu, la critique sociale, le crime passionnel, la folie et l’amère punition sont déjà là », estime Jean-Bernard Pouy. La volonté de réalisme dans la description de la société française relie les deux genres. Le roman noir désigne les responsables de la violence. Il doit décrypter et démonter l’opacité du réel. Il embrasse la totalité d’une société, des milieux sociaux et culturels, et pas seulement les marges urbaines. Les causes sociales et politiques de la violence sont soulignées, tout comme les rapports de domination.

Le roman noir s’inscrit également dans le sillage de la littérature prolétarienne. Le Parti communiste encourage des récits authentiques qui valorisent le peuple. Néamoins ce genre de roman réaliste conserve un point de vue d’auteurs bourgeois pour décrire le peuple. La littérature prolétarienne adopte clairement le parti des classes populaires. Ses auteurs sont eux-mêmes issus du prolétariat. Pour permettre une représentation authentique du peuple, Henry Poulaille réclame une expression directe du prolétariat dans l’espace littéraire. Ces œuvres doivent témoigner de la vie du peuple et de ses conditions de travail. Ensuite, l'esthétique et la langue de ces récits doivent épouser l’oralité populaire.

 

Cependant, le public de la littérature prolétarienne demeure élitiste et bourgeois. Le projet d’Henry Poulaille d’une littérature par le peuple et pour le peuple échoue rapidement. La plupart de ses auteurs abandonnent le style oral pour rechercher une reconnaissance des milieux littéraires. En revanche, le roman noir français des années 1940 et 1950 semble adopter les codes de la littérature prolétarienne. Le style oral apparaît comme un rapprochement évident. Mais ses auteurs sont également issus de milieux populaires et peu diplômés.

Certains écrivains ont fréquenté la pègre et s’appuient sur leur expérience vécue pour leurs romans. Ils évoquent les petits truands et la criminalité ordinaire. Les personnages de Léo Malet sont aux prises avec les déterminismes sociaux. L’œuvre de Jean Meckert se centre également sur les prolétaires et leurs conditions de vie. Dans les années 1940 et 1950, le roman noir français s’appuie sur des personnages d’extraction populaire. Les auteurs adoptent l’argot. Ce style doit permettre de s’immerger dans un milieu marginal et transgressif.

 

 

          Photo

 

 

Littérature des Trente glorieuses

 

Le roman noir se développe durant les Trente glorieuses avec la « Série noire » de Marcel Duhamel chez Gallimard, mais aussi avec les maisons d’éditions le Fleuve Noir et les Presses de la Cité. Le « noir » désigne des romans qui livrent une vision pessimiste et désenchantée d’une humanité pitoyable, montrée dans sa violence et ses excès. La vision sociale tragique et une écriture qui appréhende les personnages à travers leurs actions plutôt que leur psychologie caractérisent le genre. Des écrivains comme Faulkner, Dos Passos, Hemingway ou Steinbeck sont qualifiés de noirs. L’univers du noir reste lié au cinéma avec le film noir qui devient un genre incontournable dans les années 1940 et 1950.

Marcel Duhamel lance la « Série noire » qui donne un style et une identité au genre. La collection de Gallimard repose sur de nombreuses traductions de romans américains. Cependant, des coupes visent à rendre le récit plus dynamique. Les longues descriptions et les introspections psychologiques sont éliminées. La « Série noire » propose des romans brefs, percutants et centrés sur l’action. Les dialogues et la narration favorisent l’oralité et l’humour.

                                                        

Des écrivains français adoptent le style hardboiled et publient des romans avec un pseudonyme américain. Ils reprennent certains codes, comme la violence ou l’érotisme. En revanche, ces auteurs délaissent la critique sociale. Ce sont souvent des écrivains réactionnaires dont les idées sont à l’opposé de celle d’un Dashiell Hammett. Ces romans épousent la société de consommation qui se développe durant les Trente glorieuses, avec des références à des marques américaines. Ces romans restent réactionnaires et englués dans un ordre masculin avec des hommes brutaux et des femmes objets.

Le roman noir français des années 1950 et 1960 s’essoufle. La littérature populaire subit la concurrence du livre de poche et des best-sellers distribués en grande surface. Ensuite, la littérature subit la concurrence de la télévision qui diffuse de nombreuses séries policières. Surtout, le genre finit par s’essouffler. Les intrigues stéréotypées et les rebondissements mal ficelés n’attirent plus le public. Ces romans se moulent dans des codes figés et finissent par tous se ressembler. Leur idéologie raciste et réactionnaire n’est plus en phase avec le souffle contestataire des années 1968.

 

 

Alain Delon, Gian Maria Volonte, Yves Montand dans Le Cercle rouge

 

 

Néo-polar

 

Le néo-polar émerge dans le contexte des années 1970. La crise économique s’accompagne de la montée du chômage et de la désindustrialisation. Le syndicalisme et le mouvement ouvrier amorcent leur déclin. Les contre-cultures des années 1968 finissent par balayer la littérature réactionnaire et formatée du Fleuve Noir. L’arrivée de la gauche au pouvoir alimente la désillusion politique. Dans ce contexte, le néo-polar rejette les valeurs morales et repose sur une recherche de réalisme social.

Les auteurs de néo-polar semblent davantage diplômés. Ils ne sont pas ouvriers mais employés, journalistes, scénaristes ou traducteurs. Ils ont également milité dans des organisations politiques d’extrême-gauche. La guerre d’Algérie et Mai 68 sont des moments décisifs de leur engagement. Ils connaissent la désillusion et le désenchantement après l’accession au pouvoir des socialistes en 1981.

Le néo-polar pose un regard critique sur la société française. Il oppose des marginaux à des criminels aux apparences irréprochables : policiers, magistrats, promoteurs immobiliers, chefs d’entreprise et hommes politiques. La domination économique et sociale repose sur une violence criminelle plus directe. La police et les forces de l’ordre visent à conforter et à protéger les intérêts des puissants. La violence criminelle des individus apparaît donc comme une réponse à la violence organisée de l’État. Le néo-polar délaisse les faits divers pour se pencher sur les affaires d’État.

 

Néanmoins, le polar français reflète les déceptions du militantisme dans un contexte de reflux des luttes sociales. Les personnages sont des prolétaires privés d’espoir et d’idéal. « Les personnages, y compris ceux ou celles avec lesquels les auteurs paraissent s’identifier, sont marqués par le doute, l’hésitation, le sentiment d’impuissance, le remords, l’ambiguïté, la culpabilité, un tantinet de paranoïa sinon de haine de soi-même. Encore une fois l’après-Mai 68 est passé par là », analyse Ernest Mandel. Le désespoir nihiliste remplace l’action collective et la perspective révolutionnaire.

Le roman noir français se renouvelle dans les années 1990. François Guérif lance la collection « Rivages/Noir » tandis que Patrick Raynal fait revivre la « Série noire » de Gallimard. Les collections au sein des maisons d’édition se multiplient avec « Seuil noir » ou « Actes noirs ». Ces directeurs de collection insistent sur la qualité littéraire plutôt que sur la logique de profit. Des romans noirs de Virginie Despentes ou Nicolas Mathieu ne sont pas associés au genre et obtiennent la reconnaissance de l’ensemble du milieu littéraire.

 

 

               36 Quai des orfevres - Still

 

 

Polar contemporain

 

Le polar, à partir des années 1990, ne prétend plus porter un discours politique affiché. Les romanciers ne sont plus d'anciens militants. Le polar constate l’effondrement des repères politiques et moraux, mais sans se réclamer d’une mouvance idéologique. La question politique est abordée dans toute son ambiguïté, avec une analyse distanciée de la complexité des rapports de force. Le roman noir tente de comprendre les événements sans asséner de dogme. Néanmoins, l’exercice du pouvoir reste abordé par le prisme de la violence criminelle.

Le roman noir évoque également le fonctionnement du monde du travail, des institutions et des organisations économiques. Le genre se penche sur la justice et la police, mais aussi sur les médias, l’entreprise et toute forme d’organisation traversée par des rapports de pouvoir, y compris le crime organisé. Marin Ledun aborde la souffrance au travail dans Les visages écrasés (2011) Jacky Schwartzmann évoque le quotidien d’une entreprise dans Mauvais coût (2016). Dominique Manotti se penche sur la collusion des pouvoirs économiques et politiques dans la violence exercée sur les salariés avec Lorraine Connection (2006) et Rackets (2018).

Les hautes sphères de l’État, comme les ministères et les appareils de partis, sont également évoquées. Les romans de DOA explorent le fonctionnement des États à travers les agences de renseignement. Jérôme Leroy se penche directement sur le fonctionnement des partis politiques. Pascal Dessaint évoque la liquidation des ouvriers. Benjamin Foguel et Audrey Gloaguen imaginent le contrôle de l’État renforcé par les nouvelles technologies.

 

Les journalistes s’emparent du roman noir pour développer leurs analyses. Benoît Vitkine se penche sur la guerre en Ukraine. Jean-Pierre Perrin explore le conflit syrien. Thomas Bronnec s’appuie sur ses enquêtes pour se plonger dans les liens entre l’économie et la politique. Le temps long de l’écriture romanesque permet l’approfondissement au-delà de l’immédiateté. Le polar ouvre également une liberté d’expression qui reste verrouillée dans les médias traditionnels. La multiplicité des points de vue permet de sortir du manichéisme et de la simplification pour mieux comprendre sans posture morale. Cette littérature du soupçon permet de souligner les écarts entre la communication politique et la réalité des faits. Le polar permet d’observer la violence d’une institution, d’une entreprise ou du pouvoir politique.

Le roman noir évoque la société française à travers l’histoire contemporaine. Hervé Le Corre se penche sur les années 1870 dans le contexte de la Commune de Paris. La période de l’Occupation avec l’antisémitisme est abordée par plusieurs romanciers. Thomas Cantaloube revient sur les débuts de la Ve République et les violences coloniales. Frédéric Paulin explore les liens entre la France et l’Algérie. Dominique Manotti décrit les crimes racistes dans Marseille 73. Sébastien Raizer évoque les luttes des sidérurgistes en Lorraine.

 

             

        Truands : Photo Philippe Caubère, Benoît Magimel

 

 

Polar et politique

 

Le livre de Nathalie Levet s’impose comme une étude de référence sur le roman noir français. Elle insiste sur l’évolution du genre qui reflète également son contexte historique. Si le noir est devenu légitime et s’impose comme un genre littéraire reconnu, Nathalie Levet insiste sur ses origines prolétariennes. Le polar sort de la rue et du caniveau. Il parle l’argot et ses personnages sont issus des classes populaires. Le roman noir adopte alors un regard singulier sur le monde, un point de vue de classe. La littérature française est souvent raillée pour se centrer sur les petits soucis des classes moyennes. Au contraire, le noir explore les violences sociales, les oppressions et l’exploitation du point de vue des prolétaires.

Cependant, contrairement à une littérature de propagande, le polar refuse d’idéaliser les classes populaires. Les pauvres et les marginaux, dans le contexte d’une société capitaliste, n’hésitent pas à se battre voire à s’entretuer. La violence criminelle apparaît avant tout comme un moyen de survivre dans un monde marchand. Le crime organisé reprend les codes de l’entreprise avec ses rapports de force et ses luttes pour le pouvoir. Le roman noir permet surtout de pointer la face sombre des sociétés capitalistes.

 

Le néo-polar, ouvertement militant, adopte une posture plus manichéenne. Les notables et les institutions sont clairement dénoncés. Mais l’outrance émousse le tranchant réaliste de la description criminelle. Le néo-polar peut également exprimer un mépris de classe contre un peuple résigné à accepter son sort. Ce genre reste le produit de militants gauchistes désillusionnés dans un contexte de reflux des luttes sociales. Les prolétaires se contentent de subir sans jamais tenter de se révolter. Nathalie Levet n’évoque pas le polar de droite qui épouse le point de vue de la police. Certes, des anciens flics devenus auteurs n’hésitent pas à pointer les zones d’ombre de leur ancienne corporation. Mais d’autres romans jettent un regard raciste et sécuritaire sur un monde qui serait assiégé par des hordes de barbares et d’immigrés.

Nathalie Levet souligne le renouveau du roman noir français. De nouveaux auteurs restent attachés à une description réaliste. Ils s’appuient sur une solide documentation à travers la presse et les recherches historiques. Ce nouveau roman noir refuse d’adopter un point de vue politique clair et tranché. Différents personnages permettent d’exprimer plusieurs regards sur le monde. Cette absence de jugement politique ou moral permet au public de se forger son propre point de vue. Ce roman noir contemporain se penche sur des zones d’ombre de l’histoire et de l’actualité. La violence criminelle provient du pouvoir, de l’État, des institutions et des entreprises. La description des rapports de force et de la violence sociale ne nécessite pas de s’accompagner d’un discours surplombant et militant. En revanche, le choix des sujets permet d’ouvrir une critique de l’ordre social.

 

Source : Nathalie Levet, Le roman noir. Une histoire française, PUF, 2024

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Petits Secrets, grands crimes | Nuit européenne des chercheurs, diffusée par Canalsup, la chaîne de l'Université de Limoges le 26 novembre 2020

Vidéo : L'Europe, le continent noir. Ce que le polar dit de l'Europe, diffusée par European Lab le 4 juin 2019

Radio : Aux entrailles du Noir : rencontre avec Natacha Levet, diffusée sur France Culture le 10 mars 2024

Radio : Natacha Levet pour son livre "Le Roman noir : Une histoire française", émission diffusée sur la RTBF le 7 mai 2024

Serge Breton, Polars – Dystopies en noir, publié sur le site du journal Options 47 de mars 2024

Benjamin Fogel, Note de lecture publiée sur le site Playlist Society le 21 février 2024

Note de lecture publiée sur le site Bonobo le 10 avril 2024

Natacha Levet, « Le roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions », publié dans la revue Belphégor n°21 en 2023

Natacha Levet, Le roman noir contemporain : hybridité et dissolution génériques publié sur Open Edition

Blog Tasha's books

Publié dans #Contre culture

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