Le monde arabe depuis 2011

Publié le 19 Janvier 2023

Le monde arabe depuis 2011
En 2011 puis en 2019, deux puissants cycles de révoltes secouent le monde arabe. Dans différents pays, des soulèvements éclatent contre un pouvoir autoritaire qui monopolise les richesses. Il semble important de comprendre les dynamiques et les échecs de ces révoltes qui ouvrent le XXIe siècle.

 

 

Le Moyen-Orient reste traversé par d’importantes secousses depuis les révoltes dans les pays arabes de 2011. Espoir de pluralisme en Tunisie, coup d’État militaire en Égypte, guerres civiles en Libye ou en Syrie, proclamation d’un « califat » par l’État islamique font l’objet d’une abondante littérature. Mais il semble décisif de comprendre comment la dynamique révolutionnaire de 2011 débouche sur un champ de ruines. Les passions d’égalité, de liberté, de dignité ne parviennent pas à empêcher la restauration autoritaire. En Syrie ou en Libye, le territoire se compose de diverses zones occupées par différentes milices. Le processus révolutionnaire dérive vers une fragmentation accélérée des sociétés.

Karl Marx, dans son analyse des révolutions de 1848, observe différentes dynamiques. Une dynamique parvient à changer la donne politique, mais sans modifier la vie quotidienne des exploités. Une autre provoque la répression de l’appareil d’État. Ces révolutions semblent plurielles et peuvent évoluer selon des coalitions de classe aux intérêts contradictoires. Les contestations de 2011 ne portent pas un projet idéologique, comme dans la France de 1789 ou la Russie de 1917. Elles visent à renverser des régimes autoritaires pour rentrer dans la normalité démocratique.

De nouveaux acteurs s’observent. Les guérillas tiers-mondistes et nationalistes sont remplacées par les groupes terroristes islamistes. Les armées, avec leur légitimité et leur légalité, sont remplacées par des milices. En Syrie, plusieurs États interviennent. L’Iran, à travers le Hezbollah, et la Russie ne cessent de défendre le régime syrien. La Turquie mène une politique fluctuante avant de s’allier à la Russie et à la Syrie au nom d’une obsession antikurde. Hamit Bozarslan propose une compilation de ses articles de 2011 à 2021 dans le livre Le temps des monstres.

 

                  Le temps des monstres - 1

 

Révoltes de 2011

 

Les Réflexions sur les configurations révolutionnaires égyptiennes et tunisiennes reviennent sur cette irruption inattendue. L’armée semble soutenir les mouvements de révolte. En Tunisie, les militaires ne sont pas au centre du régime qui préfère s’appuyer sur la police. En revanche, en Égypte, l’armée demeure une des composantes sécuritaires de l’État-cartel. Absente de la gestion quotidienne de la répression, l’armée peut se poser en arbitre puis en recours ultime d’un nouveau bloc hégémonique.

La rue reste à l’initiative de la dynamique et le palais n’a pas les moyens d’imposer l’obéissance par la répression. Plusieurs acteurs s’opposent. La rue reste le premier de ces acteurs. Elle regroupe les réseaux de sociabilités des pauvres, mais aussi de la jeunesse, des classes moyennes et des intellectuels. La rue gagne de l’ampleur par les dynamiques de son action spontanée. Néanmoins, cet acteur ne peut pas s’appuyer sur des expériences politiques préalables et n’a pas les moyens de son ancrage dans la durée.

Les classes moyennes soutiennent la révolte mais restent craintives face à un scénario d’instabilité durable. Les syndicats et partis d’opposition semblent surpris et débordés. Ils soutiennent la contestation de manière opportune, mais ils privilégient la stabilité et la défense de l’ordre. Des membres du régime tentent même d’assurer leur survie et trouvent un nouveau souffle de légitimité dans la contestation. L’épuration d’éléments directement impliqués dans la répression peut déboucher vers la recomposition de l’État-cartel à partir de nouvelles alliances.

 

En 2012, le bilan des révolutions oscille entre espoir et pragmatisme. Les soulèvements n’annoncent pas toujours une sortie des régimes autoritaires qui peuvent se recomposer. « La dynamique de la rue, qui se constitue à la faveur de la configuration révolutionnaire, peut permettre la mobilisation d’impressionnantes forces politiques et sociales et provoquer la chute du prince, sans pour autant interdire la formation d’un nouveau parti de l’ordre ou d’un nouveau cartel de pouvoir, capable de se légitimer par une hégémonie politique offerte par les urnes », analyse Hamit Bozarslan. En France, la révolution de 1848 débouche sur le régime autoritaire de Napoléon III, soutenu par les campagnes et la bourgeoisie.

La révolte en Tunisie se propage dans d’autres pays arabes et provoque un effet domino. Les soulèvements s’inspirent les uns des autres. Néanmoins, il semble important de porter attention à la pluralité des situations locales. Le pouvoir syrien apparaît comme un force milicienne et prédatrice qui se distingue des régimes de Tunisie et d’Égypte. La Libye et le Yemen s’appuient également sur un important appareil sécuritaire. La répression parvient à fragmenter l’espace et le temps de la contestation. Le massacre de manifestations pacifiques débouche vers la militarisation du conflit.

 

 

    

                                                                  

 

Différentes configurations

 

Une configuration révolutionnaire a permis d’importants changements politiques en Tunisie et en Égypte. Mais la contestation de la rue s’affaiblit au fil des mois, tandis qu’émerge un nouveau parti de l’ordre. Ce qui se traduit par la victoire électorale de partis conservateurs issus de la mouvance islamiste. Mais aussi par la reconstruction de l’État à partir de l’armée et des services de renseignements qui n’ont pas disparu. En Égypte, l’armée continue de jouer un rôle central.

La révolte se propage au Yémen, en Libye et en Syrie. Mais le contexte social et politique semble différent. La révolte se heurte à une répression sanglante. « D’où le passage, dans ces trois pays, d’une contestation de type révolutionnaire à une violence généralisée », indique Hamit Bozarslan. La situation se complexifie avec une multiplication des groupes paramilitaires mais aussi une fragmentation de la contestation. « Cette évolution montre clairement que des contestations de type révolutionnaires peuvent aboutir à des changements considérables, sans donner nécessairement lieu, du moins à court terme, à la naissance de nouveaux pouvoirs », souligne Hamit Bozarslan.

La dimension structurelle de chaque pays doit être prise en compte. Les rapports de pouvoir, le système économique ou la configuration des classes sociales ne sont pas les mêmes. Même si le contexte conjoncturel reste indéterminé. En Tunisie et en Égypte, les régimes avouent leur faiblesse et leur illégitimité. L’armée, qui dispose d’une relative autonomie, cesse de soutenir le chef d'État. Ce qui provoque leur chute finale. En revanche, en Syrie et en Libye, le pouvoir répond par la force et la répression brutale. Il peut s’appuyer sur ses propres milices contrôlées par la clique du chef d’État.

 

Au Maroc, la contestation semble massive mais ne débouche pas vers une dimension sociale comme en Égypte ou en Tunisie. Le pouvoir a créé une opposition intégrée qui dispose d’un rôle tribunitien mais sans jamais basculer dans la rupture avec la monarchie. Le roi s’impose comme une figure paternaliste qui se pose en arbitre des conflits sociaux. Il s’appuie également sur une légitimité religieuse et se prétend descendant du Prophète. Les mouvements sociaux attaquent le gouvernement jugé responsable des problèmes, mais le roi reste rarement remis en cause. Ce système semble fonctionner pour l’instant, même si les révolutions restent imprévisibles.

L’Algérie semble encore traumatisée par la guerre civile des années 1990. Ensuite, le régime des généraux s’appuie sur une rente pétrolière qui lui permet de satisfaire rapidement les revendications sociales. Le Liban et l’Irak ont également subi des guerres civiles qui ont fracturé le pays, notamment entre les différentes communautés. Ce qui peut expliquer la frilosité de ces populations à s'engouffrer dans la brèche ouverte par les révoltes de 2011. 

 

           Des étudiants brandissent les drapeaux berbère et algérien, lors de l’un des rassemblements hebdomadaires du Hirak, à Alger, le 21 février 2020.

 

 

Nouvelle vague en 2019

 

En 2019, des révoltes éclatent en Algérie et au Soudan. Abdelaziz Bouteflika doit quitter le pouvoir. Cependant, il n’est pas le dirigeant central de l'Algérie, comme l’était Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Égypte. Bouteflika n’est que la marionnette d’un système militaro-politique. Une mobilisation éclate contre le déni de démocratie. La population exprime sa volonté, comme dans les révoltes de 2011. « Assurément, la contestation révolutionnaire a intensifié la lutte pour le partage de la rente symbolique, financière et sécuritaire au sommet, avec des conséquences imprévisibles pour l’avenir », observe Hamit Bozarslan. Au Soudan, Omar al-Bachir s’appuie sur un régime stabilisé et reconnu par l’Occident. Cependant, il doit faire face à l’usure du pouvoir et à la multiplication de demandes sociales. L’armée refuse de sombrer avec son dirigeant et ne tire pas sur les manifestations.

Les révoltes de 2011 déclenchent un soulèvement d’optimisme qui traverse la méditerranée avec le 15-M en Espagne et même le mouvement Occupy. En 2019, les révoltes sont davantage perçues comme locales et incertaines. Néanmoins, les mouvements de 2011 et de 2019 présentent également des similarités. Elles reposent sur les coalitions interclassistes, mobilisées dans la capitale comme dans la province. « La rapidité et la spontanéité avec lesquelles elles se forment font qu’elles paralysent le pouvoir et le contraignent à s’exposer dans toute son incurie », souligne Hamit Bozarslan.

 

Un sujet politique collectif émerge pour renverser le pouvoir. Si les revendications sont multiples et parfois divergentes, le mouvement s’unit autour du projet d’un pluralisme démocratique pour permettre l’expression des conflits sociaux. Néanmoins, ces révoltes ne débouchent vers aucune véritable alternative politique. La restauration de l’ancien régime sous une forme autoritaire devient un scénario plausible.

En 2019, une vague de contestation éclate en Irak dans un pays laminé par la guerre et la corruption. Malgré une répression violente, les manifestations pacifiques parviennent à perdurer. Le Liban connaît également une configuration quasi révolutionnaire. Ce pays a subi de longues périodes de guerre civile et d’instabilité politique. La population rejette un système économique dans lequel une petite minorité concentre l’immense majorité des richesses. Les élites confessionnelles et leurs milices reposent sur une rente sécuritaire. Les contestations irakiennes et libanaises dépassent les clivages confessionnels. Elles aspirent à une révolution sociale et politique. C’est le confinement et la peur imposés par la gestion de la pandémie de 2020 qui parviennent à mettre un terme à ces révoltes.

 

 

      Une manifestation en Iran, ce 21 septembre.

 

 

Perspectives politiques

 

Hamit Bozarslan propose des analyses éclairantes sur les évolutions dans les pays arabes depuis les révoltes de 2011. Il s’appuie sur les analyses de Karl Marx mais aussi d’Antonio Gramsci pour observer les différentes configurations révolutionnaires selon les alliances de classe. Les textes d’Hamit Bozarslan permettent de comprendre les similarités mais aussi les différences entre les révoltes de 2011 et de 2019.

L’ordre ancien finit par s’imposer. En Syrie, en Libye et au Yémen, c’est par la répression brutale, la guerre et la fragmentation de la population que le pouvoir parvient à s’imposer. En Égypte, le retour à l’ordre semble plus complexe. Les islamistes prennent le pouvoir après les élections de 2013. Mais ils sont contestés par un puissant mouvement social. Ils sont finalement renversés par un coup d’État militaire. Le maréchal Sissi s’appuie sur des réseaux divers, des salafistes à une partie de la gauche. Son putsch s’accompagne d’une répression violente. Il impose une nouvelle Constitution par référendum. En Tunisie, les gérontocrates de l’ancien régime reviennent à travers les élections. En 2022, une réforme constitutionnelle impose un nouveau régime autoritaire.

Les révoltes de 2019 se heurtent aux mêmes difficultés. Elles éclatent pourtant dans des terres de désespoir marquées par une longue histoire de guerre civile, comme l’Algérie, le Liban ou l’Irak. Ces révoltes brisent la fragmentation de la population selon les logiques communautaires et clientélistes. Néanmoins, la classe dirigeante parvient à s’accrocher au pouvoir malgré des remaniements politiques.

 

Le livre d’Hamit Bozarslan peut être mis en parallèle avec celui de Mirasol qui présente les défauts et les qualités inverses. Hamit Bozarslan peut s’appuyer sur une fine connaissance de chaque pays du monde arabe. Ce qui permet de comprendre les différentes configurations. Néanmoins, il manque une analyse globale pertinente. Certes, Hamit Bozarslan connaît les analyses de Marx sur les révolutions du XIXe siècle. Une révolution politique qui conteste des institutions se distingue d’une révolution sociale qui attaque la misère voire l’exploitation capitaliste. Hamit Bozarslan insiste fortement sur la dimension politique. Mais il évoque peu la dimension sociale, voire la minimise. Les émeutes et manifestations s'accompagnent souvent de grèves de masse. Le prolétariat porte des revendications sociales majoritaires, à côté de la lutte pour la liberté également consensuelle mais surtout portée par la classe moyenne.

Les révoltes de 2019, et sans doute celles à venir, éclatent à partir de revendications sociales. La classe dirigeante est visée en tant que pouvoir autoritaire, mais également en tant que propriétaire d’une rente pétrolière ou sécuritaire. Les révoltes ne doivent alors plus se contenter de renverser des régimes, mais doivent ouvrir des perspectives de rupture avec le capitalisme. C’est sans doute ce qui a manqué le plus dans ces mouvements. La multiplication de structures de base et de pratiques d’auto-organisation à l’échelle locale, encore trop rares et marginales, peuvent permettre d’ouvrir de perspectives nouvelles.

 

Source : Hamit Bozarslan, Le temps des monstres. Le monde arabe, 2011-2021, La Découverte, 2022

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Hamit Bozarslan - Le temps des monstres : le monde arabe, 2011-2021, diffusée sur le site de la librairie Mollat le 2 mai 2022

Vidéo : Une « décennie des monstres » au Moyen-Orient. Entretien avec Hamit Bozarslan, diffusée sur le site Politika le 26 avril 2022

Vidéo : Entretien : l’État au Moyen-Orient avec Hamit Bozarslan, diffusée par Sciences Po Forum le 18 février 2021

Vidéo : Le luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldoun, conférence diffusée sur le site La Clé des Langues en juin 2016

Vidéo : 2011, une histoire de Printemps : les révolutions arabes vues par France 24, diffusé sur le site France 24 le 5 février 2021

Radio : Monde arabe : instrumentalisation de la fatigue sociale, diffusée sur la Web Radio Le Chantier le 23 mai 2022

Radio : émissions avec Hamit Bozarslan diffusées sur Radio France

Khadija Mohsen-Finan, Des révolutions européennes de 1848 aux révolutions arabes de 2011, publié sur le site Orient XXI le 3 novembre 2016

Tatiana Pignon, « Le monde arabe : un an après », Conférence de Hamit Bozarslan, Semaine arabe de l’ENS (jeudi 29 mars 2012), publié sur le site Les Clés du Moyen-Orient le 10 mars 2018

Portrait de Hamit Bozarslan par Marc Semo, publié sur le site de l'Institut kurde de Paris le 12 mars 2019

Articles d'Hamit Bozarslan publiés sur le portail Cairn

Publié dans #Actualité et luttes

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