Les utopies et l’ouverture des possibles
Publié le 29 Juin 2022
Dans un contexte de crise économique et de glaciation politique, la question du possible semble réactivée. « Un autre monde est possible » est devenu le slogan phare du mouvement altermondialiste. Les pensées critiques et les luttes sociales évoquent à nouveau la perspective du possible. Cette notion renvoie à la critique de l’ordre existant, mais aussi à l’utopie d’un monde meilleur. Le possible renvoie alors à la transformation sociale.
La pensée du possible, nourrie par de prestigieux théoriciens, s’appuie sur les sciences sociales pour comprendre et analyser la société. Mais la pensée du possible tente également de construire l’espérance. Non pas à travers l’attente messianique qui caractérise les religions et l’eschatologie marxiste. Mais à travers la réflexion sur des stratégies émancipatrices. Antonio Gramsci associe « l’optimisme de la volonté » au « pessimisme de l’intelligence ». L’utopie doit alors s’appuyer sur l’expérience concrète. Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre proposent leurs réflexions sur le sujet dans le livre La perspective du possible.
Marxisme et utopie
Karl Marx développe le concept de possible dans un sens critique et émancipatoire. Dans sa critique du travail, il reprend le concept hégélien de « possibilité abstraite » pour l’opposer à la « possibilité réelle ». Le travailleur est séparé de son moyen de production. Il se réduit alors à une pure capacité abstraite de travail, donc à une « pure possibilité ». La suppression de cette séparation entre le travailleur et son moyen de production doit alors permettre la « possibilité réelle de la richesse universelle ». Le concept de possible ne permet pas de penser directement à l'émancipation ou la révolution. En revanche, il permet de développer une analyse de l’aliénation du travailleur obligé de vendre sa force de travail comme marchandise.
Marx esquisse des pistes sur l’émancipation dans L’Idéologie allemande. Il définit le communisme comme « le mouvement effectif qui abolit l’état des choses actuel ». Ensuite, dans La guerre civile en France, il présente l’expérience de la Commune comme « la forme politique enfin trouvée ». La possibilité du communisme apparaît alors comme un processus plutôt que comme un modèle figé.
Marx et Engels développent une critique de l’utopie. Mais loin d’une posture réactionnaire qui se contente d’accepter l’ordre existant, cette critique s’inscrit dans le débat qui traverse le mouvement socialiste. Marx reproche aux utopistes de vouloir imposer un modèle figé et créé de toutes pièces. Ensuite, ce monde imaginaire ne s’appuie pas sur une force sociale comme le prolétariat. Marx et Engels ironisent sur les utopistes et soulignent que leur « ingénieuse activité personnelle doit se substituer à l’activité sociale ». L’utopie ne part pas des conditions matérielles existantes. Au contraire, l’émancipation doit s’appuyer sur les luttes sociales.
En 1923, Georg Lukács publie Histoire et conscience de classe. Dans un contexte marqué par la révolution russe, ce livre s’inscrit dans une perspective stratégique de transformation sociale. Il se penche sur la « réification » de la société dans toutes ses dimensions. Ce concept renvoie au « fétichisme de la marchandise » de Marx et à la rationalité bureaucratique analysée par Max Weber. La réification apparaît comme un fait social total qui abolit toute possibilité de transformation, comme une « cage d’acier ». Le phénomène de réification débouche vers une « attitude contemplative » qui est celle d’un « spectateur impuissant ». Néanmoins, l’expérience de l’ouvrier, qui subit le plus cette réification, peut également déclencher un processus révolutionnaire. Le prolétariat apparaît comme le seul véritable « sujet de l’histoire » qui peut permettre la dissolution de l’ordre capitaliste et l’instauration d’une société sans classes.
Marxisme wébérien
Georg Lukács se rapproche progressivement de Lénine et de son modèle du parti d’avant-garde. En revanche, dans Histoire et conscience de classe, il semble plus proche de Rosa Luxemburg. Il insiste sur le rôle des « conseils ouvriers révolutionnaires ». La conscience de classe se forge alors dans les luttes du prolétariat selon la perspective du communisme de conseils. Mais la réification de la classe ouvrière débouche progressivement vers la valorisation d’une avant-garde consciente qui doit guider les masses. Cette rhétorique permet de justifier la démarche du parti d’avant-garde autoritaire et centralisé.
Ernst Bloch valorise l’espérance et « l’imagination utopique ». Il distingue le « courant froid » et le « courant chaud » du marxisme. Ce qui correspond à l’opposition entre la science et l’utopie. Le courant froid insiste sur l’analyse de la société tandis que le courant chaud évoque l’ouverture des possibilités. Cependant, le possible n’est pas toujours positif. Il existe des utopies, mais aussi des dystopies qui envisagent un futur plus sombre. Le possible reste ancré dans le matérialisme et dépend de la dynamique des luttes sociales.
L’Ecole de Francfort s’inscrit dans cette filiation du marxisme wébérien. Ce sont désormais les sciences sociales qui doivent permettre d’analyser la société pour mieux la critiquer. Ce sont les enquêtes empiriques qui permettent d’envisager de nouveaux possibles. L’étude sur la personnalité autoritaire se nourrit du freudo-marxisme pour comprendre comment la famille, l’éducation et la religion permettent le développement du fascisme. L’Ecole de Francfort reste ainsi marquée par un regard pessimiste, éloigné des utopies joyeuses. Même si Herbert Marcuse analyse l’univers unidimensionnel et le conformisme social pour élaborer des perspectives de libération.
Formes de l’utopie
La littérature utopique émerge avec Thomas More en 1516. Il lance un courant qui se développe dans un contexte de création des Etats-nations. Au XXe siècle, les dystopies imaginent davantage un futur sombre et pessimiste. Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell restent les romans les plus emblématiques de ce courant marqué par les régimes totalitaires.
La littérature utopique se renouvelle dans le contexte des luttes des années 1968. Kim Stanley Robinson et Ursula Le Guin incarnent une science-fiction écologiste et utopiste. Surtout, cette littérature est marquée par les dystopies et les guerres. Ce qui donne à l’utopie un plus grand réalisme à travers une observation de ses risques de dérive.
Une critique de l’utopie se développe. L’imagination d’un système clos et normatif peut déboucher vers un régime autoritaire. Pour Miguel Abensour, l’utopie n’est pas une société parfaite et harmonieuse dénuée de conflits. L’élan utopique doit toujours se relancer pour permettre une critique de l’injustice et du pouvoir établi.
Le sociologue Karl Mannheim se penche sur les formes historiques de l’utopie. Le millénarisme anabaptiste de Thomas Müntzer, accompagné par une révolte des paysans, apparaît comme le début de la pensée utopique. Ce moment est également décisif pour Ernst Bloch. Les aspirations célestes et mystiques du christianisme deviennent collectives et terrestres. Cette orientation utopique tente de rendre concrètes les aspirations religieuses. « Elle souhaite convertir la vie quotidienne en expérience sensuelle, expérimenter la foi ici et maintenant, et faire que la vie terrestre devienne le ciel, et les hommes des égaux de Dieu », décrivent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre.
Cette utopie millénariste perçoit la révolution comme une fin en soi, et non pas comme un moyen. Selon Karl Mannheim, cette perspective originale perdure à travers la mentalité anarchiste. Le sociologue évoque également le socialisme utopique qui repose sur l’imagination. Ce courant est incarné par Fourier, Owen et Cabet. Le bolchévisme apparaît comme son aboutissement. Contrairement à l’utopie anarchiste, les difficultés du présent doivent être acceptées pour la promesse d’un futur idéal. Le socialisme stratégique délaisse les moyens pour privilégier la fin.
Karl Mannheim tente d’expliquer la disparition de l’utopie. Le mouvement ouvrier se compose de partis et des syndicats qui participent à des négociations et des commissions. Ce qui pousse aux compromis et à l’émiettement des visions du monde. Ensuite, la science se spécialise dans des questions particulières et abandonne toute vision globale qui s’apparente à une utopie.
Futurs immédiats
Ernst Bloch évoque les utopies concrètes à travers les soulèvements sociaux qui permettent une ouverture des possibles, à l’image de la Commune de Paris ou de la révolution russe. Au contraire, Erik Olin Wright se tourne vers les utopies réelles qui se réduisent à des alternatives locales. Il insiste sur les stratégies « interstitielles » qui se développent en dehors de l’Etat. Elles se déploient dans les « niches et les marges de la société ». Ces expérimentations interstitielles ne visent pas à renverser l’ordre capitaliste. Mais elles diffusent des pratiques opposées aux valeurs dominantes de la société. Ces utopies réelles doivent alors se multiplier pour « éroder » progressivement le pouvoir capitaliste. Cette stratégie interstitielle doit s’appuyer sur un Etat et des institutions qui favorisent également des changements sociaux.
Le dérèglement climatique alimente l’imaginaire des futurs possibles. La théorie de l’effondrement peut se révéler dépolitisée et paralysante. Mais un imaginaire de la catastrophe permet également d’insister sur l’urgence d’agir. Les romans de Margaret Atwood et de Kim Stanley Robinson proposent des dystopies qui insistent sur les dangers écologiques futurs. La fin du monde risque alors de refermer tous les possibles. Le milieu de la décroissance se compose surtout d’hommes, anciens ingénieurs, cadres, entrepreneurs ou coaches. Ils se replient dans des communautés écologiques qui se veulent en dehors de la société de consommation. Mais l’attente de l’effondrement peut également fonctionner comme un opérateur d’engagement collectif et public.
L’apocalyptisme écologique peut faire songer au millénarisme religieux. L’historien des religions Norman Cohn observe que les hérésies surgissent souvent après les catastrophes, comme la Peste noire. Ensuite, la perte de confiance dans les organes de gouvernement alimente également l’apocalyptisme. Les hérésies se développent lorsque les institutions politiques et religieuses déclinent. Mais les millénarismes émergent surtout dans un contexte de contestation sociale. La figure de Thomas Müntzer apparaît dans le contexte agité d’une révolte paysanne. « Il convient d’y ajouter le déclencheur d’une vague de révoltes qui fait souvent surgir un ou des prophètes généralement issus de l’intelligentsia frustrée ou déclassée », soulignent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre.
Sociologie des utopies
Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre proposent une large réflexion sur les différentes formes d’utopies. Leur livre embrasse la philosophie, la sociologie mais aussi la littérature de science-fiction. Ce qui permet d’ouvrir de nombreuses pistes de réflexions. Même si Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre posent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses.
La philosophe et le sociologue se penchent sur le courant du marxisme romantique, également étudié par Michaël Löwy. Cette mouvance aux marges du marxisme propose des réflexions sur l’utopie et sur la nécessité d’imaginer d’autres possibilités d’existence. Il se distingue du marxisme scientifique qui se contente d'observer la société. L’imagination, la créativité et la spontanéité restent également décisifs pour penser la transformation sociale.
Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre soulignent que la perspective utopique doit être ravivée. Les partis et les syndicats se contentent de gérer l’existant avec des revendications pour aménager l’ordre capitaliste. En revanche, il n’est jamais envisagé de se plonger dans l’imagination d’un monde radicalement nouveau. L’utopie permet de critiquer le présent, mais aussi d’ouvrir des perspectives pour l’avenir.
Néanmoins, Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre proposent peu de réflexions stratégiques. Ce panorama des utopies ne propose aucune solution tranchée. Ce qui permet de faire cheminer une réflexion propre, mais qui ne permet pas de répondre à l’enjeu de l’urgence d’une transformation sociale. Même si les auteurs ouvrent des pistes de réflexion.
Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre évoquent la séparation des fins et des moyens. Ce qui renvoie au grand clivage stratégique qui traverse le mouvement ouvrier. Les marxistes-léninistes se projettent sur la fin, peu importent les moyens. Au contraire, les libertaires considèrent que les moyens conditionnent la fin. Une révolution portée par un parti centralisé ne peut déboucher que vers une société autoritaire. L’auto-organisation semble alors décisive pour concilier les moyens et la fin.
La fameuse stratégie plurielle d’Erik Olin Wright est évoquée. La transformation doit venir des institutions mais aussi des interstices et des alternatives en marge du monde marchand. Néanmoins, aucune perspective de rupture avec le capitalisme n’est envisagée. Au contraire, Léon de Mattis questionne les limites de la stratégie interstitielle et alternativiste. Il souligne également l’impasse de la transformation sociale depuis l’Etat et les institutions.
Surtout, il insiste sur l’importance de la dynamique des luttes sociales pour permettre une ouverture des possibles. C’est au cœur des mouvements de révolte que doivent se poser les questions stratégiques. La perspective d’un monde sans Etat, sans hiérarchies, sans argent et sans travail doit être soulevée pour imaginer une société radicalement nouvelle.
Source : Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire, La Découverte, 2022
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Pour aller plus loin :
Radio : Mesure et démesure du possible, émission diffusée sur France Culture le 5 février 2022
Radio : émissions avec Laurent Jeanpierre diffusées sur France Culture
Pablo Maillé, « La pandémie a accéléré des tendances dystopiques déjà existantes », publié sur le site de la revue Usbek & Rica le 14 février 2022
Jean-Louis Fabiani, Faire chanter les lendemains, publié sur le site La Vie des Idées le 11 avril 2022
Johan Faerber, Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre: « L’horizon d’une fin des possibles pourrait ouvrir, pour certaines fractions sociales de la population, des possibles nouveaux », publié sur le site du magazine Diacritik le 7 mars 2022
Lephénix, Le jeu des possibles, publié sur le site Agoravox le 21 février 2022