Les luttes dans les usines Chausson

Publié le 30 Mai 2024

Les luttes dans les usines Chausson
Les usines Chausson sont secouées par diverses grèves, de la contestation des années 1968 jusqu'aux luttes des travailleurs immigrés. Même si la CGT entend garder le contrôle, des comités de grève permettent d'impulser des pratiques d'auto-organisation et d'action directe. 

 

 

Durant les années 1960 et 1970, les usines automobiles deviennent le berceau de la contestation sociale. Une classe ouvrière puissante et organisée développe une solide conscience de classe. De nombreux mouvements de grèves éclatent pour des augmentations de salaires et une amélioration des conditions de travail. C’est dans les usines et les entreprises que se forge la résistance à l’exploitation.

Désiré Nogrette retrace son parcours de militant politique et syndical. Cet ouvrier travaille à l’usine de Chausson de 1964 à 1990. Il embrasse les idées communistes révolutionnaires. Il rédige les journaux d’entreprises de Voix ouvrière, puis de Lutte ouvrière. Surtout, il participe à toutes les grandes grèves qui secouent les usines Chausson. Désiré Nogrette offre son témoignage dans le livre Vivre heureux en luttant.

 

 

                          

 

 

Politisation d’un ouvrier

 

Désiré Nogrette grandit dans une famille de petits paysans. En 1956, Guy Mollet incarne le retour de la gauche au pouvoir. Une troisième semaine de congés payés est mise en place après les grèves des chantiers de Saint-Nazaire en 1955. Néanmoins, cette politique sociale doit également permettre de rendre acceptable l’intensification de la guerre en Algérie. Désiré Nogrette redoute la mort qui guette lorsqu’il est envoyé faire son service militaire en Algérie. Cette guerre coloniale dévoile la violence de la bourgeoisie prête à tout pour s’opposer à l’indépendance de l’Algérie.

« Tout l’appareil répressif – police, armée, tribunaux - veille au grain. Mais, derrière, ce sont les grands capitalistes qui tirent les ficelles », observe Désiré Nogrette. Les anciens militaires revenus d’Indochine ou d’Algérie sont devenus chefs, contremaîtres ou chefs d’atelier dans les usines automobiles. Le jeune Désiré Nogrette décide de ne plus rester passif face à l’ordre capitaliste. Il veut agir et prendre sa vie en main. « Ne pas s’engager pour lutter contre l’exploitation qu’elle que soit son intensité, c’était pour moi admettre cette violence quotidienne sans rien proposer d’autre, et finalement me résigner et accepter cette société d’exploitation », souligne Désiré Nogrette.

 

En 1963, Désiré Nogrette travaille dans un garage Citroën. Il découvre la hiérarchie de l’usine comparable à celle de l’armée. Des anciens militaires qui ne connaissent rien à la mécanique assurent un encadrement autoritaire. Cependant, les jeunes qui ont connu la guerre d’Algérie ne supportent plus ces méthodes. Surtout, dans un contexte de plein emploi, la peur du chômage n’existe pas et il est facile de démissionner pour retrouver un travail mieux payé.

Le Parti communiste n’ose pas contester un pouvoir gaulliste qui semble inébranlable. Néanmoins, en 1963, une grève des mineurs éclate. Le pouvoir doit reculer. Il accorde une quatrième semaine de congés payés. Le pouvoir gaulliste semble moins fort que ce que prétendent les communistes et la CGT. L’hostilité à la hiérarchie et à l’encadrement, mais surtout la grève des mineurs, renforce la détermination de Désiré Nogrette. Le jeune ouvrier rejoint l’organisation Voix ouvrière. En 1964, il travaille aux usines Chausson.

                                                    

 

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Renouveau des luttes dans les années 1960

 

Chausson est devenu un sous-traitant de Renault et Peugeot. En juin 1966 éclate une grève dans l’usine de Gennevilliers. Les ouvriers s’opposent aux cadences. Les travailleurs ralentissent la production en solidarité avec les grévistes. La CGT craint cette grève spontanée déclenchée par le ras-le-bol des cadences. Une propagation peut déboucher vers un mouvement plus large qui échappe au contrôle du syndicat.

La CGT se contente de débrayages tournants d’un quart d’heure par équipe. Les militants adoptent un ton misérabiliste face au pouvoir et au patronat. Ils intériorisent l’impuissance et la défaite. « Des générations ont été formées à quémander quelques améliorations pour les travailleurs et demandent des négociations, sans se préoccuper de créer un rapport de force », observe Désiré Nogrette. Cette forme de résignation politique débouche vers une acceptation de la société capitaliste. Les militants contribuent surtout à modérer et à freiner les exploités qui veulent se battre et refusent de se laisser faire.

 

Voix ouvrière, avant de devenir Lutte ouvrière, estime qu’il ne faut jamais se plaindre. Dans les ateliers, dans les réunions, dans ses bulletins, ce groupe adopte une attitude combative. Déplorer l’exploitation ne sert à rien. Il faut analyser et combattre le capitalisme. « On ne pleure pas sur les bas salaires, sur les miettes que le patron lâche, on revendique le droit de vivre dignement, on veut mordre à pleines dents dans le gâteau », indique Désiré Nogrette.

Le 17 mai 1968, la CGT lance la grève à Chausson. Les mêmes militants qui estiment que la lutte n'est pas possible à cause des crédits organisent la grève et occupent l’usine. Mais c’est pour mieux canaliser le mouvement et le contenir. La CGT prend la direction de la grève pour mieux exclure toute forme d’initiative et d’auto-organisation. La CGT veille à empêcher la coordination avec les autres usines et les liens avec les étudiants. Désiré Nogrette est exclu de la CGT pour vouloir prolonger la grève après les accords de Matignon. Il rejoint alors la CFDT. Après Mai 68, les ouvriers sont conscients de leur force collective. Ils savent se faire respecter par le patronat. Ils n’hésitent pas à débrayer et à envahir les bureaux de la direction pour résoudre les problèmes.

 

 

                  Les ouvriers en grève s'opposent à la sortie de camions de l'usine "Chausson" à Gennevilliers, suite à la rupture des négociations, le 30 juin 1975.  (JEAN-CLAUDE FRANCOLON / GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES)

 

 

Grève de 1975

 

En 1975, un mouvement de grève éclate en raison des bas salaires et des mauvaises conditions de travail. Un comité de grève s’organise. Les syndicats CGT et CFDT participent au mouvement, mais veillent à le maintenir dans un cadre traditionnel. Des militants gardent les portes de l’usine pour éviter une occupation, avec une auto-organisation de la lutte. Les grévistes doivent parlementer pour convaincre les syndicalistes de les laisser entrer dans l’usine. « Ils comprenaient bien que les syndicalistes voulaient garder eux-mêmes l’usine, et ainsi empêcher les grévistes de s’organiser et de prendre possession de l’occupation », souligne Désiré Nogrette. L’occupation permet de donner une plus forte ampleur au mouvement.

Les militants de la CGT et du PCF n’apprécient pas ce comité de grève qui permet une auto-organisation de la lutte. Ce sont les grévistes qui contrôlent les entrées de l’usine. Les initiatives peuvent ainsi se multiplier. Les militants de la CGT préfèrent les grèves qui sont directement contrôlées par une intersyndicale sous leur autorité. Cependant, les militants de la CGT n’attaquent pas frontalement un comité de grève qui suscite l’adhésion de la majorité des ouvriers et même de certains de leurs syndiqués.

La grève apparaît comme un moment de solidarité et de fête. Des projections de films sont suivies de débats. Des troupes de théâtre viennent jouer dans l’usine occupée. La grève permet également d’échanger des témoignages et des expériences sur les conditions de travail et le quotidien de l’exploitation. La lutte permet de créer de nouvelles relations humaines et de se rencontrer pour nouer des amitiés. Ces moments font de la lutte une victoire en soi.

 

En 1975, les ouvriers dirigent eux-mêmes leur grève à travers l’occupation, mais aussi des assemblées. Ils sont confrontés à toutes les manœuvres de la direction. Des affrontements éclatent avec les CRS venus pour déloger l’occupation. Cependant, cette grève reste isolée. Les grévistes lancent donc une assemblée pour décider la reprise du travail.

La vague de grèves de 1982 est portée par des travailleurs immigrés. Ce mouvement s’oppose au racisme des chefs, mais aussi à la politique de blocage des salaires menée par la gauche au pouvoir. Le gouvernement dénonce des grèves islamistes à Flins et à Chausson. La gauche entend ainsi diviser les travailleurs pour imposer son plan de rigueur. Mais les travailleurs luttent avant tout pour une augmentation des salaires.

 

 

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Luttes dans les entreprises

 

Le livre de Désiré Nogrette permet de montrer la force et les limites des luttes dans les entreprises. Dans le contexte actuel, les militants gauchistes délaissent le lieu de production comme espace de lutte. C’est pourtant le cadre dans lequel se déploie l’exploitation au quotidien, avec la hiérarchie de l’entreprise et la médiocrité des conditions de travail. Il manque aux mouvements interprofessionnels ou à la révolte des Gilets jaunes des grèves et des conflits sociaux à l’intérieur des entreprises. Si le monde de la grande usine a évolué vers de plus petites unités de production, les rapports d’exploitation restent les mêmes.

Le livre de Désiré Nogrette évoque évidemment les moments de grève. Les syndicats visent alors à freiner les initiatives pour mieux garder le contrôle de la contestation. Surtout, les syndicats s’attachent à des luttes sectorielles et corporatistes. La CGT ne vise pas à élargir le mouvement et à débrayer d’autres usines pour propager la grève et étendre le conflit. « En l’absence d’une généralisation des luttes, la grève de Chausson ne pouvait que s’effilocher », déplore Désiré Nogrette. Au contraire, la grève doit s’étendre à d’autres sites d’une même entreprise, d’un même secteur industriel et même se généraliser à l’ensemble des salariés. Les luttes dans les entreprises arrachent des victoires locales mais doivent s’étendre pour ouvrir de nouvelles perspectives.

 

Désiré Nogrette adopte une démarche mouvementiste et assembléiste qui tranche avec l’orthodoxie trotskiste. Certes, le militant de Lutte ouvrière reste attaché à la construction d’un parti révolutionnaire. Néanmoins, il insiste sur l’importance du mouvement de lutte et des pratiques d’auto-organisation. « Dans les grandes luttes, il nous faudra dépasser un parti, en faisant des organisations plus larges, comités de grève, comités de quartier, etc., pour que ceux qui luttent organisent collectivement leur lutte en faisant décider par les assemblées générales, car il n’y a pas de sauveur suprême », souligne Désiré Nogrette.

Le militant ouvrier insiste également sur les luttes sociales qui permettent de construire une conscience de classe. Bien plus que les élections et la propagande gauchiste. Les partis de gauche qui se présentent comme des avant-gardes pour guider les masses ou instaurer des réformes ont largement échoué. « La défense des travailleurs et la prise de conscience passe par les luttes collectives et par l’apprentissage d’organiser eux-mêmes leur lutte, si petite soit-elle », insiste Désiré Nogrette. Il observe des dynamiques de lutte souvent similaires, avec une prise conscience rapide des enjeux et de la force collective. Cette expérience de la lutte donne alors le goût de la révolte pour généraliser la grève et renverser l’ordre capitaliste.

 

Source : Désiré Nogrette, Vivre heureux en luttant, Les Bons Caractères, 2022

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Chers camarades, documentaire diffusé par VLR Productions en 2020

Vidéo : Chausson, reportage du 14 juin 1995 diffusé par INA Société

Radio : Chants de lutte et comédies de grève, diffusée sur France Info le 16 octobre 2022

Anciens de Chausson : la fierté d’un combat, publié dans le journal Lutte ouvrière le 28 mai 2019

« Chausson, c'était Germinal ! », publié sur le site du journal Le Parisien le 16 juillet 2008

Danièle Linhart, D’un monde à l’autre: la fermeture d’une entreprise, publié dans La Revue de l'Ires n° 47 en 2005

Georges Ubbiali, Mémoire des luttes, publié dans la revue Politix n° 74 en 2006

Publié dans #Histoire des luttes

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