Jeu et stratégies de Guy Debord
Publié le 11 Février 2021
Guy Debord est connu comme poète, cinéaste, artiste, théoricien révolutionnaire et fondateur de mouvements d’avant-garde. Mais il reste surtout un stratège. La diffusion d’idées et de pratiques artistiques visent avant tout le renversement de la société marchande. L’Internationale situationniste (IS), de 1958 à 1969, propose des analyses critiques sur son époque, avec les Trente glorieuses, le développement de la société de consommation, mais aussi la guerre froide et les luttes anticoloniales. Surtout, c’est l’ensemble de la vie quotidienne qui apparaît comme un champ de bataille. La revue de l’IS attaque l’art, les loisirs ou encore l’urbanisme.
En 1967, Debord publie La société du spectacle. Ce livre actualise la pensée de Karl Marx. L’aliénation spectaculaire implique la totalité de la vie quotidienne. La logique marchande colonise tous les aspects de l’existence. Elle s’immisce dans l’intimité, les modes de vie et les comportements quotidiens. La critique situationniste vise surtout ce qui est désormais appelé le design. Elle attaque la ville, l’architecture, l’aménagement urbain, la publicité ou encore les systèmes de surveillance et de communication. Mais l’IS comprend également des artistes qui insistent sur l’esthétique de la vie quotidienne et contribuent aussi à inventer le design.
Le Jeu de la guerre reste une œuvre moins connue. Dès le milieu des années 1950, Guy Debord élabore un jeu qui s’apparente à un plateau d’échecs. En 1987, il écrit avec Alice Becker-Ho le livre Le Jeu de la guerre. Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d’une partie. Ce texte se présente comme un manuel avec les différents coups décomposés et analysés. Ce jeu révèle l’importance que Debord accorde à la stratégie. Ce terme renvoie à l’art de la guerre du faible au fort. Elle permet donc aux opprimés de vaincre leurs ennemis. Debord se réfère à des grands théoriciens de la guerre, comme Clausewitz. Cette approche stratégique doit permettre de relier théorie et pratique. L’historien de l’art Emmanuel Guy propose un nouveau regard dans son livre Le jeu de la guerre de Guy Debord.
Jeu et créativité artistique
En 1957, l’artiste Asger Jorn organise la « première exposition de psychogéographie ». L’urbanisme doit être dépassé par des moyens ludiques et artistiques. Dans ce cadre, Debord écrit le texte « Projet pour un labyrinthe éducatif ». Il vise à intensifier l’expérience de désorientation. Flèches inutiles, ambiances sonores et éclairages doivent permettre de perdre son chemin. Ce dispositif doit également permettre de rencontrer des camarades et d’adresser la parole aux passants.
Pour intensifier l’aventure, « du vin et des alcools disposés ça et là seront à la portée des visiteurs ». Durant la même période, Debord réalise des plans psychogéographiques de Paris et développe la dérive pour redécouvrir l’espace urbain. « La dérive consiste à marcher sans but dans la ville et à s’y laisser aller aux sollicitations du milieu », présente Emmanuel Guy. La dérive doit permettre de circuler et de vivre librement, malgré les dispositifs urbains et architecturaux.
En 1957, Asger Jorn se tourne vers Debord et les situationnistes pour participer à un nouveau mouvement artistique. Mais son parcours est déjà bien entamé. Cet artiste vise à décloisonner les différents domaines. Il refuse la séparation entre l’art, l’architecture et les objets du quotidien. Il reste également attaché à la création libre, en dehors des professionnels de l’art, et à la dimension ludique. Par exemple, il présente des plats et des assiettes que des enfants sont invités à décorer. Cette expérience montre que n’importe quel enfant se montre plus créatif sur des surfaces originales que les professionnels de la décoration artistique, artisanale, architecturale ou industrielle.
Asger Jorn propose également un urbanisme expérimental qui englobe les arts visuels, les arts décoratifs et l’architecture. Ce qui rejoint la démarche des situationnistes à travers l’urbanisme unitaire. Ils refusent également la séparation entre les différentes disciplines. Surtout, ils refusent l’urbanisme moderne qui fragmente la vie avec la séparation entre travail et loisir. C’est dans cette perspective que les situationnistes inventent des labyrinthes.
Guy Debord aspire à remettre le jeu au centre de la vie quotidienne. Il s’oppose au travail mais aussi au conformisme des loisirs marchands et du divertissement, incarnés autant par Coca Cola que par Malraux. Le détournement et la construction d’ambiances nouvelles doivent permettre de donner une dimension ludique à la vie quotidienne. L’existence doit devenir « un jeu intégral et passionnant ». La lecture de Johan Huizinga et de son essai Homo Ludens permet à Debord de préciser sa démarche. Ce livre explore la dimension ludique dans des domaines variés comme la poésie, la juridiction, la langue, la science, le culte, l’art. Debord partage également la critique de la compétition qui transforme le jeu en sport. Cependant, Debord ne veut pas se contenter de découvrir le jeu dans la vie existante. Il veut surtout créer des ambiances nouvelles et une autre société qui place le jeu au centre de la vie.
En 1953, dans un Manifeste pour une construction de situations, le jeune Debord se penche sur le mouvement de la négation de l’art. Il dresse une généalogie qui commence avec Mallarmé. Arthur Rimbaud incarne ensuite la poésie et l’aventure. Le poète-boxeur Arthur Cravan valorise la provocation dans sa revue Maintenant. Mais Debord évoque également Marcel Duchamp et sa passion pour le jeu d’échecs. Cet artiste expose des objets de la vie quotidienne, comme une roue de vélo et même un urinoir. Duchamp vise à briser la séparation entre l’art et la vie. Surtout, il abandonne progressivement la création pour se consacrer à sa passion pour le jeu d’échecs.
Jeu et stratégie révolutionnaire
Au début des années 1960, les situationnistes se tournent clairement vers la politique révolutionnaire. Les artistes qui se désintéressent des luttes sociales sont exclus de l’IS. Pourtant, les pratiques artistiques ne sont pas abandonnées pour autant. « Le mouvement situationniste apparaît à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire », précise Guy Debord en 1963.
L’IS diffuse sa revue et se rapproche de groupes révolutionnaires. Debord rejoint Socialisme ou Barbarie, le groupe de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis. Malgré le projet commun du communisme de conseils, les démarches diffèrent. Le groupe marxiste anti-autoritaire reproche aux situationnistes leur manque d’intervention dans la lutte des classes. Debord leur reproche de ne pas prendre en compte l’importance de la sphère culturelle et de la critique de la vie quotidienne. Les situationnistes se rapprochent également du philosophe Henri Lefebvre. C’est par son intermédiaire que Debord rencontre Raoul Vaneigem.
Pour diffuser ses idées, l’IS s’appuie sur des affiches. Les situationnistes pratiquent le détournement. Ils s’appuient sur des images, des publicités, des bandes dessinées, auxquels ils donnent un sens nouveau. Ils renouent avec le scandale et la provocation des avant-gardes artistiques. En 1967, les situationnistes connaissent une nouvelle audience auprès de la jeunesse contestataire avec le scandale de Strasbourg. Ils diffusent Le Retour de la colonne Durruti, une bande dessinée détournée qui se moque des syndicats et des gauchistes étudiants. La brochure De la misère en milieu étudiant raille la médiocrité existentielle et politique de la petite bourgeoisie intellectuelle.
La tradition marxiste développe également des réflexions sur la stratégie politique. « La tradition marxiste va s’employer à penser l’organisation de la classe ouvrière en classe révolutionnaire, autrement dit à aborder de front les questions d’organisation et de stratégie », observe Emmanuel Guy. Le marxisme autoritaire pense la révolution comme une stratégie militaire, à l’image d’Engels, de Lénine, de Trotsky ou de Mao.
C’est dans les périodes de reflux des luttes que la réflexion stratégique permet de comprendre et d’analyser les défaites. Dans les années 1970, Debord revient sur la révolte de Mai 68. Il critique les interprétations qui insistent sur le Mai étudiant alors qu’il s’agit d’une importante grève. Le prolétariat reste au cœur de Mai 68. Ensuite, des commentateurs évoquent les événements pour mieux banaliser une révolution qui a échoué. Debord revient sur le rôle des situationnistes pendant cette révolte. Ils ont refusé de prendre la direction du mouvement comme une avant-garde de type marxiste-léniniste. Mais ils ont contribué à diffuser des idées et à activer le désir révolutionnaire.
Debord ne cesse d’attaquer le mode de vie de la petite bourgeoisie intellectuelle, avec ses cadres et ses chercheurs. Dans le film In Girum, il détourne des images d’un catalogue publicitaire pour railler le bonheur conforme qui se réduit à des équipements électro-ménagers. Il ironise sur une vie artificielle réduite à la consommation. Le sociologue Charles Wright Mills développe également une critique de la classe moyenne et de la société de consommation façonnée par les designers, les architectes et les urbanistes. « Mills s’inquiète notamment du fait que l’expérience humaine se voit de plus en plus médiatisée par les produits du design, dont le domaine d’expertise et d’activité ne cesse de s’étendre », précise Emmanuel Guy. Pourtant cette critique de la société de consommation, largement incarnée par les situationnistes, va inspirer le milieu du design.
En Italie, la critique du design s’inspire du mouvement opéraïste. Ce courant politique et intellectuel, incarné par Mario Tronti ou Toni Negri, estime que ce sont les luttes ouvrières qui provoquent les mutations du capitalisme. La pratique de l’enquête ouvrière permet d’observer le fonctionnement des usines et des conditions de travail pour mieux comprendre le capitalisme moderne. Les opéraïstes insistent sur les mutations de la classe ouvrière et sur le rapport subjectif au travail. En 1962, Mario Tronti publie l’article « L’usine et la société » dans la revue Quaderni Rossi. Il observe que la logique de la production s’étend au-delà des murs de l’usine : dans les loisirs, l’éducation, la consommation, le logement.
Ces théories opéraïstes influencent l’architecte Manfredi Tartufi. Il critique « l’idéologie architecturale » qui ne fait qu’imposer les évolutions du capitalisme dans la vie quotidienne. Il influence des milieux artistiques qui veulent libérer le design des contraintes de la production industrielle. Enzo Mari propose même un design de l’émancipation. L’usager peut construire lui-même son propre mobilier. « L’idée est, pour l’usager, de comprendre en les fabriquant les objets qui l’entourent au quotidien, de s’interroger aussi sur les conditions de production des marchandises, de retrouver un sens du travail artisanal, et, en fin de compte, de penser plus droit, par soi-même et de manière critique », indique Emmanuel Guy.
Créativité et révolution
Emmanuel Guy montre bien les multiples dimensions de la pensée de Guy Debord. Il évoque sa démarche artistique et sa contestation révolutionnaire. Même si l’historien d’art propose une réflexion plus approfondie sur la dimension créative de Guy Debord. Toutefois, il évite l'écueil de présenter uniquement la facette artistique qui élude la théorie révolutionnaire dans une muséification grotesque. Emmanuel Guy permet de replacer Guy Debord dans une histoire de l’art plus méconnue. La généalogie avec le mouvement Dada et même avec les surréalistes est à peine évoquée. Emmanuel Guy insiste sur l’influence de Guy Debord sur le design.
Il montre comment les situationnistes participent à la création de cette esthétique du design. L’influence d’Asger Jorn, artiste reconnu, se révèle décisive. Mais il rejoint les réflexions déjà entamées par Guy Debord et ses amis. Les situationnistes refusent la séparation entre l’art et la vie quotidienne. Dans ce sens, ils délaissent les supports classiques, comme les tableaux, pour exprimer leur créativité à partir des objets du quotidien. Les situationnistes se penchent également sur l’architecture dans une critique de l’urbanisme moderne. Cette créativité qui doit embrasser la vie quotidienne rejoint les origines du design.
En revanche, l’évolution de cette pratique peut subir les railleries des situationnistes. Le design est désormais largement associé à la société de consommation et au fétichisme de la marchandise. Le design moderne consiste à enjoliver des produits standardisés et n’exprime aucune originalité créative. Le design s’accompagne même du marketing et de la publicité. Son objectif reste de pousser à la consommation, et non pas de rendre passionnante la vie quotidienne. Emmanuel Guy met bien en avant cette double facette du design à travers une réflexion originale. Aujourd’hui, le design apparaît comme un banal ornement de l’uniformisation marchande. Pourtant, les origines du design visent à refuser l’élitisme artistique pour relier la créativité et la vie quotidienne.
En revanche, le côté « Guy Debord stratège » qui fonde l’exposition à la Bibliothèque nationale de France se révèle un peu agaçant. Cette approche se révèle à la fois trop sérieuse et pas assez. La figure du stratège vise à prendre au sérieux la mégalomanie du vieux Debord replié dans une auto-satisfaction et dans la construction de sa propre légende. Le film In Girum suffit à montrer les limites de cette posture aussi creuse que prétentieuse. Debord se pose comme le grand stratège qui a mené les troupes au moment du plus grand assaut du prolétariat contre le monde marchand. Il se considère comme le grand stratège de Mai 68. Si cette posture relève de l’auto-dérision et moque l’élitisme bourgeois des avant-gardes politiques, c’est réussit.
En revanche, Emmanuel Guy semble prendre au sérieux cette posture. L’historien de l’art ne connaît sans doute pas les multiples mouvements qui émergent en Mai 68. L’exemple du Comité Censier suffit à montrer que la démarche de Debord est loin d’être unique. Les situationnistes n’en sont qu’une composante, certes joyeusement radicale. Mais la figure de Debord ne doit pas effacer un mouvement collectif. Les situationnistes ont contribué à diffuser un souffle libertaire sur Mai 68. Mais d’autres mouvements s’inscrivent dans cette même démarche. L’historien n’est pas obligé de conforter le mythe de Debord et devrait plutôt adopter un regard critique.
Ensuite, le Debord stratège semble trop peu sérieux. Cette approche permet d’insister sur la dimension ludique et créative de la lutte des classes. Mais elle reproduit le vieux mythe des avant-gardes, politiques et mêmes artistiques, qui semblent surplomber le prolétariat et ses révoltes. La lutte des classes n’est pas uniquement un jeu de stratégie pour théoriciens révolutionnaires. C’est avant tout une nécessité pour l’ensemble des prolétaires qui luttent pour leurs conditions de vie et de travail. C’est le refus de l’exploitation et de l’aliénation au travail.
C’est donc un peu plus sérieux qu’un jeu de stratégie. Certes, les situationnistes apportent une dimension ludique et une critique de la vie quotidienne. Ce qui les distingue d’un groupe plus austère comme Socialisme ou Barbarie et leur permet d’attaquer l’emprise marchande sur tous les aspects de la vie. Cependant, il faut éviter le travers inverse qui balaye la lutte des classes pour insister uniquement sur la stratégie ludique et artistique des situationnistes.
Surtout, ce sont les prolétaires eux-mêmes qui définissent leur propre stratégie de lutte. La figure individuelle du stratège qui guide les masses ouvrières ne fait que reprendre le bon vieux mythe léniniste. Le vieux Debord ne se réfère jamais au dirigeant bolchevik. Mais sa posture d’isolement le conforte dans un élitisme poussiéreux. Les masses sont devenues aliénées et Debord se présente comme le seul homme libre dans un monde d’esclaves. Cette posture, prisée par les post-situs, semble déplorable. Les exploités en lutte n’ont pas besoin d’un stratège exceptionnel pour ouvrir des perspectives révolutionnaires.
Source : Emmanuel Guy, Le jeu de la guerre de Guy Debord. L’émancipation comme projet, B42, 2020
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Emmanuel Guy et Matthieu Duperrex, Le Paris des Situationnistes, publié sur le site Urbain, trop urbain le 14 mars 2013
Emmanuel Guy et Laurence Le Bras, Les fiches de lectures de Guy Debord, publié dans la Revue de la BNF n° 41 en 2012
Galaad Wilgos, Des fiches inédites font redécouvrir la pensée de Guy Debord, publié sur le site du magazine Marianne le 12 mars 2020
Laurent Jeanpierre, Portrait de Guy Debord en archiviste, publié sur le site de la revue Art Press le 22 mars 2013
Frédérique Roussel, Guy Debord, pensée classée, publié sur le site du journal Libération le 26 mars 2013
Pierre-Ulysse Barranque, In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, une œuvre de fragments, de fractures et de passages, publié sur le site de la revue Littera Incognita le 17septembre 2017
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