Le courant de la Théorie critique
Publié le 2 Mars 2023
La Théorie critique évoque un marxisme interdisciplinaire porté par des auteurs allemands. L’École de Francfort et son héritage comprend des auteurs aussi variés que Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas, Axel Honneth ou Harmut Rosa. Ce classique de la pensée sociale en Europe analyse la société moderne et ses contradictions. Il critique notamment la rationalité instrumentale et calculatoire qui fonde la structure capitaliste moderne.
L’Institut de recherche sociale de Francfort se développe dans l’Allemagne des années 1920. Durant cette période, le fascisme émerge pour écraser les perspectives révolutionnaires ouvertes par la révolte de 1918. L’heure n’est plus au marxisme triomphant mais plutôt au pessimisme pour les intellectuels juifs allemands qui s’exilent aux États-Unis. L’optimisme marxiste voyait l’Europe basculer vers le socialisme, soit par des réformes graduelles, soit par la révolution.
Max Horkheimer oppose la Théorie critique, issue de la pensée de Karl Marx, à la théorie traditionnelle qui repose sur le rationalisme de Descartes. La défense positiviste du savoir, notamment sous une forme spécialisée, débouche vers les tendances technocratiques qui se développent dans le capitalisme moderne. Au contraire, Marx propose une théorie matérialiste qui vise l’émancipation par l’étude des contradictions sociales. Mais les catégories marxistes doivent être actualisées pour comprendre les tendances autoritaires et technocratiques du capitalisme moderne.
La pensée marxiste s’accompagne de la sociologie, de la psychanalyse et des enquêtes empiriques, comme dans les travaux sur l’autorité ou la famille. Ce marxisme interdisciplinaire vise également à comprendre l’échec de la social-démocratie, du communisme et de sa variante stalinienne. De plus, le prolétariat n’apparaît plus comme un sujet révolutionnaire qui porte des perspectives historiques. La Théorie critique évolue avec les contextes historiques de la guerre froide, du renouveau de la contestation sociale dans les années 1960 et 1970, du capitalisme néolibéral et des mutations informatiques à partir des années 1980. Jean-Marc Durand-Gasselin présente ce courant, avec ses évolutions et ses débats, dans le livre La Théorie critique.
Marxisme interdisciplinaire
L’héritage du marxisme après Marx débouche vers des débats intellectuels. Edouard Bernstein, théoricien social-démocrate, propose un marxisme kantien qui se focalise sur les enjeux économiques. En revanche, Georg Lukacs et Karl Korsch, s’opposent à ce marxisme kantien qui repose sur des sciences spécialisées et séparées. Ils veulent relier la théorie et la pratique. Ils insistent sur l’importance du prolétariat comme sujet révolutionnaire. Ce courant intellectuel est également incarné par Rosa Luxemburg. Ensuite, Lukacs ne se limite pas à une critique de l’exploitation. Il analyse également la réification et inspire une sociologie critique du capitalisme comme forme de vie appauvrie par une rationalité réduite.
Le marxisme interdisciplinaire de la Théorie critique se nourrit d’enquêtes empiriques, mais aussi de la psychanalyse. Des études visent à comprendre la soumission des employés et des ouvriers au capitalisme et au fascisme. La simple analyse des intérêts de classe ne suffit pas pour comprendre ce phénomène. L’enjeu est de comprendre comment l’autorité structure les rapports de classe, favorise ou non l'allégeance à la société.
Le caractère de la personnalité autoritaire est façonné par la famille, la religion et l’éducation. La soumission à l’autorité du père de famille favorise le plaisir de la docilité. La religion, notamment le puritanisme protestant, encourage un esprit ascétique et sacrificiel. Mais la concentration du pouvoir, avec la technocratie administrative, déplace vers l’État les fonctions éducatives. Le fascisme émerge durant une période durant laquelle perdure l’autorité familiale et se développe l’autorité omniprésente et impersonnelle du capitalisme.
Au début des années 1940, le tournant pessimiste s’accentue avec La Dialectique de la raison. La Théorie critique déplore la montée en puissance de la rationalité instrumentale et de l’intégration au capitalisme dans une posture fataliste. Mais c’est surtout l’Institut de recherche critique de Francfort qui semble davantage s’intégrer au capitalisme. L’Institut n’est plus indépendant financièrement. Horkheimer, nommé recteur de l’université de Francfort, s’oppose à la publication de ses articles des années 1930. Il reste particulièrement prudent dans un contexte d’anticommunisme aux États-Unis comme en Allemagne fédérale.
Après 1945, Jürgen Habermas s’impose comme la figure intellectuelle majeure en Allemagne. Il insiste sur la participation des citoyens pour conjurer l’apathie civique mais surtout la tentation paternaliste, autoritaire et technocratique dans le contexte du capitalisme concentré. Il insiste sur la nécessité de faire vivre la démocratie en dehors des seules institutions parlementaires. Il critique la tradition élitiste et autoritaire allemande.
Dans L’Espace public, Habermas observe un processus d’intégration de la société civile dans l’État. Le citoyen se réduit à un consommateur passif de prestations sociales. Il est également absorbé par la culture publicitaire de masse. Habermas observe également un affaiblissement du pouvoir législatif et de l’État de droit face au pouvoir exécutif. Il insiste sur l’importance de la délibération démocratique.
Héritages de la Théorie critique
Le renouveau des mouvements sociaux dans les années 1960 contribuent à revivifier la Théorie critique. L’approche d’Habermas reste considérée comme trop normative, rationaliste et kantienne. Des auteurs s’inscrivent dans sa démarche, mais insistent davantage sur la conflictualité sociale. Cette gauche habermassienne comprend des auteurs comme Axel Honneth, Oskar Negt ou Nancy Fraser. « Il s’agit de penser le social dans sa conflictualité à la fois affective, corporelle et symbolique, sans la réduire à des luttes d’intérêts ou à une compétition argumentative de modèles de justice dans un espace public dominant avec ses normes rationnelles légitimes mais étroites », observe Jean-Marc Durand-Gasselin.
Dans La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth insiste sur le sentiment d’injustice. L’engagement social apparaît comme un besoin et une recherche de reconnaissance dans les domaines de l’amour, de l’estime de soi et du droit. La théorie de la reconnaissance est confrontée, dans les années 1990-2000, à de nouvelles formes de pathologies sociales dans le contexte du capitalisme néolibéral.
Dans le marché du travail, le droit contractuel et individualisé remplace les droits sociaux collectifs. Le management individualisant promet la réalisation de soi par l’exploitation de nos capacités, mais débouche vers l’autoévaluation permanente qui exerce une pression à la responsabilité. Le dispositif social du droit contractuel et du management débouche vers une reconnaissance tronquée. Ce qui nous fait méconnaître nos motivations profondes et débouche vers un burn-out dépressif.
Hartmut Rosa analyse à travers le capitalisme néolibéral à travers le phénomène de l’accélération. Il observe une accélération technique qui concerne la production, les transports et la communication. Le capitalisme repose sur des flux toujours plus rapides. L’accélération du changement social se traduit par une rotation des modes de vie et des relations sociales dans le travail, l’amitié ou l’amour.
L’accélération du rythme de vie débouche vers une augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expériences par unité de temps. Ce qui renvoie au fait de devoir faire plus de choses en moins de temps. Cette accélération s’explique par la compétition généralisée et la recherche de réussite sociale. La promesse de vivre une vie riche en expériences et en opportunités explique également ce phénomène d’accélération. Face à ces évolutions, Hartmut Rosa propose une société démocratique orientée vers la qualité de la relation au monde.
Actualité de la Théorie critique
Jean-Marc Durand-Gasselin propose une synthèse de référence sur la Théorie critique. Certes, il ne revient pas en détail sur les différents contextes politiques qui expliquent la trajectoire de l’École de Francfort. Cependant, son livre apparaît comme une bonne introduction pour connaître la pensée des principales figures de la Théorie critique. Ces auteurs sont devenus incontournables dans l’histoire des idées.
Le livre de Jean-Marc Durand-Gasselin permet de souligner les principaux apports de la Théorie critique. Ce courant repose sur un marxisme interdisciplinaire qui développe une analyse globale du capitalisme moderne. Cette approche tranche avec celle des nouvelles pensées critiques qui se conforment à la spécialisation universitaire. Les auteurs de référence se spécialisent sur l’observation d’un aspect particulier du capitalisme. Mais ils tentent rarement d’appréhender le capitalisme dans sa globalité.
Ensuite, la Théorie critique s’attache à analyser les mutations du capitalisme. Ce courant observe une emprise de la logique marchande sur tous les aspects de la vie quotidienne et des relations humaines. La Théorie critique ne se contente pas de réduire le capitalisme à un système économique. Elle observe les dimensions sociales, psychologiques, culturelles et émotionnelles du capitalisme moderne. Les mutations dans le monde du travail, avec la précarisation, la compétition et l’évaluation s’observent dans tous les domaines de l’existence, y compris dans l’amour et l’amitié.
En revanche, Jean-Marc Durand-Gasselin se penche trop peu sur les critiques adressées à la Théorie critique. Il évoque la critique de Perry Anderson sur le marxisme occidental qui peut s’adresser à la plupart des courants issus de marxisme. Il observe que les théoriciens révolutionnaires deviennent progressivement des universitaires enfermés dans leur bulle académique. Les intellectuels ne s’impliquent plus directement dans le mouvement ouvrier et délaissent ces débats stratégiques.
Cependant, la critique plus précise de Paul Mattick doit également être évoquée. Il reproche à son ami Marcuse d’insister à juste titre sur l’aliénation marchande. Mais cette approche conduit la Théorie critique à délaisser l’analyse des rapports de classe, des hiérarchies dans les entreprises et des nouvelles formes d’exploitation. Ce qui ne permet pas de s'appuyer sur la lutte des classes pour ouvrir des perspectives révolutionnaires.
Cette critique peut rejoindre le propos de Perry Anderson. Les universitaires adoptent une posture surplombante et un discours abstrait qui s’éloigne d’une analyse matérialiste des enjeux politiques concrets. Néanmoins, la Théorie critique aborde des problèmes souvent délaissés par des milieux militants qui ne prennent plus le recul de la réflexion. L’analyse des mutations du capitalisme avec le management et la culture de masse permettent en partie de comprendre l’apathie du prolétariat. Même si ces explications minimisent la conscience de classe qui se forge dans la chaleur des luttes sociales.
Source : Jean-Marc Durand-Gasselin, La Théorie critique, La Découverte, 2023
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Qu'est-ce que la théorie critique ? (L'Ecole de Francfort) \ Politikon #12 diffusée le 15 novembre 2017
Radio : Épisode 1/4 : La théorie critique, une nouvelle philosophie ?, diffusée sur France Culture le 18 novembre 2019
Agnès Gayraud, Naissance de la théorie critique, publié sur le site La Vie des Idées le 14 septembre 2012
Charles Boyer, L'École de Francfort, de Jean-Marc Durand-Gasselin, publié dans la revue Le Philosophoire n° 38 en 2012
Articles de Jean-Marc Durand-Gasselin publiés dans le Portail Cairn
Michaël Fœssel, (Re)découvrir la théorie critique, publié sur le site Non Fiction le 16 décembre 2008