Le pouvoir populaire au Chili
Publié le 6 Juin 2024
L'Unité populaire au Chili, incarnée par le président Allende, s'accompagne de puissants mouvements sociaux. Des entreprises et des logements sont occupés. Les Cordons industriels et les comités de quartier forment un véritable pouvoir populaire. Cependant, les partis de gauche tentent d'encadrer ces structures pour mieux canaliser la révolte.
Le 11 septembre 1973, la junte militaire enterre les espoirs de démocratisation au Chili. Le 4 novembre 1970, l’élection de Salvador Allende permet de faire entrer les partis de gauche de l’Unité populaire dans le palais présidentiel de la Moneda. Cette coalition propose un processus vers le socialisme à travers une voie institutionnelle et non armée dans un pays d’Amérique latine. Ce processus passe par une coalition électorale, mais aussi par une dynamique de luttes portée par un puissant mouvement ouvrier qui se réclame du « pouvoir populaire ». Cependant, les États-Unis imposent des contre-révolutions et des dictatures dans de nombreux pays d’Amérique latine comme le Brésil, la Bolivie, L’Uruguay et l’Argentine.
En octobre 2019, la population chilienne proteste contre le prix du transport. Des affrontements éclatent avec les forces de police à Santiago et dans différentes villes. Cette révolte attaque également une démocratie néolibérale et inégalitaire. Néanmoins, l’arrivée de la gauche au pouvoir et le projet d’une nouvelle constitution permettent d’écraser ce soulèvement. L’expérience du pouvoir populaire des années 1970 éclaire l’actualité. Ce mouvement d’auto-organisation de classe repose sur les grèves et les occupations d’usines. Ces Cordons industriels posent des questions stratégiques. Ils incarnent un pouvoir populaire et une alternative à l’État. Mais ils conservent une allégeance et un soutien à l’égard du gouvernement Allende. Cette expérience historique est explorée dans le livre Venceremos !
Unité Populaire
L’historien Franck Gaudichaud revient sur la période de l’Unité populaire de 1970 à 1973. La mémoire du Chili a été effacée. Il ne reste que des images du général Pinochet, dictateur aux lunettes sombres. Le président Allende isolé dans son palais apparaît également comme une image de cette période. Pourtant, ces clichés occultent le puissant mouvement de masse qui a accompagné l’Unité Populaire. Pour comprendre la dictature chilienne et les intérêts sociaux qu’elle défend, il faut se pencher sur les luttes importantes de cette période. Le coup d’État de 1973 demeure expliqué par l’intervention américaine, mais aussi par la trahison et la répression des militaires. Cependant, l’analyse doit également se pencher sur la crise économique, mais surtout sur les tensions et les débats qui traversent la gauche chilienne et le mouvement social. La dynamique d’auto-organisation avec le « pouvoir populaire » est occultée par les nombreux ouvrages consacrés au Chili.
L’Unité populaire regroupe les deux puissants partis de gauche que sont le Parti communiste et le Parti socialiste, mais aussi le MAPU qui provient de dissidents de la démocratie chrétienne. Cette coalition électorale prétend incarner une voie démocratique et institutionnelle vers le socialisme. Ce qui s’oppose à la voie insurrectionnelle des guérillas qui secouent l’Amérique latine. Cette transition vers le socialisme passe par des alliances avec la petite bourgeoisie mais aussi avec des secteurs de la bourgeoisie « nationale ». Cette transition par étapes repose sur un programme ambitieux avec la nationalisation des ressources minières, l’étatisation des grands groupes économiques et financiers détenus par des capitaux étrangers, et une réforme agraire.
Le président Allende demeure minoritaire au Parlement avec une majorité relative de 36%. Il est confronté à des pouvoirs législatif et judiciaire dominés par l’opposition. Néanmoins, la victoire électorale de 1970 amorce une mobilisation collective. Même si le pouvoir de gauche appelle les travailleurs à ne pas fragiliser les institutions par leurs luttes. Au contraire, l’extrême-gauche et le MIR insistent sur la dualité du pouvoir. Ce courant propose la construction d’un « pouvoir populaire » indépendant et alternatif à l’État chilien. Même si les salariés sont davantage préoccupés par la résolution de leurs difficultés quotidiennes dans un contexte de pénurie et d’inflation.
La notion de « pouvoir populaire » est forgée après le coup d’État de 1973. Le gouvernement de gauche n’est pas véritablement confronté à un contre-pouvoir populaire. La Centrale unique des travailleurs (CUT) demeure un puissant syndicat. Néanmoins, la CUT reste surtout implantée dans le secteur public, et beaucoup moins dans les entreprises privées qui fondent le capitalisme chilien. Surtout, la CUT semble dirigée par des socialistes et des communistes. Certains de ses dirigeants deviennent ministres.
Cordons industriels
Le président Allende s’oppose ouvertement aux luttes sociales durant son règne. Il dénonce les occupations d’usines comme « absurdes et irresponsables » dans un journal conservateur. En octobre 1972, l’affrontement de classe déborde du Parlement à la rue. Le patronat bloque les camions et les livraisons de nourriture. Face à cette situation de crise, les Cordons industriels émergent. Ce regroupement de syndicats de base et de comités de quartiers organise la production et le ravitaillement. Les usines sont occupées alors que les patrons et les cadres ont déserté. Les ouvriers maintiennent partiellement la production des usines sans leurs propriétaires sur des bases nouvelles. La délibération collective, la remise en cause de la division du travail et des rapports de genre, la rupture partielle des hiérarchies remettent en cause la légitimité du patronat à diriger l’économie. Des comités de quartiers organisent le ravitaillement.
Les Cordons industriels émergent en dehors de la CUT. Les expériences de luttes permettent l’émergence d’une conscience classe avec ses initiatives spontanées. « Cette crise politique est fondamentalement celle des organismes de médiation et de direction traditionnels du mouvement ouvrier. Ce dernier retrouve le chemin historique de l’autonomie de classe », souligne Franck Gaudichaud. Le pouvoir populaire devient une réalité concrète. Les Cordons industriels se structurent autour d’une coordination territoriale. Néanmoins, les délégués des assemblées ne sont pas désignés par la base. Ce sont souvent des syndicalistes, des militants du PS et du MIR. Ensuite, les Cordons industriels demeurent des organisations de base qui dépendent de la politique du gouvernement.
Les Cordons industriels parviennent à mobiliser massivement les salariés uniquement dans les conjonctures de crise, et de manière temporaire. La plupart du temps, le mouvement ouvrier et syndical reste dans une relation de dépendance à l’égard de l’État chilien et des initiatives gouvernementales. Les Cordons industriels sont présentés comme des soviets chiliens par la gauche révolutionnaire en exil. Pourtant, leur rôle demeure défensif, en réaction aux attaques de l’opposition. La coordination des Cordons apparaît davantage comme une réunion de dirigeants syndicaux plutôt qu’une assemblée des travailleurs et un organe d’expression de masse. Après chaque crise, les Cordons reviennent dans le cadre légaliste imposé par l’Unité populaire. « De fait, on assiste à chaque fois à un retour à l’isolement et l’atomisation politique des salariés au sein de leurs usines respectives », observe Franck Gaudichaud.
Pouvoir populaire
Une « Discussion sur le pouvoir populaire » est publiée dans le journal Chile Hoy en août 1973. Des militants du PS, du MAPU et du MIR confrontent leurs points de vue. Les militants du PS et du MAPU insistent sur l’importance du gouvernement de gauche qui a nationalisé des entreprises et qui ne réprime pas les luttes sociales de manière brutale. Néanmoins, ces militants reconnaissent que, si la gauche a pris le pouvoir exécutif, le patronat continue de diriger l’économie. Le militant du MIR adopte une position plus nuancée. Il insiste sur l’autonomie du pouvoir populaire à l’égard du gouvernement. Il estime que l’État doit être transformé. Néanmoins, il considère également que le gouvernement de gauche demeure un point d’appui pour amorcer ce processus.
Les militants échangent sur les pratiques concrètes qui incarnent le pouvoir populaire. Le militant du MIR évoque les barricades dans les rues. Les pobladores, les étudiants et les paysans décident qui peut passer les barricades et filtrent notamment les policiers et les militaires. Des embryons de pouvoir populaire émergent également dans les entreprises. Une grève avec occupation a permis de renverser le dirigeant d’une usine. Un autre directeur doit être nommé parmi les grévistes et dont les décisions doivent être contrôlées par l’ensemble des salariés.
Les Cordons industriels se développent depuis la base, en dehors du syndicat de la CUT. Ils émergent dans de nombreuses entreprises. Les militants du PS, du MAPU et du MIR estiment que les Cordons doivent intégrer la CUT. Néanmoins, les militants démocrates-chrétiens du MAPU considèrent que les Cordons doivent être dirigés par une assemblée de délégués, plutôt que de se plier aux ordres de la CUT. Le militant du MIR estime que les Cordons doivent se relier avec les autres organismes de base comme les comités de quartiers ou les organisations des pobladores.
« Je pense que nous devons créer un pouvoir populaire avec les masses, mais pas sans le gouvernement. Il doit être très proche du gouvernement s’il veut être un véritable pouvoir populaire », résume un militant communiste. Les militants des partis politiques se méfient des embryons d’auto-organisation du prolétariat. Ils souhaitent intégrer les Cordons dans la CUT pour mieux encadrer la spontanéité. Ensuite, les partis de gauche considèrent que les Cordons peuvent interpeller le gouvernement, mais pas le remettre en cause pour s’affirmer comme un véritable contre-pouvoir.
Mouvements sociaux au Chili
Le journaliste Pablo Abufom Silva
Une révolte éclate en 2019. D’importantes manifestations déferlent dans les rues chiliennes. Des formes d’organisation de base surgissent avec les assemblées territoriales et les cabildos. Les assemblées permettent la résistance face à la répression et la survie quotidienne dans des territoires dans lesquels le travail, les transports et le ravitaillement deviennent difficiles. Les cabildos se présentent comme la base d’un processus de changement de constitution. Ces assemblées ouvrent un espace de délibération et d’action collectives. Ces initiatives locales se développent et se fédèrent dans un Comité de coordination des assemblées territoriales (CAT).
Cependant, ces assemblées ne visent pas à construire un pouvoir populaire mais tentent surtout de répondre à l’urgence de la situation. « Leur esprit participatif radical répond à une hypothèse démocratique de base qui s’est enracinée dans les générations post-dictature lors des vagues successives de mobilisations étudiantes (2006 et 2011) et féministe (à partir de 2018), qui ont mis l’accent sur les assemblées, les mandats et les porte-paroles, plutôt que sur les cellules, les ordres et les directions », observe Pablo Abufom Silva.
Le 12 novembre 2019, une grève générale perturbe le bon fonctionnement du capitalisme. Le gouvernement Pinera est acculé. Il propose alors un changement constitutionnel. Les assemblées territoriales et les mouvements sociaux doivent désormais tenter d’agir dans ce nouveau contexte. La majorité des organisations de gauche décident de collaborer à ce processus constituant. « Ce processus est devenu l’institutionnalisation de la révolte, avec toutes les contradictions que cela implique : réduction des niveaux de combativité dans la rue, mais permanence dans le temps d’un processus de changement ; engagement dans la dynamique des élections et des négociations parlementaires, mais renforcement de la capacité programmatique des organisations et de leurs porte-paroles », estime Pablo Abufom Silva. Finalement, le projet de nouvelle constitution est rejeté le 4 septembre 2022.
Autonomie ouvrière et partis de gauche
Ce livre collectif permet d’explorer la notion de pouvoir populaire au Chili à travers des expériences historiques. Franck Gaudichaud, fin connaisseur de ce pays, revient sur le contexte des années 1970. Il insiste sur la dynamique sociale à travers les Cordons industriels. Ces formes d’auto-organisation surgissent dans un contexte de lutte intense. Mais les partis et les syndicats demeurent particulièrement puissants au Chili. Les Cordons industriels deviennent rarement indépendants des militants de gauche. Ce sont des membres des partis et des syndicats qui en deviennent les délégués. Ce qui débouche vers de sérieuses limites.
Les Cordons industriels ne forment pas un véritable pouvoir populaire autonome. Ils restent soumis à la volonté du gouvernement. Ils interpellent le « camarade Allende » mais ne visent pas à renverser l’ordre capitaliste. Les pratiques d’auto-organisation ne visent pas à s’étendre, mais uniquement à combler les limites du syndicalisme. Ensuite, certaines grèves visent simplement à intégrer l’Aire de propriété sociale avec les entreprises nationalisées. Les syndicalistes aspirent à cogérer le capitalisme avec l’État. Mais les rapports sociaux de production, l’exploitation, le travail et la marchandise sont loin d’être remis en cause.
Le débat entre les militants politiques permet d’observer la médiocrité de la gauche chilienne. Chaque secte défend son petit secteur réservé. Le PC contrôle le syndicalisme avec la CUT. L’aile gauche PS s’appuie sur les Cordons pour affirmer son influence. Tandis que le MIR ne cesse d’exalter les comités de quartiers sous la coupe de ses militants. En revanche, aucune véritable perspective d’ensemble ne se dégage. Tous ses militants restent inféodés au gouvernement bourgeois d’Allende. Les partis de gauche s'opposent à la construction d’une véritable autonomie ouvrière et à une réorganisation de la société à partir de structures auto-organisées. L’État et le gouvernement restent considérés comme incontournables.
Pablo Abufom Silva propose un éclairage sur la révolte de 2019. Des assemblées de quartiers surgissent. Des pratiques d’auto-organisation et d’action directe se diffusent. Des grèves éclatent. Des structures de base organisent également une solidarité directe. Comme les Cordons et comités de quartiers qui permettent le ravitaillement dans les années 1970.
Cependant, cette révolte apparaît davantage comme un mouvement interclassiste par rapport aux années 1970. L’affirmation de la classe ouvrière et de sa force singulière semblent délaissée au profit de la rue et des émeutes. Les textes de la proposition de Constitution semblent encore plus déconnectés des problèmes sociaux. Si les postures intersectionnelles et les droits des arbres sont mis en avant, les inégalités sociales deviennent secondaires.
La gauche du Chili, et du reste du monde, reste toujours autant déconnectée des préoccupations quotidiennes du prolétariat. Les besoins immédiats comme le salaire ou le logement sont délaissés au profit du soutien à un processus institutionnel. Les révoltes des années 1970 comme les soulèvements de 2019 ouvrent diverses perspectives. Le gouvernement de gauche et la constituante ont révélé leurs limites. Il semble désormais indispensable de construire un véritable pouvoir populaire qui repose sur l’auto-organisation du prolétariat pour réorganiser la société.
Source : Franck Gaudichaud (coord.), Venceremos ! Expériences chiliennes du pouvoir populaire, Syllepse, 2023
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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Vidéo : UDT 2023 : septembre 1973, coup d'Etat au Chili, diffusée sur le site du NPA le 13 septembre 2023
Vidéo : La bataille du Chili, documentaire diffusé sur Arte le 5 septembre 2023
Radio : Franck Gaudichaud et Ugo Palheta, Chili 73 : un coup d’État qui permit la contre-révolution néolibérale [Podcast], diffusée le 16 septembre 2023
Radio : émissions avec Franck Gaudichaud diffusées sur Radio France
Franck Gaudichaud, Les Cordons Industriels, c’est quoi ?, publié sur le site Révolution Permanente le 17 septembre 2023
Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 : la respiration saccadée du pouvoir populaire. Entretien avec Franck Gaudichaud, publié sur le site de la revue Contretemps le 9 octobre 2013
« Chili 1973, il n’y a pas eu d’affrontement direct avec l’État », Propos recueillis par Robert Pelletier, publié dans Hebdo L’Anticapitaliste n°673 le 7 septembre 2023
Franck Gaudichaud, « Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973, publié sur le site Le Vent Lève le 10 septembre 2023
Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 : Une immense mobilisation populaire, publié sur le site de la Gauche anticapitaliste le 11 septembre 2023
Henri Wilno, Chili : « apprendre du passé est la clef de nos présents et la condition de nos futurs », publié sur le site du NPA le 6 décembre 2013
Franck Gaudichaud, “Quand l’État chilien se proposait de construire la démocratie économique. Nationalisations, Aire de propriété sociale et système de participation des salariés durant l'Unité populaire (1970-1973)”, publié dans la revue Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM n° 28 en 2014
Note de lecture de l'ouvrage de Pablo Nyns, publié sur le site du GARAP en octobre 2019