Claire Fontaine et l'art de la grève humaine

Publié le 4 Mars 2021

Claire Fontaine et l'art de la grève humaine
Le collectif Claire Fontaine tient à affirmer une démarche artistique singulière. Ses diverses expositions et installations visent à remettre en cause les normes de la société marchande. Cette créativité doit déboucher vers la grève humaine. 

 

La création artistique connaît des difficultés à se renouveler. L’art contemporain illustre une forme de vacuité sociale et politique. Pourtant, de nouvelles pratiques artistiques se développent pour jeter un regard critique sur la société actuelle. Le collectif féminin d’artistes Claire Fontaine propose une démarche singulière. Elle a publié des textes dans plusieurs langues dans des revues ou des expositions.

Claire Fontaine se définit ironiquement comme « l’énième artiste ready-made, l’énième émetteur de sens dans le bourdonnement général, avec pour seule différence le parti pris d’utiliser l’impuissance politique comme sujet et moyen de son travail ». Ce collectif d’artistes reste considéré comme proche des idées de la mouvance appelliste et du Comité invisible. Ses écrits permettent de présenter sa démarche artistique singulière dans le recueil La grève humaine et l’art de créer la liberté.

 

                   La Greve humaine: et l'art de creer la liberte

 

Société de contrôle

 

Le texte « Étrangers partout » (2005) évoque la situation des immigrés, les expulsions et le racisme d’Etat. La France apparaît comme « un pays-digicode, un pays-sourde-oreille, un pays-bourreau-en-costard, un pays-gentiment-xénophobe, un pays-camp », observe Claire Fontaine. La France est également marquée par son histoire coloniale, avec des Algériens massacrés et noyés dans la Seine pendant la lutte pour l’indépendance. La situation des étrangers, avec la répression et la misère, risque de se diffuser au reste de la population avec le contrôle et l’exploitation. « Leur souffrance empeste l’air que nous respirons, leur force de travail payée des miettes garde nos salaires bas, leur solitude les empêche de s’organiser, leur enfermement matérialise silencieusement autour de nos vies une aura de prison », souligne Claire Fontaine. La chasse à l’immigré participe également à l’embourgeoisement de Paris.

« Vers une éducation politique sans image » (2007) évoque la critique de l’Université dans le contexte de l’autonomie italienne. Les étudiants de Turin dénoncent une machine hiérarchique qui reproduit les rapports de classe de la société. Ils attaquent également l’enseignement qui s’apparente à une forme d’abrutissement. Les étudiants de Turin organisent des contre-cours qui valorisent le débat plutôt que les hiérarchies professorales. Le philosophe Jacques Rancière critique également l’éducation qui suppose l’ignorance de l’élève. « Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants », observe Jacques Rancière.

 

« Pendant que vous lisez ces lignes » (2016) évoque les politiques antiterroristes. Les mesures sécuritaires ne permettent pas d’empêcher des attentats. Mais elles menacent surtout les libertés. « Pourtant, il avait été clair depuis le début que les mesures de surveillance n’étaient pas réellement efficaces contre les attaques qui les justifiaient, alors qu’elles transformaient graduellement nos vies, de plus en plus gouvernées, de moins en moins libres », analyse Claire Fontaine. L’antiterrorisme se traduit par des guerres et par la répression.

Mais cette politique se ressent également dans un quotidien quadrillé par une ambiance sécuritaire, au travail comme dans la rue. Toute forme de dissidence devient suspecte. « Le travail, puisque l’économie allait mal, était devenu un contexte dangereux et très compétitif ; pour les jeunes, une simple promesse d’exploitation à laquelle il était impossible de s’opposer, car pendant les années de l’antiterrorisme toute manifestation de dissension sociale avait été criminalisée », constate Claire Fontaine. Les interdictions de manifestations et la surveillance électronique révèlent ce climat sécuritaire.

« Élever le soulèvement » (2018) revient sur le mouvement #MeToo et la lutte contre les violences sexuelles. De nouvelles relations humaines et sentimentales entre hommes et femmes doivent s’inventer. « L’essentiel est qu’un nouveau pacte entre les genres est en train de naître parce que l’ancien pacte n’est plus acceptable, qu’une nouvelle éducation sentimentale est en train de se créer entre les corps, que notre présent s’en trouve transformé », observe Claire Fontaine. L’amour reste traversé par des rapports de force et des inégalités entre les sexes. Le travail domestique des femmes est également justifié par l’amour.

 

                     

Ready-made

 

Dans un  texte de 2005, Claire Fontaine ironise sur le néant du ready-made. Cette pratique développée par Marcel Duchamp consiste à modifier l’usage d’un objet et de l’exposer. Mais cet art ne vise pas à transgresser l’ordre social. Les expositions restent sponsorisées par des mécènes et le marché de l’art incarne le conformisme. La période des avant-gardes artistiques semble révolue. « Le héros révolutionnaire, qui était censé vivre une vie passionnée au cœur du monde tel qu’il est et qui devait en même temps brûler du désir de le détruire, ne croisera plus jamais notre chemin », constate Claire Fontaine. L’échec des mouvements politiques du XXe semble muséifié, mais il peut également nourrir l’imaginaire pour les soulèvements à venir. Même si la domination présente ne cesse d’alimenter l’impuissance politique. « Claire Fontaine tente modestement de garder ouverte la question de la réappropriation des moyens de production du présent », indique le collectif.

« Ready-made, généalogie d’un concept » (2014) présente cette pratique qui consiste à exposer un objet sans esthétique pour le rendre esthétique. L’artiste qui expose se montre alors indifférent aux jugements de bon ou de mauvais goût. Un objet banal peut ainsi se transformer en œuvre d’art. « La chose quelconque, choisie dans un instant quelconque, par une singularité quelconque devient une œuvre d’art : ce n’est qu’une question de temps et de puissance », observe Claire Fontaine. Cet objet doit être introduit par un artiste pour lui donner une dimension esthétique. Le titre du ready-made semble également incontournable pour donner un sens à l’œuvre. « Dans cette perspective, l’auteur du ready-made est celui qui se met humblement à l’écoute de la puissance, contenue dans tout objet, de devenir une œuvre d’art, c’est le prince charmant censé réveiller la beauté dormante dans l’ustensile industriel », souligne Claire Fontaine.

 

Le texte « Notre commune condition critique » (2015) observe une séparation de l’art et de la vie quotidienne. « Si, dans ce moment de crise profonde, l’art s’était dissous dans la vie ou – ce qui est bien moins probable – la vie révolutionnée s’était transformée en œuvre d’art, une métamorphose radicale aurait eu lieu et elle aurait impliqué une réorganisation du travail, des affects, de l’économie », précise Claire Fontaine. L'amitié, l’amour et le soin apporté à chaque vivant peuvent être abordés comme des œuvres d’art. Au contraire, pour les artistes actuels, la création ne vise plus à intensifier la vie. C’est une aventure individuelle qui repose sur la valorisation du travail et sur l’affirmation de soi.

Dans « Artistes ready-made et grève humaine. Quelques précisions » (2005), Claire Fontaine attaque le conformisme du milieu artistique qui fréquente les expositions et autres biennales. « Cette même masse achète à peu près les mêmes vêtements, connaît les mêmes références musicales, visuelles, cinématographiques, pense sa production dans les cadres prévus par le marché avec lesquels les écoles d’art et les magazines l’ont familiarisé au préalable », ironise Claire Fontaine. Le marché de l’art conditionne la production et le mode de vie des artistes.

La grève permet de refuser d’obéir au patron. Walter Benjamin considère la grève comme un moyen sans fin. L’organisation hiérarchique et la bureaucratie politique s’effondrent. Néanmoins, la grève semble davantage enfermée dans le cadre corporatiste et syndical. Les féministes de l’autonomie italienne des années 1970 estiment que la grève doit sortir des identités professionnelles et transformer les relations sociales. La grève humaine doit briser la routine de la vie quotidienne avec ses comportements conditionnés. « Le caractère radical de ce type de révolte est qu’elle ne connaît pas de résultat réformiste dont elle saurait se satisfaire », précise Claire Fontaine.

 

 

Grève humaine

 

 « La grève humaine a déjà commencé » (2009) revient sur ce concept central. La grève humaine apparaît comme un mouvement de révolte contre toute forme d’oppression. « Elle s’attaque à ce qu’il y a d’économique, d’affectif, de sexuel et d’émotionnel dans la position que les sujets occupent », décrit Claire Fontaine. La grève humaine apparaît comme une révolte dans la révolte, comme les féministes dans le mouvement autonome italien des années 1970. Les grèves visent à améliorer des aspects ponctuels de la situation des travailleurs. La grève humaine valorise l’immédiateté, sans perspective politique. « Mais la grève humaine est un moyen pur, une façon de créer un présent immédiat là où il n’y a rien d’autre qu’attente, projection, espoir », précise Claire Fontaine. La grève humaine vise à bloquer l’économie libidinale avec ses normes, ses styles de vie, ses désirs conformistes.

Les médiations traditionnelles, avec les hiérarchies et les rôles sociaux, sont remises en cause. Les constructions de mouvement et les périodes de transition semblent également à abolir. « Il n’y a pas de préliminaires, pas d’étapes intermédiaires, pas d’organisateurs en charge de la logistique », insiste Claire Fontaine. La grève humaine ne propose aucun projet ni programme, mais un refus de l’ordre existant et de la routine du quotidien. « C’est le geste qui rend lisible l’élément politique silencieux qui sommeille en toute chose : dans la vie des femmes, l’insatisfaction des riches, la rage des adolescents privilégiés, le refus de se soumettre à la médiocrité de la nécessité, le racisme ordinaire, et ainsi de suite », précise Claire Fontaine.

 « La grève humaine dans le champ de l’économie libidinale » (2011) insiste sur la transformation des subjectivités. La grève humaine n’attaque pas uniquement l’exploitation mais vise un bouleversement de tous les aspects de la vie. L’historienne Michelle Perrot évoque une sorte de « grève sentimentale ». Les ouvrières arrêtent le travail pour rejoindre un mouvement d’émotion collective autant que pour améliorer leurs conditions matérielles. Le mouvement de 68 insiste également sur le désir et la subjectivité. « Il faudrait en fait parler de la réhabilitation du concept de désir et analyser comment de nouveaux désirs entrent dans la sphère politique à l’occasion de ces moments spécifiques, durant les grèves émotionnelles que nous appelons "grève humaine" », questionne Claire Fontaine.

 

« 1977 : l’année que l’on ne commémore pas » (2011) évoque le bouillonnement contestataire en Italie. Le mouvement autonome italien exprime une révolte politique et existentielle. La jeunesse étudiante et les Indiens métropolitains chassent Lama, bureaucrate communiste, de l’université de Bologne. Des nouveaux médias, comme Radio Alice et A/traverso, inventent de nouvelles formes de langage et de diffusion des idées. Le mouvement autonome refuse la rationalité marchande et le quotidien administré. Une forme de grève humaine s’exprime. « 77 s’opposait au remplacement de la vie par la valeur, il le fit en faisant de cette vie un usage autre, en lui donnant une valeur inestimable, en créant une inflation éphémère de liberté », souligne Claire Fontaine.

 « Métonymie existentielle et abstractions imperceptibles » (2013) revient sur la grève humaine. Ce geste n’est pas uniquement économique et social, mais s’attaque également aux conditions affectives, sexuelles et émotionnelles. L’exploitation perdure sur les lieux de travail mais s’étend aussi sur tous les domaines de la vie. « On en peut pas en faire ressortir les côtés positifs, car les conquêtes de ce type de grève sont inséparables des vies des gens ; elles ne peuvent pas être mesurées en chiffre, augmentation de salaire, transformations matérielles, mais seulement en différentes façons de vivre et de penser », précise Claire Fontaine. Ce mouvement de désubjectivation vise à sortir de sa condition, avec son type d’identification, ses obligations, ses stéréotypes.

 

 

Révolte existentielle

 

Les textes de Claire Fontaine proposent un regard original sur le milieu artistique, mais aussi sur le monde actuel. Ce collectif attaque le conformisme et le néant existentiel qui prédomine, y compris du côté des galeries d’art accaparées par une petite bourgeoisie intellectuelle. Claire Fontaine décrit bien les travers, les routines et le conformisme de ce petit milieu artistique. Ce collectif renouvelle la critique de la vie quotidienne pour proposer des perspectives nouvelles. Claire Fontaine s’attache à relier l’art et la vie. Son style littéraire et politique exprime un souffle libertaire. Ce collectif reprend ainsi les qualités incontestables de la mouvance du Comité invisible.

Les références théoriques de ces textes sont multiples. Michel Foucault  et son disciple Gorgio Agamben sont mobilisés pour développer une critique des sociétés de surveillance. Sans doute l’aspect le plus percutant de leur pensée. Jacques Rancière est mobilisé pour sa critique de la pédagogie et des institutions du savoir. L’autonomie italienne des années 1970 demeure la principale référence historique de Claire Fontaine. Sa dimension féministe et existentielle est particulièrement soulignée, à juste titre.

 

Claire Fontaine propose la perspective de la grève humaine. Ce regard permet de souligner la dimension émotionnelle et existentielle qui existe dans la lutte des classes. Le grand problème, c’est que Claire Fontaine semble ignorer cet antagonisme entre les différentes classes sociales. Ces artistes insistent davantage sur « l’insatisfaction des riches, la rage des adolescents privilégiés » que sur l’exploitation des prolétaires. L’approche existentielle se révèle beaucoup trop englobante et interclassiste. Les « singularités quelconques » remplacent les prolétaires comme sujet révolutionnaire. Le rapport entre exploiteurs et exploités, entre dirigeants et dirigés, semble nié pour amalgamer les diverses classes sociales dans une révolte contre un mal-être qui serait identique. La grève humaine semble alors s’opposer à la grève ouvrière.

L’absence d’une analyse de classe n’est pas sans conséquences sur la posture politique de Claire Fontaine. La grève humaine ne vise pas à renverser l’ordre existant, mais simplement à inventer un nouveau mode de vie ici et maintenant. Certes, le refus des rôles auxquels les individus sont assignés permet de rompre avec le modèle de la grève syndicale et corporatiste. Mais Claire Fontaine semble enfoncer toutes les grèves ouvrières dans ce moule bureaucratique. Il existe des moments de lutte dans lesquels toutes les formes de hiérarchies et de rôles sociaux sont balayées.

La plus belle forme de grève humaine, c’est sans doute la grève dans laquelle l’ouvrière ou l’ouvrier tient tête à son patron et renverse les rapports de pouvoir au moment de la lutte. La dimension existentielle doit s’accompagner d’une dimension sociale. La référence à l’autonomie italienne semble focalisée uniquement sur l’autonomie désirante de la jeunesse étudiante. Ainsi, les origines ouvrières de ce mouvement semblent gommées. C’est pourtant la force de l’autonomie italienne de relier la dimension sociale et existentielle. La disparition progressive de son ancrage ouvrier peut d’ailleurs expliquer son déclin.

 

Claire Fontaine ne se préoccupe pas des perspectives de renversement de l’ordre capitaliste. La grève humaine apparaît comme un moyen sans fin. Cette approche permet de souligner la beauté du geste de la révolte. Toute forme de lutte, même défaite ou écrasée, doit être encouragée. Le moment de la révolte permet un bouleversement de la vie quotidienne en tant que tel. Ce constat reste pertinent et tranche avec le discours de l’extrême-gauche et des syndicats focalisés sur les revendications plutôt que sur le moment de la lutte. La pratique de la grève parle effectivement davantage que tous les discours idéologiques.

Pourtant, le désaccord avec la grève humaine reste au sujet des perspectives. Vivre un moment de révolte, c’est bien. Que cette lutte débouche vers un renversement de l’ordre existant, c’est mieux. La grève comme moyen sans fin élude la nécessité de la victoire et des perspectives de rupture avec le capitalisme. Claire Fontaine semble se raccrocher aux vieilleries foucaldiennes avec le modèle postmoderne du changement par capillarité. Des expériences alternatives doivent se propager progressivement. Mais ces îlots ne débouchent que vers l’entre-soi d’un mode de vie marginal plutôt que vers une propagation, même lente et progressive. En revanche, ce sont les luttes et les grèves qui peuvent se propager. Les révoltes doivent déboucher vers une réorganisation de la société depuis la base pour changer radicalement le monde et la vie quotidienne.

 

Source : Claire Fontaine, La grève humaine et l’art de créer la liberté, Diaphanes, 2020

 

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Pour aller plus loin :

Vidéo : Qui est Claire Fontaine, qui signe le set design du dernier show Dior ?, mise en ligne sur le site du magazine Numéro le 4 mars 2020

Vidéo : Les allumettes au MAC, mise en ligne le 22 juin 2013

Radio : Anna Kubišta, Claire Fontaine : « Bartleby ou la grève humaine », mise en ligne sur Radio Prague International le 5 mars 2011

Radio : Claire Fontaine, mise en ligne sur le site de MAC/VAL

   

Christian Ruby, « Claire Fontaine » ou l’art de la grève, publié sur le site Non fiction le 29 juillet 2020

Claire Fontaine, publié sur le site de Paris Art 

Marseille: Une exposition au Mucem sur le gaspillage, publié sur le site du journal 20 Minutes le 17 novembre 2014 

Judicaël Lavrador, Claire Fontaine, l'info en ready-made, publié sur le site du journal Libération le 15 avril 2019  

Clément Ghys, La France sur le gril, publié sur le site du journal Libération le 24 février 2011

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