Frédéric Lordon contre les zadistes
Publié le 12 Mai 2022
L’économiste Frédéric Lordon demeure un des intellectuels français qui incarne un renouveau de la gauche radicale. Proche du Monde diplomatique et des idées de Pierre Bourdieu, il reste un intellectuel engagé. En 2016, il lance le mouvement Nuit debout. Seulement, la révolte déborde du cadre citoyenniste et débouche vers des cortèges de tête.
Frédéric Lordon défend un réformisme d’Etat. Ce courant semble ringardisé par un nouvel imaginaire insurrectionnel. La figure du conseiller du prince social-démocrate, malgré des postures gauchistes, n’est plus à la mode. La jeunesse se tourne davantage vers la mouvance autonome et consulte le site Lundi matin. La vieille gauche a également été marginalisée dans le mouvement des Gilets jaunes. Frédéric Lordon défend son point de vue politique dans ce contexte agité, à travers des conversations avec Félix Boggio Ewanjé-Epée, dans le livre Vivre sans ?
Critique de l’alternativisme
Un imaginaire destituant se développe. Les individus veulent vivre sans institutions. Le travail se soumet à des contraintes qui le vident de sens et de tout désir. L’autonomie italienne influence le Comité invisible. La contestation émerge dans les usines avant de se propager à la métropole et à tous les aspects de la vie. Cette vague contestataire s’organise face à l’extension de la logique du capital qui déborde de l’entreprise.
La ZAD repose sur l’expérimentation et l’invention de nouvelles formes de vie en dehors des institutions et du capital. Cependant, sii l’esthétique du Comité invisible touche une certaine partie de la population, elle indiffère la majorité que sont les classes ouvrières. « Est-ce que c’est par le lyrisme des formes de vie qu’on mobilise ces masses-là ? », interroge Frédéric Lordon. La joie, la fête et la poésie surgissent durant les moments de révolte. Mais ce qui déclenche la lutte reste souvent social et matériel. « Et tout de même, en première approximation, ça n’est pas par la poésie que ça débraye. C’est une taxe gasoile qui déclenche les Gilets jaunes – pas trop poétique », souligne Frédéric Lordon. Par ailleurs, Lundi matin soutient activement l’insurrection des Gilets jaunes.
Un nouveau rapport à l'État guide les nouveaux mouvements contestataires. Ils ne veulent plus transformer, faire dépérir ni même détruire l’Etat. Ils veulent simplement se soustraire à l’Etat par une stratégie de fuite. Mais il semble difficile de vivre sans institutions. Toute forme d’organisation sociale comporte cette dimension. « Il faut même dire davantage : le collectif se manifeste nécessairement comme institution, et comme autorité », estime Frédéric Lordon. La prétention à vouloir vivre hors des normes semble illusoire. Même la ZAD impose des normes et des règles collectives. Les zadistes se proclament « ingouvernables ». Mais ils se sont installés dans une autre forme de gouvernementalité, certes plus autonome et maîtrisable.
Le succès de la posture des ingouvernables repose aussi sur le rejet de la prise du pouvoir d’Etat et sur l’échec des gouvernements de gauche. Surtout, la répression et les violences policières montrent le vrai visage d’un État au service de l’ordre capitaliste. Néanmoins, le gouvernement se distingue de l’Etat qui reste un appareil bureaucratique avec sa logique propre. « L’Etat, c’est la masse d’un gigantesque appareil, où les couches intermédiaires-supérieures, disons celles de la techno-structure, disposent d’un pouvoir considérable – du pouvoir effectif. Typiquement : Bercy », observe Frédéric Lordon. L’économiste propose la sortie de l’euro et la nationalisation des banques. Ce qui passe par une démarche institutionnelle.
Vivre sans économie reste un défi majeur. L’abolition du travail et de l’argent demeure indispensable pour dépasser le capitalisme. La ZAD propose une forme de communalisation, avec des dons et des contre-dons. « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » : la formule de Karl Marx est expérimentée. L’économiste Bernard Friot propose un « salaire à vie ». Chaque individu reçoit une rémunération quelle que soit son activité. Cette proposition postule que chaque individu est poussé par un désir d’agir. Contrairement aux libéraux qui dénoncent les assistés payés à ne rien faire.
Cette proposition peut apparaître comme une forme de sortie du capitalisme. « Le "salaire à vie", c’est donc l’abolition du travail capitaliste et de son institution centrale : le marché de l’emploi », estime Frédéric Lordon. Néanmoins, Bernard Friot impose une hiérarchie entre plusieurs niveaux de salaire qui correspondent à des niveaux de qualifications. Ensuite, une « caisse d’investissement » doit financer différents projets. Ce qui peut alimenter une concurrence entre les individus. Mais le projet de Bernard Friot reste accessible au plus grand nombre, contrairement à la ZAD qui suppose de vivre dans des cabanes et dans la boue.
Vieille gauche réformiste
Frédéric Lordon se plonge au cœur des débats stratégiques qui agitent les mouvements sociaux. Ce qui reste courageux. Certes, ce n’est pas sur ses publications aux éditions La Fabrique et dans Lundi matin que repose sa renommée. Néanmoins, il ose critiquer une mouvance relativement proche. Ce qui lui permet de clarifier sa propre réflexion. Il pose le problème central de la stratégie et de la réorganisation de la société pour sortir du capitalisme.
La critique de Frédéric Lordon sur la mouvance appelliste et la ZAD vise juste. Il souligne l’impasse de la stratégie alternativiste. Il semble difficile de sortir du capitalisme à travers la multiplication des ZAD et des alternatives locales. Les institutions ne laisseront pas proliférer ces expériences sans intervenir. Sinon, le capitalisme peut très bien digérer ce mode de vie alternatif comme le montrent les exemples des mutuelles et des coopératives. Ensuite, le mode de vie à la ZAD concerne surtout une population jeune. Il semble difficile de convaincre une personne d’abandonner son emploi et sa famille pour rejoindre la folle aventure des cabanes dans la boue.
Frédéric Lordon, notamment dans sa conclusion, égratigne la logique postmoderne que révèle cette mouvance alternativiste. La critique de la totalité est abandonnée au profit de la fuite, des rhizomes, des minorités. Les marginalités sont valorisées, mais la majorité de la population qui subit l’exploitation n’est pas prise en compte. Frédéric Lordon ne se risque tout de même pas à attaquer l’intersectionnalité. Mais la stratégie reste la même. Cette mouvance post-autonome veut additionner les minorités et les expériences locales plutôt que de penser un soulèvement global qui remet en cause toutes les hiérarchies. Les alternativistes abandonnent la perspective d’une révolution sociale et d’un mouvement d’abolition de l’ordre capitaliste.
Néanmoins, malgré quelques fines observations, Frédéric Lordon n’est pas le mieux placé pour formuler la nécessaire critique de l’alternativisme. Le directeur de recherche au CNRS se noie trop souvent dans un bavardage philosophique nébuleux et sans grand intérêt. En revanche, il maîtrise mal les débats qui agitent l’histoire du mouvement ouvrier. L’économiste croit même réinventer l’eau chaude alors qu’il ne fait que renouer avec la vieille tradition social-démocrate, largement vaincue voire politiquement annihilée. Frédéric Lordon ressort tous les poncifs du vieux réformisme de gauche. Sa posture à la Karl Kautsky est déjà critiquée par Karl Korsch en son temps.
Frédéric Lordon observe bien l’entre soi du petit milieu autonome. Mais il n’interroge pas son propre ethno-centrisme de classe quand il adopte la posture de la petite bourgeoisie intellectuelle parisienne. Le directeur de recherche au CNRS est évidemment attaché à l’Etat et aux institutions. L’économiste attaque la finance, mais pas les rapports de subordination et d’exploitation dans les entreprises. Il reste attaché à l’argent et à la division du travail. Il se voit bien en expert d'un gouvernement alternatif pour conseiller Jean-Luc Mélenchon sur ses orientations économiques et politiques. Il se drape dans la défroque du conseiller du Prince. Dans ses incursions historiques, il défend clairement la centralisation contre les conseils ouvriers. Selon lui, le changement social ne peut venir que d’une élite éclairée et non de l’auto-organisation de la majorité des exploités.
Frédéric Lordon ne propose qu’une autre version du capitalisme, mieux gérée. Mais il ne remet pas en cause les fondements de l’économie marchande comme le travail, l’argent ou la valeur. Frédéric Lordon « n’a pas de perspective plus désirable que la grisaille soviétique à peine retouchée sur Photoshop », comme dirait Julien Coupat. D’ailleurs, Frédéric Lordon ignore un autre courant politique différent du comité invisible : celui de l’autonomie ouvrière. Ce sont les luttes sociales, leur spontanéité et leur créativité, qui doivent réorganiser la société à partir de leurs structures d’auto-organisation. Certes, l’économiste met bien en garde contre le romantisme révolutionnaire incantatoire. La révolution n’est pas un processus facile et évident. Mais elle reste le seul moyen pour sortir de cette vie mutilée et transformer tous les aspects de l’existence.
Source : Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, La Fabrique, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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Vidéo : Frédéric Lordon, "Vivre sans ? Institutions, police, argent…", Montreuil, 29 octobre 2019
Vidéo : Conférence de Lordon sur son livre "Vivre sans ?" organisé par la librairie Libertalia, diffusée le 31 octobre 2019
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Vidéo : Frédéric Lordon et Judith Bernard, Vivre sans ? Dans le Texte, diffusée sur le site Hors-Série le 19 octobre 2019
Entretien avec Joseph Andras, Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment, publié sur le blog La pompe à phynance le 22 novembre 2019
Benoît Bohy-Bunel, Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon, publié sur le site de la revue Rusca N°11 / Révoltes
Vincent Jarry, Vivre sans ? - Trempette dans un verre d’eau, paru dans lundimatin#243, le 24 mai 2020
Pierre Girier-Timsit, Questions stratégiques à Frédéric Lordon, publié sur le site Le Vent Se Lève le 25 avril 2021
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