La fin d'un monde : édito n°55

Publié le 25 Mai 2023

La fin d'un monde : édito n°55

La situation en France traduit une période de crises multiples et d'incertitudes. C'est un moment durant lequel les possibilités semblent ouvertes. Même si la situation reste actuellement figée. La crise de régime est devenue criante. Un mouvement de faible intensité avec des manifestations massives, mais sans menacer réellement le patronat, suffit à créer la panique. Le pouvoir use de toutes les ficelles d'une constitution crée pour un général dans un contexte de guerre civile. Même si le président n'a pas encore utilisé l'article 16 qui lui donne les pleins pouvoirs. Mais il n'est confronté à aucun autre contre-pouvoir que la rue. La crise ne concerne pas uniquement la Ve République. C'est bien la démocratie représentative qui est en cause. La classe dirigeante décide seule et n'hésite pas à réprimer une population qui défend ses intérêts contre des lois toujours au service de la grande bourgeoisie. Le pouvoir s'enferme dans l'isolement et ignore les risques d'un soulèvement de plus grande ampleur.

Mais la défaite du mouvement social semble le seul motif de satisfaction pour un pouvoir aux abois. La lutte contre la réforme des retraites est restée encadrée et peu menaçante pour l'ordre capitaliste. L'intersyndicale se contente de journées de mobilisation espacées sans tenter de construire un mouvement de grève reconductible. Les syndicats se mobilisent pour faire pression sur le pouvoir et négocier. Ils ne visent pas le blocage de l'économie et l'appellent pas à la grève générale insurrectionnelle. Mais il semble important de ne pas nier la réalité d'une grève minoritaire et surtout militante. La CGT a mobilisé ses derniers bastions. Les électriciens et gaziers, les cheminots, les travailleurs des raffineries ont participé activement à la grève. Du moins, les militants syndicaux plus nombreux dans ces secteurs que dans la plupart des entreprises.

Mais le reste du salariat semble peu sensible aux appels à la grève reconductible. Même la supposée tonitruante CGT attire surtout les cadres de la fonction publique. La CFDT ne dispose également d'aucune implantation ouvrière. Le fameux premier syndicat dans le secteur privé attire surtout des cadres et des managers soucieux de ne pas se fâcher avec leur direction. Les syndicalistes de la CFDT se consacrent davantage aux instances représentatives du personnel qu'à des appels enflammés à la grève. D'une certaine manière, la direction des syndicats semble plus audacieuse et militante que la base.

 

L'autre problème bien connu du syndicalisme, c'est sa faible implantation dans les nombreux secteurs qui composent le capitalisme du XXIe siècle. La logistique, le commerce, les nouvelles technologies, le nettoyage, le bâtiment et autres secteurs majeurs de l'économie marchande restent des déserts syndicaux. Les activistes gauchistes, surtout implantés dans la fonction publique, ignorent la puissance de blocage de ces nombreux secteurs. Nos amis gauchistes se contentent, dans le meilleur des cas, de jouer les porteurs d'eau pour les militants de la CGT. Les "blocages économiques" se réduisent à des happenings symboliques pour soutenir les grèves encadrées par la CGT. Mais les militants ne tentent pas d'élargir la grève dans des secteurs davantage marqués par la précarité et l'isolement. En dehors de la démarche très volontariste de la CNT-SO dans le nettoyage, les travailleurs du secteur marchand semblent ignorés par les militants. Il semble important d'analyser ce monde du travail pour le paralyser et véritablement bloquer l'économie.

Mais ce mouvement social comporte aussi des aspects positifs. Des manifestations massives mais sans ambitions ont suffit pour faire trembler sérieusement le régime. Il n'était pas inutile de faire grève et de lutter. Certes la loi est imposée par le gouvernement. Mais pas sans remous. Ce mouvement social s'est invité comme le sujet central de l'actualité. Ensuite, la grève reste un moment de liberté et de joie. Même si la perte de salaires peu coûter cher, c'est toujours un plaisir de ne pas se laisser faire et de redresser la tête. Un mouvement social, même piloté par les bureaucraties syndicales reste un moment qui permet de reprendre sa vie en main et de briser la routine du travail.

L'impact économique de la grève reste loin d'être négligeable. Le groupe EDF a perdu un milliard d'euros. Les électriciens et gaziers ont accompagné la grève de blocages de sites, de coupures d'électricité et de coupures de réseau Internet. Les directions des filiales d'EDF ont même évoqués des actions de "cyber terrorisme". Voilà à quoi doit ressembler une lutte sociale au XXIe siècle. Dans un autre secteur marqué par une longue tradition de lutte, les cheminots semblent davantage ouverts aux actions interprofessionnelles. Ils apprennent sans doute de leurs échecs passés pour sortir de l'isolement corporatiste.

Le patronat est obligé de raser les murs et d'appeller le pouvoir politique à des postures moins conflictuelles. Il est difficile de mesurer l'impact de la grève dans le secteur marchand. Les directions des entreprises se gardent bien de faire remonter les chiffres de grévistes. Surtout quand ils sont plus importants que d'habitude. Des grèves, même très minoritaires, permettent de briser la routine du travail et de discuter un peu de politique dans les entreprises. Les journées de grève appelées par l'intersyndicale permettent aussi de ne pas se lever pour aller bosser. Dans un secteur privé qui ne nécessite pas de préavis, la grève mèle souvent lutte sociale et refus du travail. De quoi contribuer à forger une conscience de classe.

La jeunesse étudiante se politise également dans les mouvements sociaux. Les blocages d'universités s'accompagnent d'actions diverses pour soutenir les piquets de grève et les actions de blocage. Les manifs sauvages de la semaine du 49.3 sont également devenues un moment important de cette mobilisation. Entre révolte de la jeunesse et socialisation ludique, ces manifs nocturnes sont apparues originales et parfois incontrôlables. L'incendie de poubelles, empruntée aux images parisiennes liées à la grève des éboueurs, devient le geste emblématique qui se propage dans de nombreuses villes étudiantes.

 

Cependant, ce mouvement est largement resté corseté par l'encadrement de l'intersyndicale. La CFDT donne son rythme atone à la mobilisation avec des journées de grève espacées. Cette stratégie correspond à un double objectif. Le premier est largement atteint. La bataille de l'opinion et du nombre de manifestants débouche vers une victoire écrasante. Les syndicats peuvent même recruter de nouveaux adhérents. Le second objectif, bien plus utopiste, échoue lamentablement : faire pression sur les députés pour empêcher la réforme des retraites de passer.

En revanche, les bureaucraties syndicales n'ont pas pour objectif de construire un véritable rapport de force avec le pouvoir. Les dirigeants syndicaux répondent, à juste titre, qu'ils n'en n'ont pas les moyens. C'est important de rajouter que ce n'est pas leur rôle. Les syndicats restent avant tout des organismes de cogestion, dans les entreprises comme avec l'État. Les syndicats français se complaisent dans un folklore contestataire mais ils signent autant d'accord d'entreprise que les syndicats du Nord de l'Europe. Le syndicalisme de lutte reste marginal.

Cependant, les organisations syndicales se félicitent de leur recrutement massif dans le contexte de ce mouvement social. La multiplication des adhésions peut relever du simple soutien passif. Mais les plus optimistes évoquent un désir de sortir de l'isolement et de la résignation. Une volonté de s'organiser face à la direction de l'entreprise et à l'exploitation au quotidien. Reste à savoir ce que les syndicats feront de cette combativité.

 

La principale force de ce mouvement consiste à remettre sur le devant de la scène la question sociale, et même la question du travail. Ce sujet central été délaissé par un milieu militant qui se noie dans les luttes sectorielles et les découpages en "oppressions spécifiques". Le milieu gauchiste n'a plus grand chose à dire sur le monde du travail et se contente alors d'un suivisme à l'égard des syndicats eux-mêmes déboussolés.

Il devient indispensable de poser la question de la centralité du travail et de l'exploitation dans notre vie quotidienne. Il semble important d'analyser les nouvelles formes d'organisation du travail à travers le management et le numérique. Il devient important de se pencher sur la vie des entreprises, des stratégies de la direction aux pratiques de résistance des salariés. La précarisation, la sous-traitance, l'auto-entrepranariat et les nouvelles formes d'exploitation doivent être analysées. Des cartographies locales des grands secteurs économiques et des réseaux logistiques peuvent permettre de ne plus se contenter des fameuses "actions de blocages" qui restent symboliques.

Surtout, il devient indispensable de s'organiser pour diffuser des pratiques de lutte. De répondre à l'exploitation et à la vie chère par l'action directe collective. De montrer que le meilleur moyen pour régler des "problèmes perso" reste la bande organisée. C'est avant tout par la multiplication des actions directes, des grèves, des sabotages, des occupations, des blocages, bref de la conflictualité dans les entreprises et les administrations, qu'un mouvement interprofessionnel dépasse son cadre pacifié. Le fort soutien populaire du mouvement contre les retraites et les manifestations massives dévoilent une colère qui ne cesse de murir. Avant d'exploser. La précarisation du travail et la vie chère annoncent des mouvements bien plus sauvages. 

Publié dans #Numéros complets

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article