Le rap tranchant de La Rumeur
Publié le 18 Juin 2020
Le rap reste un style de musique qui a permis de rendre visible les violences policières et le racisme. Des textes ancrés dans le vécu permettent d'incarner les problèmes sociaux. Hamé et Ekoué, du groupe La Rumeur, proposent des textes de rap métaphoriques et percutants. Ce sont des fils d’immigrés qui s’attachent à faire raisonner la colère des quartiers populaires.
Leur dernier film, Les Derniers parisiens, a contribué à accroître leur renommé. Mais c’est surtout Sarkozy qui a permis au groupe de sortir de la confidentialité. Le ministre de l’Intérieur de l’époque les a traîné devant le tribunal pour un texte qui dénonce les crimes de la police. Hamé et Ekoué reviennent sur leur parcours musical et politique dans le livre Il y a toujours un lendemain.
Hamé a grandit à Perpignan. C’est le fils d’un Algérien arrivé en 1952. « C’est l’année du procès Dominici et de Diên Biên Phu, c’est le temps d’une justice défaillante et d’un écroulement colonial », rappelle Hamé. Ce berger arrive en France à l’âge de 21 ans. Il passe d’un monde rural à la découverte de la ville occidentale, et de ses injustices. « Il est passé des moutons à la télé HD. Il a débuté pieds nus pour arriver dans le monde de Google Maps. Il a vu les ratonnades, les injustices, l’hiver, la dureté des hommes. Il a vu les usines aussi. Il les a fuies », décrit Hamé. L’ancien paysan préfère s’occuper d’un cheval de trait pour une maigre rétribution.
En Algérie, le conflit s’envenime. « Le seul dialogue, c’est la guerre », affirme François Mitterrand, ministre du gouvernement de Guy Mollet. Le père d’Hamé n’est pas un militant et ne fréquente pas les manifestations. Mais il soutient le Front de libération nationale (FLN) et la lutte pour l’indépendance. C’est le symbole d’une Algérie qui a brisé ses chaînes.
Pendant la décennie noire des années 1990, l’Algérie est coincée entre le régime militaire et les islamistes. Le chanteur Cheb Hasni est assassiné par les islamistes qui estiment que la musique détourne de Dieu. « Sans être militante ou programmatique, la musique de Cheb Hasni a une portée politique. La joie de vivre, l’espoir d’une jeunesse, l’élan vers l’avenir », indique Hamé. Le gamin de 12 ans découvre Germinal, le roman de Zola. La misère ouvrière, l’héroïsme, la lutte des classes, l’espoir d’un monde nouveau transportent le jeune Hamé. Un désir d’écriture se manifeste déjà. Il fréquente également une école de la classe moyenne blanche. Il subit le racisme et le mépris de classe.
Ekoué grandit dans les barres HLM de Villiers-le-Bel, en région parisienne. Il est issu d’une famille du Togo. Ce pays d’Afrique a été rapidement décolonisé. Mais il reste traversé par des conflits et des luttes d’influence. Les marxistes liés à l’URSS s’opposent à l’armée française. Aujourd’hui encore, le Togo subit la colonisation française. Le franc CFA illustre l’emprise économique et monétaire de la Banque de France. La Françafrique n’est pas remise en cause, ni par la droite, ni par la gauche. « C’est l’héritage du pouvoir gaulliste. Des cabinets noirs. C’est là, ça reste. Un jour, cette bombe va s’inviter dans le débat public », annonce Ekoué. Areva et Total défendent leurs intérêts économiques. L’uranium du Togo explique la continuité de l’emprise coloniale.
Ekoué et sa famille s’installent à Elancourt. Il est scolarisé dans une école avec des enfants de la petite bourgeoisie pavillonnaire. Ekoué subit l’injustice de l’école. Les professeurs le punissent de manière injuste et n’hésitent pas à le stigmatiser. « Etre puni quand on a rien fait, c’est formateur. Le rapport à l’institution s’est cassé », confie Ekoué.
Les adolescents se tournent vers le rap pour nourrir leur rage. Ils expriment leur révolte à travers l’écriture. La Rumeur ne privilégie pas les choix de carrière et tient à garder son exigence et sa liberté. « Il faut gagner de l’argent pour vivre, oui. Mais il faut avant garder une parole libre », insiste Ekoué. La Rumeur tient à exprimer une autre voix qui n’existe pas dans les institutions et les élections. « Nous avons des choses à dire, en marge des partis. En dehors des canaux. Hors système », souligne Ekoué.
Le jeune Hamé découvre la culture hip hop. MTV diffuse des clips en boucle. « Les rappeurs, sur l’écran, ont de l’attitude. Ils ont une façon de faire de la musique hallucinante. C’est pour nous ça. Ça nous appartient », découvre Hamé. Public Enemy ou Ice Cube incarnent une nouvelle culture, à la marge de la culture mainstream. Le rap incarne les quartiers voire les luttes afro-américaines . Les textes attaquent le racisme et les violences policières. L’émission Rap line permet de découvrir le rap français avec NTM, IAM, Assassin ou Ministère AMER.
Ekoué s’identifie également à cette musique des jeunes du ghetto. Il apprécie surtout la dimension contestataire du rap. Il se lance rapidement et écrit ses propres textes. « Le rap, plaisir d’être sur scène. Mais aussi – surtout – levier de contestation », souligne Ekoué. Il participe même à un album d’Assassin et part aux Etats-Unis pour l’enregistrer.
Dans les années 1990, le climat politique est davantage à la conflictualité. Un mouvement social éclate en 1995. Des émeutes émergent après des crimes policiers. SOS Racisme a récupéré la Marche pour l’égalité pour se mettre au service du Parti socialiste. Mais le Mouvement immigration banlieue (MIB) continue la lutte. « Ces gars-là ont assisté à la disparition des quartiers populaires, à la paupérisation d’une classe entière, à la fin du travail, à l’arrivée massive des plans sociaux… », décrit Hamé. Le MIB permet de transmettre la mémoire des luttes de l’immigration. Le comité Justice pour Adama Traoré rejoint leur démarche politique.
Hamé et Ekoué se croisent au moment de soirées avec micro-ouvert. Ils finissent par former un groupe de rap : La Rumeur. Ils proposent un rap intransigeant. Certes, ils veulent vivre de leur musique. Mais ils veulent garder leur exigence et refusent quelques compromis. Ils ne sont pas diffusés sur Skyrock ou chez Drucker. « S’il faut faire le toutou devant une certaine presse, non. Nous allons parler des brutalités policières. Pas refiler des slogans sur la vie est belle », tranche Ekoué.
La Rumeur diffuse directement ses disques sans passer par les majors. Ils organisent également des concerts pour se faire connaître davantage. La Rumeur affirme un rap politique, pas vraiment festif ou dansant. « Nous crachons sur les rappeurs domestiqués, sur les groupes médiocres. Nous sommes les subversifs », souligne Ekoué. La Rumeur se distingue à travers l’évocation de sujets politiques. « Nous parlons, dans nos chansons, de la réappropriation de l’Histoire, de l’immigration, du refus de s’agenouiller », présente Hamé.
Procès politique
Les rappeurs écrivent des chansons, mais lancent aussi un journal. La Rumeur Mag comprend deux articles. Ekoué écrit « Ne sortez plus sans vos gilets pare-balles » pour dénoncer le rap business et son uniformisation culturelle. Hamé écrit « Insécurité sous la plume d’un barbare ». Le premier article suscite une plainte de Pierre Bellanger, le patron de Skyrock, mais qui ne sera pas suivie par un procès. Le second article provoque une plainte de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur.
Hamé dénonce des assassinats de la police, et non de simples bavures accidentelles. « Le racisme, la saloperie, la malveillance, l’émiettement systématique des plus vulnérables, là voilà la bavure. La République bave. A nous de la dénoncer », commente Ekoué. Le texte d’Hamé dénonce la récupération de la Marche pour l’égalité par SOS Racisme. Cette association au service du PS élude les problèmes sociaux et les violences policières. « Les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état de nos centaines de frères abattus par les forces de police, sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété », écrit Hamé dans le passage visé par Sarkozy.
EMI, qui a diffusé le magazine, propose de plaider la liberté d’expression. Mais La Rumeur préfère assumer ses propos politiques et faire le procès de l’Etat et des violences policières. La Rumeur est contactée par des familles de victimes de crimes policiers. Mais les rappeurs rejettent les partis politiques. Trotskystes ou socialistes restent dans des logiques électorales. Surtout, ils recherchent la récupération politicienne, comme avec SOS Racisme. « La contestation des banlieues, qui dure, pas question de la récupérer. Cette révolte doit-elle être canalisée ? », interroge Ekoué. Au procès, Maurice Rajsfus vient témoigner. Il observe une continuité dans les pratiques policières du régime de Vichy jusqu’à aujourd’hui, en passant par la période coloniale. Des sociologues décrivent les contrôles abusifs et les humiliations policières. Hamé obtient la relaxe, mais le parquet fait appel. Les amis de Sarkozy veulent faire un exemple.
En 2005, des émeutes éclatent dans les quartiers populaires de la région parisienne. Des bâtiments publics sont incendiés et des magasins sont vandalisés. Pendant une vingtaine de jours éclatent des affrontements avec la police. L’état d’urgence est décrété, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie. Les questions portées depuis longtemps par La Rumeur sont en pleine lumière. Le groupe évoque ces révoltes pendant ses concerts. « Nous voyons ce qui bouge, nous sentons ce qui va craquer. Nous sommes souvent en prise directe avec les événements, et, dans nos textes, nous soulevons des questions irritantes », estime Hamé.
La Rumeur continue la musique, mais se lance également dans le cinéma. Le court-métrage De l’encre évoque une rappeuse qui refuse d’édulcorer ses textes pour le commerce. Le film fait écho au vécu des rappeurs. Leur long métrage se déroule dans un quartier qu’ils connaissent bien : Pigalle, le quartier populaire de Paris. « Les conflits de territoire, les bagarres de rue, les frontières, nous regardons, c’est tout », décrit Ekoué. C’est le quartier de la pègre, des bars et des boîtes de strip-tease. Les Derniers Parisiens évoque deux frères en conflit pour un bar à Pigalle. Le film s’inspire des récits et de vies authentiques. Les acteurs, Reda Kateb et Slimane Dazi, sont des proches de La Rumeur. Le film est plus réaliste que spectaculaire. « Ce qui nous intéresse, c’est la brutalité des relations, pas l’impact des balles », résume Ekoué.
Hamé et Ekoué présentent leur trajectoire. Ils restent attachés à un rap authentique qui puise dans leur propre vécu. Ils reviennent souvent sur les thèmes qui inspirent leurs chansons. L’immigration, le colonialisme, le racisme, les violences policières, la misère des quartiers populaires restent leurs thèmes favoris. Ils proposent un regard critique et lucide sur la société française. La Rumeur ne propose pas vraiment un rap musical et dansant. Ce n’est pas non plus un rap explicitement militant. Les textes s’appuient sur des métaphores, sur une dimension littéraire et poétique, mais aussi sur des images percutantes. Ils s’appuient sur des pratiques artistiques pour exprimer leur regard sur la société, mais en évitant de se faire propagandistes ou donneurs de leçon.
Pour exprimer son propos critique sans l’édulcorer, La Rumeur doit vivre dans les marges de l’industrie du disque. Hamé et Ekoué insistent sur leur indépendance économique. Ils refusent le modèle Skyrock du succès éphémère en tête du hit parade. La Rumeur préfère construire son propre chemin sans se vendre au plus offrant. Ils finissent par créer leur propre label pour bénéficier d’une totale liberté d’expression. Hamé et Ekoué ont la chance rare de vivre de leur passion, de faire de la musique et des films. Toutes les personnes avec un peu de talent préfèrent évidemment ce choix plutôt que l’ennui et la souffrance du travail. Mais ils ont du mal à assumer les contradictions du rap professionnel. Dénoncer les politiques sécuritaires dans une salle de concert filtrée par des vigiles relève d’une hypocrisie rarement évoquée.
Néanmoins, La Rumeur inspire sans doute le monde plus prestigieux du rap amateur. De nombreuses personnes écrivent des textes et enregistrent du son uniquement pour le plaisir, sans chercher à être rentables ou à se professionnaliser. Mais il faut reconnaître que La Rumeur est parvenu à conserver sa liberté d’expression et son indépendance. Même si une exception ne fait pas un business model. La Rumeur cultive un attachement au texte et à la critique sociale suffisamment rare pour être souligné et valorisé. Le rap professionnel devient toujours plus lisse et conformiste. Au contraire, La Rumeur participe à diffuser une culture populaire et un imaginaire de révolte.
Source : Hamé et Ekoué de La Rumeur, Il y a toujours un lendemain, L’Observatoire, 2017
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