Front Noir : surréalisme et révolution
Publié le 31 Décembre 2020
Le mouvement surréalisme ne s'épuise pas en 1945. La légende de ce mouvement artistique insiste sur la période héroïque qui commence avec la première guerre mondiale et s’achève après la seconde. Maurice Nadeau, dans son Histoire du surréalisme, défend cette thèse. Néanmoins, l’esprit surréaliste se perpétue après 1945.
Plusieurs revues émergent dans cette filiation artistique et politique. La revue Front Noir apparaît comme la plus originale. Elle relie le surréalisme et le socialisme de conseils. Un recueil d’articles remis dans leur contexte historique est proposé dans le livre Front noir (1963-1967). Surréalisme et socialisme de conseils.
Mouvement surréaliste après 1945
Maxime Morel revient sur le contexte intellectuel de l’après-guerre. Le Parti communiste est auréolé de sa gloire liée à la Résistance. Les staliniens parviennent à contrôler les postes-clés dans l’édition, la presse, la radio ou encore les galeries d’art. Les surréalistes, attaqués par les communistes et les existentialistes, créent la revue Néon en 1948. Elle propose des textes théoriques et poétiques. Mais, faute de moyens financiers, la revue périclite en 1949 après cinq numéros.
En 1952 émerge une nouvelle publication : Médium, informations surréalistes. André Breton, Benjamin Péret, Jean Schuster, Gérard Legrand, Jean-Louis Bedouin et José Pierre sont les principaux contributeurs. La revue accorde une large place aux artistes au cours des huit numéros publiés entre novembre 1952 et juin 1953. Une nouvelle version de Médium se compose d’articles de critiques littéraires et de mises au point. Les rares textes politiques sont écrits par Benjamin Péret. La revue disparaît en 1955 après quatre numéros.
Les luttes politiques des surréalistes sont tournées contre la colonisation et l’URSS dans le contexte de la guerre froide. Des surréalistes publient des articles dans Le Libertaire, le journal de la Fédération anarchiste. Mais un article élogieux sur Albert Camus, adversaire des surréalistes, brise les liens avec les anarchistes. L’engagement des surréalistes reste limité. Ils évoquent surtout des problèmes liés à leur spécialité artistique et insistent sur une transformation des structures mentales plutôt que sur la réalité de la lutte des classes.
Dans ce contexte, Louis Janover se tourne vers le surréalisme. Il est attiré par les textes écrits par Antonin Artaud. Il apprécie également les Positions politiques du surréalisme qui insistent sur l’indépendance à l’égard des partis politiques. Louis Janover signe deux textes. L’un attaque l’URSS et Staline. L’autre, Hongrie, soleil levant, soutient l’insurrection de Budapest et dénonce le régime politique qui tire sur les manifestants considérés comme contre-révolutionnaires voire fascistes. Louis Janover écrit, dans la revue du Surréalisme, même un article sur l’écrivain romantique allemand Georg Büchner. Mais il observe que les surréalistes préfèrent les expositions à la révolte sociale.
Nouvelle revue surréaliste
Louis Janover et Bertrand Pêcheur lancent la revue Sédition qui s’oppose aux intellectuels de gauche comme Dionys Mascolo dans le contexte de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958 et de la guerre d’Algérie. Le texte intitulé « La trahison permanente » attaque le FLN qui encadre l’insurrection algérienne avec une idéologie nationaliste pour écraser toute perspective sociale et révolutionnaire. La Déclaration des 121, portée par Jean-Paul Sartre, soutient le FLN sans évoquer ses limites autoritaires et nationalistes. La polémique ouverte par Louis Janover et Bertrand Pêcheur agite le groupe surréaliste dont plusieurs membres ont signé la Déclaration des 121.
Louis Janover décide de tracer son propre sillon avec la revue Front Noir. Il entend renouer avec l’esprit originel du surréalisme. « Il s’agit donc de retrouver le souffle des débuts tout en menant une critique radicale du groupe tel qu’il est devenu », présente Maxime Morel. Front Noir critique les organisations bureaucratiques des partis communistes et socialistes. Elle dialogue avec les Cahiers de discussion sur le socialisme de conseils. Ce courant insiste sur la spontanéité révolutionnaire du prolétariat opposée au centralisme des partis. Maximilien Rubel insiste sur la dimension libertaire de la pensée de Karl Marx. Front Noir s’inscrit dans le courant du socialisme de conseils avec des textes d’Anton Pannekoek, de Karl Korsch ou de Paul Mattick. Front Noir estime que le groupe surréaliste a abandonné le goût pour la révolte et la liberté. Il s’aligne sur la gauche tiers-mondiste et défend même la dictature de Castro à Cuba.
Front Noir refuse la spécialisation de l’artiste qui reproduit la division du travail entre manuels et intellectuels. Les surréalistes semblent au contraire s’intégrer dans l’élite bourgeoise. Front Noir refuse également la séparation entre la politique et la culture. La révolte et la poésie doivent se rejoindre. Front Noir attaque les surréalistes qui recherchent la reconnaissance artistique. Mais le refus de la célébrité reste indispensable pour relier l’art et la vie. La revue valorise Antonin Artaud, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte qui ont refusé la reconnaissance des institutions artistiques.
Front Noir semble se rapprocher de l’Internationale situationniste. Les deux revues attaquent le surréalisme désormais reconnu par la société bourgeoise. Néanmoins, leurs approches diffèrent. Guy Debord dans son Rapport sur la construction des situations considère le surréalisme comme un courant parmi ceux qui traversent l’histoire des avant-gardes artistiques. Il insiste sur la dimension destructrice du mouvement Dada. Les situationnistes veulent fonder un nouveau mouvement. Au contraire, Front Noir refuse cette posture moderniste et préfère renouer avec l’esprit originel du surréalisme.
Socialisme de conseils
En 1961, le texte « La trahison permanente » développe une critique marxiste du nationalisme algérien. La défense d’un peuple uni élude les clivages de classe qui le traverse. Les luttes de libération nationale débouchent souvent vers la prise de pouvoir par une nouvelle bourgeoisie, comme l’observe Rosa Luxemburg. « La "révolution" algérienne recouvre les mêmes conflits d’intérêts bourgeois, cristallisés autour du pétrole saharien et utilisant à leurs propres fins une insurrection privée de toute direction authentiquement révolutionnaire », analysent Louis Janover et Bertrand Pêcheur.
Le FLN apparaît comme un parti bureaucratique qui réprime les revendications sociales. Avec le Manifeste des 121, les intellectuels de gauche se rangent derrière ce patriotisme bourgeois au nom de l’efficacité immédiate. C’est pourtant cet alignement sur des partis autoritaires et staliniens qui explique l’échec des révolutions, comme dans l’Espagne de 1936. Les exemples de libération nationale, avec le panarabisme de Nasser, semblent éloignés de toute perspective communiste. C’est au contraire, la lutte du prolétariat international qui doit permettre une révolution mondiale.
Front Noir entame un dialogue avec la publication d’un texte dans la revue des Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils en 1964. La théorie des Conseils repose sur la spontanéité et l’activité créatrice des masses. Des soviets émergent durant la révolution russe de 1905 et de 1917, la révolution allemande en 1920, dans l’Espagne en 1936 et en Hongrie en 1956. Mais ces révoltes spontanées ont échoué. La bourgeoisie et les bureaucraties ouvrières ont étouffé ces expériences de lutte. « Les défaites répétées des conseils nous obligent à nous interroger sur les causes de ces échecs, partant sur la nature et l’efficacité de ces organisations », souligne Front Noir. Il semble indispensable d’analyser les expériences révolutionnaires du passé.
En 1966, Louis Janover poursuit la discussion. Il insiste sur l’importance des luttes du passé dont des éléments permettent de nous guider dans les luttes du présent. Le socialisme de conseils ne s’attache pas à une forme figée et fétichisée du conseil ouvrier. Mais ce courant ne cesse de s’appuyer sur la spontanéité des masses, quelle que soit sa forme d’organisation. « Le conseil ouvrier n’est que la dernière expression, et la plus valable, de cette spontanéité, mais cela ne préjuge pas des formes organisationnelles au moyen desquelles elle peut se manifester à l’avenir », précise Louis Janover. Au contraire, des groupes d’intellectuels et de politiciens tentent de discipliner cette activité pour l’enfermer dans un cadre organisationnel structuré, et souvent autoritaire. « De la coordination et de l’unification des mouvements spontanés de révolte dépend l’issue de la lutte qui oppose les masses aux organisations bureaucratiques », souligne Louis Janover.
Serge Ründt évoque « Les conditions de la révolution socialiste ». Il s’oppose à la vulgate marxiste traditionnelle qui insiste sur les conditions objectives de la révolution. C’est la situation économique et la misère matérielle qui doit pousser les travailleurs à la révolte. Mais des explosions sociales émergent dans des contextes économiques très différents. Serge Ründt insiste au contraire sur les conditions subjectives de la révolution. Le désir de changement social et de liberté conditionne l’activité des prolétaires. L’histoire n’est pas guidée par un déterminisme mécanique mais reste le produit de l’action humaine.
Critique du réformisme et du syndicalisme
« Caractère général d’une décadence », publié dans Front Noir n°4-5, clarifie les clivages politiques. Les révolutionnaires se distinguent des réformistes car ils relient les moyens aux fins. Les syndicats ne trahissent pas la classe ouvrière. Ils jouent le rôle de régulateur de l’exploitation capitaliste. Ils défendent les intérêts des travailleurs, mais uniquement dans le cadre du capitalisme. Dans les mouvements révolutionnaires, ce sont des soviets qui surgissent et les syndicats jouent un rôle de frein à la dynamique de lutte. Les partis staliniens défendent un programme de nationalisations. Mais ce projet débouche vers un capitalisme d’Etat. La bureaucratie devient alors la nouvelle classe dirigeante qui exploite le prolétariat.
Dans ses « Cinq thèses sur la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme », Anton Pannekoek présente les Conseils ouvriers comme une réorganisation de la production par les travailleurs. La lutte doit déborder les partis et les syndicats. Les grèves sauvages permettent des explosions spontanées et massives. Les ouvriers prennent en main leur propre lutte à travers des comités de grève. « L’extension de la grève à des masses de plus en plus grandes est la seule tactique appropriée pour arracher des concessions aux capitalistes mais elle est aux antipodes de celle des syndicats qui est de limiter la lutte et d’y mettre fin dès que possible », analyse Anton Pannekoek. Dans ce contexte de grandes grèves généralisées, les comités de grève deviennent des organes de lutte mais aussi des organes de production.
Le texte « Syndicats et partis ouvriers au service de l’exploitation » revient sur la révolte de Mai 68. Cette explosion sociale montre l’importance de la spontanéité révolutionnaire. En dehors du mouvement du 22 mars, les groupuscules militants semblent déconnectés de cette dynamique de lutte. « Jamais, à ce jour, les partis organisés, légaux ou clandestins, n’ont été à l’origine des explosions révolutionnaires ; elles se sont toutes produites à leur surprise et leur rôle s’est réduit à les utiliser en fonction de leurs propres perspectives théoriques, fussent-elles en contradiction avec la dynamique de la lutte », souligne Front Noir.
Néanmoins, les ouvriers en grève ne remettent pas en cause les institutions bourgeoises et ne s’inscrivent pas dans une perspective révolutionnaire. La CGT et les syndicats peuvent alors jouer leur rôle d’encadrement d’une classe ouvrière qui reste réformiste. La remise en marche de l’économie sur une base nouvelle n’est jamais envisagée.
Surréalisme révolutionnaire
En 1962, la revue Front Noir lance une « Lettre ouverte au groupe surréaliste ». Les signataires affirment leur attachement à l’esprit originel de la révolte surréaliste. « L’aspect fondamental, l’aspect permanent de la démarche surréaliste a toujours résidé dans l’exaltation passionnée des idées de révolte et de liberté, et dans la recherche méthodique et consciente des moyens nécessaire pour parvenir à une libération intégrale de l’homme », ouvre le texte.
Mais le groupe surréaliste officiel semble éloigné de cette perspective. Le refus de « faire carrière » dans la vie littéraire comme dans la vie sociale n’est plus pris en compte. Les surréalistes officiels ont abandonné la contestation politique pour se cantonner à une activité artistique. Ensuite, le groupe surréaliste semble se rapprocher des positions politiques de la gauche traditionnelle et s’aligne sur les dirigeants staliniens.
Les « Notes sur la question poétique » sont publiées dans Front Noir numéro 2. La séparation de la révolte et de la poésie débouche vers la spécialisation. Les artistes et les militants peuvent alors s’intégrer plus facilement dans la société bourgeoise. La poésie se réduit pas à son expression écrite et à la littérature. Le surréalisme considère la poésie comme une aspiration à la liberté.
« La décomposition des avant-gardes culturelles » revient sur la question de la poésie. L’art doit exprimer une sensibilité critique sans pour autant sombrer dans les travers de la propagande politique. La poésie exprime avant tout un regard sur le monde. « La critique sociale s’exerce contre toutes les formes d’aliénation et d’asservissement, indépendamment de toute conception particulière – dogmatique ou ouverte – de l’activité révolutionnaire », souligne Front Noir.
Maxime Morel revient sur la réflexion proposée par Front Noir et Louis Janover. Les avant-gardes artistiques semblent tiraillées entre une reconnaissance institutionnelle et un projet révolutionnaire. Mais, rapidement, les deux aspects deviennent inconciliables. Dès 1930, le mouvement surréaliste devient une nouvelle élite intellectuelle reconnue par le milieu culturel. Ensuite, Louis Janover et les surréalistes insistent sur la créativité individuelle comme moyen d’émancipation. Le surréalisme ne réduit pas à de la simple poésie. « Il est un moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble », lance Antonin Artaud. L’imaginaire et le rêve occupent une place centrale. L’amour fou et la passion amoureuse apparaissent également comme un moteur de créativité et de révolte.
Héritages d’une revue singulière
Ce livre permet de redécouvrir l’importance de la revue Front Noir. Sa démarche vise à relier l’esprit révolutionnaire du surréalisme et le socialisme de conseils. Ce qui permet de rapprocher la tradition des avant-gardes artistiques avec le plus beau courant du mouvement ouvrier. Cette approche permet de décloisonner poésie et révolution à travers un projet cohérent. L’auto-organisation des exploités doit reposer sur la créativité et la spontanéité. Cette démarche rejoint celle de l’Internationale situationniste. Néanmoins, Maxime Morel pointe pertinemment les différences de style. La revue Front Noir permet de se replonger dans une perspective historique. Les débuts du surréalisme et les luttes du passé nourrissent de nombreux textes.
Au contraire, les situationnistes s’appuient sur cet héritage mais pour mieux l’actualiser. Ce sont les luttes présentes et à venir qui les animent. Ils insistent également sur l’analyse des évolutions du capitalisme de leur époque avec la critique de la société de consommation, des loisirs, du travail et de l’aliénation dans la vie quotidienne. L’esthétique situationniste semble également plus joyeuse. La revue Front Noir adopte le ton de la sobriété et ne recherche pas un style original. Elle peut parfois reprendre la forme classique du poème. Au contraire, pour les situationnistes, la poésie peut également se diffuser à travers des détournements de BD, par des affiches et même des graffitis. Cette esthétique semble plus séduisante. Ensuite, les situationnistes tranchent avec une certaine austérité. Leur révolution devient créative et ludique. Ils insistent sur le jeu et le plaisir.
Louis Janover fustige cette approche et fulmine contre la révolution sexuelle. Selon lui, cette approche rejoint celle de la petite bourgeoisie intellectuelle qui veut enterrer la lutte des classes dans le grand bain moderniste et sociétal. Il a raison de pointer certaines dérives de cette contestation des années 1968, mais il a du mal à en saisir les nuances et les contradictions. Les situationnistes ont été au cœur du mouvement de Mai 68 tandis que Louis Janover continue de bouder cet évènement avec un ton qui peut rappeller les délires gaullistes ou staliniens. Néanmoins, il faut reconnaître à Louis Janover de perpétuer l’héritage de la revue Front Noir. Le refus des modes intellectuelles et artistiques permet de maintenir le cap de la révolution surréaliste.
La revue Front Noir s’inscrit également dans la tradition du socialisme de conseils. Ce courant intransigeant refuse toutes les mascarades staliniennes et capitalistes. Il refuse de s’enthousiasmer pour les dictatures bureaucratiques exotiques comme Cuba. Il maintient une critique implacable des syndicats comme encadrement des luttes et fossoyeurs de la révolte. Il faut reconnaître à la revue Front Noir de se rattacher au courant le plus lucide du mouvement ouvrier. Contre toutes les formes de délégation et de centralisation, le socialisme de conseils insiste sur l’auto-organisation des luttes. Contre les accommodements nationalistes et réformistes, ce courant se raccroche à la perspective d’une révolution internationale. Il est possible d’ironiser sur les affinités trotskistes du jeune Louis Janover, mais il a superbement rectifié le tir.
Front Noir conserve une approche très théorique du socialisme de conseils. La référence aux textes sacrés des grands penseurs de ce courant reste indispensable. Cette approche permet à Front Noir de conserver son actualité. La critique du syndicalisme et l’analyse des révolutions historiques seront toujours indispensables. Cette posture permet de ne pas céder à l’immédiatisme et à l’activisme du milieu militant. Le recul historique et théorique reste indispensable. Néanmoins, cette posture théorique et surplombante s’éloigne de l’intervention dans les luttes. Cette approche de la démarche conseilliste se contente d’un apport des « éléments de culture ». Les textes et les conférences doivent permettre de diffuser des idées.
Mais le communisme de conseils doit se rattacher avant tout à des pratiques de luttes, au risque de sombrer dans l’idéologie frelatée. Au contraire, la démarche de Charles Reeves permet de relier le regard historique pour montrer l’actualité des pratiques d’auto-organisation. Ce qui éclaire les forces et les limites des luttes actuelles. Ce qui fournit davantage d’outils pour intervenir dans la période que les débats sur la nature de l’URSS. Le communisme de conseils s'appuie sur des textes importants et des positions politiques claires. Mais il doit rester vivant pour nourrir les luttes actuelles et à venir.
Source : Front noir (1963-1967). Surréalisme et socialisme de conseils, Textes choisis et présentés par Louis Janover et Maxime Morel, Non Lieu, 2019
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