Luttes sociales aux Antilles
Publié le 20 Septembre 2019
En 2009, de vastes mouvements de grève contre la vie chère éclatent en Guadeloupe et en Martinique. Une mobilisation de 44 jours est lancée par la coalition Liyannaj kont pwofitasyon (LKP) qui regroupe 48 organisations. Le système d’échange économique entre la métropole et la Martinique est jugé responsable de l’augmentation des prix dans le contexte de la crise de 2008. Les élites économiques bénéficient des ressources insulaires au détriment du reste de la population qui subit le chômage et la pauvreté. En Martinique, le Kolectif 5-Févrié (K5F) regroupe des syndicalistes pour lancer le mouvement. Les grèves s’accompagnent d’occupations de places publiques, de routes et d’entreprises.
Même si de nombreuses associations participent au LKP et au K5F, les syndicats restent au cœur du mouvement. Ils s’appuient sur leur implantation parmi les salariés et la population, mais aussi sur leur expérience de lutte. Ce syndicalisme antillais se distingue par sa dimension politique, sur des bases anticolonialistes et anticapitalistes. L’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) revendique l’indépendance. La CGT reste proche de l’extrême-gauche.
Pour les syndicalistes du LKP le terme pwofitasyon renvoie à une violence économique, sociale et culturelle du fort sur le faible. Le terme pwofitasyon englobe tous les problèmes que subit la population antillaise. Les syndicalistes s’appuient sur un discours marxiste et anticolonialiste qui dénonce une exploitation généralisée. En 1955, L’intellectuel libertaire Daniel Guérin remarque déjà que les impôts indirects sont supérieurs à l’impôt sur le revenu. Ce qui explique la « vie chère ». Le sociologue Pierre Odin se plonge dans cette contestation antillaise avec le livre Pwofitasyon.
Histoire des luttes sociales
La révolte des années 1968 marque un tournant dans la conflictualité aux Antilles. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, le colonialisme est associé à la répression des militants ouvriers. La lutte contre le colonialisme est associée à la lutte révolutionnaire. Mais les organisations ouvrières antillaises restent contrôlées par le Parti communiste (PC). Le Groupement national de l’organisation de la Guadeloupe (GONG) et l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste en Martinique (OJAM) s’opposent à la ligne défendue par le PC. Ces mouvements indépendantistes, contre la frilosité communiste, attaquent directement le pouvoir colonial français. La lutte de libération en Algérie et la révolution cubaine inspirent les indépendantistes.
En mai 1967, des ouvriers du bâtiment de Pointe-à-Pitre lancent une grève pour une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail. Les anticolonialistes s’appuient sur cette grève pour déclencher un soulèvement indépendantiste. Deux jours d’émeutes éclatent à Pointe-à-Pitre. Mais ce mouvement est écrasé par la répression, avec près de 40 morts et de nombreux emprisonnés. Les militants anticolonialistes des années 1960 sont souvent issus de la petite bourgeoisie intellectuelle. Ils sont étudiants en France métropolitaine, à l’image de Franz Fanon.
La révolte de Mai 68 diffuse une humeur critique et anti-institutionnelle. De nombreuses organisations prolifèrent à gauche du PC. Les cercles d’étudiants caribéens en France métropolitaine se tournent vers l’extrême-gauche. Les jeunes militants créent ensuite des organisations trotskistes en Guadeloupe et en Martinique. Cette politique d’insubordination est marquée par des tentatives de soulèvement contre un pouvoir colonial. En 1969, une agitation lycéenne secoue la Martinique. Les groupes gauchistes se tournent également vers les lycées techniques et les milieux populaires.
Durant les années 1970, les luttes dans le monde du travail se multiplient. Mais, en l’absence d’un horizon anticolonial et révolutionnaire, les militants perpétuent leur engagement dans les syndicats. En 1973 est fondée l’UGTG. Les indépendantistes abandonnent la stratégie insurrectionnelle. Le syndicalisme de masse doit permettre de rompre avec les institutions coloniales. L’UGTG se veut un syndicalisme « de masse, de classe et anticolonialiste ». Elle s’implante dans le secteur de la canne à sucre. Dans un contexte de crise surproduction, des grèves éclatent dans la première moitié des années 1970. Des occupations de terres doivent permettre de produire de la canne en se passant des patrons. Combat ouvrier, groupe trotskiste proche de Lutte ouvrière, s’engage également auprès des ouvriers agricoles en lutte. Ces militants s’opposent aux indépendantistes qui veulent imposer un nationalisme bourgeois et sont jugés extérieurs aux travailleurs.
En 1974, la grève du Chalvet est victorieuse malgré une répression féroce. Les ouvriers agricoles obtiennent des augmentations de salaires. Le Groupe Révolution socialiste (GRS) reste proche de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Ces militants trotskistes et guévaristes accompagnent les mouvements sociaux. Les militants de Combat ouvrier sont encore peu implantés. Ils dénoncent les trahisons syndicales mais ne parviennent pas à intervenir dans le mouvement du Chalvet.
Dans les années 1980, avec le reflux des luttes, les militants révolutionnaires se tournent vers le syndicalisme. Les trotskistes de Combat ouvrier rejoignent la CGT. Ils écartent progressivement la direction communiste. Les nouveaux responsables syndicaux sont attachés au communisme révolutionnaire et à l’identité ouvrière.
Syndicalisme de lutte
Le syndicalisme antillais reste très lié à la politique. Avec ses 10 000 adhérents, l’UGTG demeure l’organisation la plus importante en Guadeloupe. Son secrétaire général, Elie Domota, porte-parole du LKP, est devenu une figure du mouvement de 2009. Au-delà de son activité de défense des salariés, l’UGTG affiche des objectifs politiques et indépendantistes. Ce syndicat n’hésite pas à avoir recours aux « grèves sur le tas », aux actions coup de poing et au blocage des axes de circulation. Au moment des conflits sociaux, l’UGTG attaque la domination de l’Etat français. Ce syndicat dénonce les problèmes sur le lieu de travail, mais aussi les limites des politiques locales (retard dans les travaux d’aménagement, non-ramassage des ordures, hausse du prix des loyers, absence de transports collectifs).
Après les luttes contre les fermetures d’usines des années 1973-1975, l’UGTG doit s’implanter au-delà d’une industrie sucrière en déclin. Durant les années 1990, le syndicat se développe dans les administrations publiques, mais également dans le commerce, le bâtiment et les petites entreprises. La classe ouvrière et paysanne reste motrice pour l’UGTG. Mais la lutte des classes reste associée à la lutte de libération nationale. Le syndicat valorise l’histoire et la culture guadeloupéenne, notamment à travers ses formations.
Nemo intervient dans le commerce et les petites entreprises. Il dénonce le paternalisme patronal qui maintient les Guadeloupéens dans l’attentisme et la dépendance. Pour l’UGTG, « les solutions envisagées pour lutter contre cette exploitation relèvent davantage d’une éducation des travailleurs (qui sont enjoints à se défaire des traits colonialistes de l’exploitation) plutôt que d’une logique d’affrontement ouvert », observe Pierre Odin. Le syndicat ne s’oppose pas à tous les patrons, mais seulement à ceux considérés comme des gros capitalistes. D’autres militants sont attachés aux pratiques de lutte combatives du syndicat, mais ne s’intéressent pas à son projet indépendantiste.
L’UGTG s’érige en représentant du peuple guadeloupéen, y compris dans une vision interclassiste. Le syndicat peut régler dans conflits dans le domaine privé. Face à un petit patron noir local, l’UGTG préfère le rappeler à ses responsabilités à travers un discours moral et patriotique. En revanche, si le patron est blanc, il sera accusé de racisme. En 2014, l’UGTG soutient Jocelyn Pinard, un gérant d’une station service Total. Ce petit patron dirige des salariés et s’apparente à un chef d’entreprise. L’UGTG le considère pourtant comme un simple salarié de Total, une multinationale soutenue par l’Etat français.
La CGT reste influente aux Antilles. En Guadeloupe, la CGTG comprend 6000 adhérents. Le syndicat est implanté dans le secteur du bâtiment et des plantations de bananes. En Martinique, la CGTM reste le premier syndicat avec 10 000 adhérents. Elle s’appuie sur des bastions dans les hôpitaux, à EDF, chez les travailleurs communaux, mais aussi les dockers, la culture et la banane. La CGT est incarnée par des militants trotskistes de Combat ouvrier.
Les militants de la CGT évoquent les conditions de travail. Ils insistent sur la pénibilité, avec les maladies professionnelles, subies par les ouvriers agricoles. La CGT reste attachée à la lutte des classes. Elle accuse l’UGTG de soutenir « le patronat guadeloupéen plutôt que les ouvriers ». La CGT conserve une vision marxiste-léniniste. Le syndicat doit permettre l’unité de la classe ouvrière. La CGT s’oppose au paternalisme et insiste sur le conflit entre le patron et les salariés. Le syndicat observe l’inefficacité du dialogue et valorise le rapport de force.
En 2014, des dockers de la CGT luttent pour leur réintégration. Ils subissent la précarité à cause de leur engagement malgré les promesses arrachées après le mouvement de 2009. La CGT décide de bloquer le port. Mais la mobilisation reste faible. La solidarité avec les dockers ne suit pas. L’UGTG préfère son combat du gérant contre Total plutôt que de lutter pour les droits des salariés. Mais la CGT a également du mal à mobiliser les membres de son propre syndicat.
Mouvement de 2009
La grève générale de 2009 diffère des luttes syndicales traditionnelles par l’ampleur du mouvement. L’importante participation populaire oblige les syndicats à l’action unitaire. Le terme de pwofitasyon englobe les problèmes qui traversent les sociétés antillaises. La vie chère et le chômage sont liés à la responsabilité des exploiteurs. « La pwofitasyon offre d’abord un support à la critique pour les contestataires, car elle permet à ces derniers de nommer, et donc de rendre visible, l’existence d’une exploitation généralisée et pointe une opposition entre les exploiteurs (pwofitans) et exploités », souligne Pierre Odin. La Guadeloupe et la Martinique sont également considérées comme « dépendantes » de la métropole à cause d’un héritage colonial.
En décembre 2008, en Guadeloupe, une protestation se développe contre la hausse du prix de l’essence. Une manifestation part en direction de la préfecture pour envoyer une délégation. Mais la police devient la seule réponse. Les syndicats lancent alors une date de grève générale pour le 20 janvier 2009. Les organisations se réunissent pour s’organiser. Pendant cette période de préparation, le LKP élabore une plateforme de revendications. En Martinique, la mobilisation semble moins importante. L’intersyndicale rencontre peu d’écho. Mais la coalition du K5F lance la date de grève du 5 février 2009.
Les différentes organisations doivent s’accorder sur des revendications communes, malgré leurs divergences. La CGT insiste sur une augmentation des salaires de 200 euros. Le syndicat veut faire payer le patronat alors que l’UGTG vise surtout l’Etat. Elie Domota et l’UGTG, syndicat majoritaire, animent la coalition du LKP.
Le 20 janvier 2009, l’appel à la mobilisation est largement suivit en Guadeloupe. 10 000 personnes défilent dans les rues de Pointe-à-Pitre. De nouveaux secteurs rentrent en lutte : hôtellerie, commerce, énergie et eau. Le mouvement dépasse largement la mobilisation initiée par le petit milieu de l’extrême-gauche. En Martinique, 20 000 personnes défilent dans les rues de Fort-de-France le 5 février. L’ampleur du mouvement dépasse également ses organisateurs. Le K5F bloque les axes routiers et la contestation s’autonomise du giron syndical. Les visuels, les slogans et les chants se multiplient. Le LKP provoque une défiance à l’égard des élus et des autorités administratives. Les négociations sur diffusées sur Canal 10. Les syndicalistes évoquent les réalités méconnues de l’exploitation en Guadeloupe. Ce qui leur donne une qualité d’experts. En face, le mépris social et l’inaction des élites locales deviennent visibles.
Mais la situation devient pré-insurrectionnelle avec la rupture des négociations. Les affrontements avec les forces de l’ordre se multiplient. La population dresse des barrages sur les routes et dans les quartiers. Ces blocages deviennent des espaces autonomes. Ils permettent de développer la politisation avec les discussions entre les militantes et militants, mais aussi avec les personnes extérieures. Cette politisation par le bas semble en prise directe avec les problèmes matériels du quotidien, comme le ravitaillement. Elle repose sur l’horizontalité et les réseaux d’interconnaissance. Le mouvement sort de l’encadrement des responsables syndicaux et devient porté par des gens ordinaires.
Des affrontements avec la police ont lieu sur les barrages, avec des barricades enflammées et des jets de pierre. Toute la population est présente, en particulier la jeunesse des quartiers populaires. Mais le LKP s’oppose à une insurrection. La mort du syndicaliste Jacques Binot et le souvenir de Mai 67 sont agités pour demander une levée des barrages. Les jeunes n’apprécient pas les ordres donnés par le LKP. Ensuite, les syndicats appellent à la reprise du travail après la satisfaction de leurs revendications.
Syndicalisme et mouvement social
Le livre de Pierre Odin permet de comprendre et d’analyser les mouvements sociaux aux Antilles. Il privilégie une approche sociologique pour décrire les mobilisations syndicales. Mais il développe également un regard historique qui lui permet d’échapper au déterminisme institutionnel. Les mouvements sociaux existent de part leur autonomie et leur dynamique propre, et pas uniquement à travers les opportunités que leur offre l’Etat.
Pierre Odin fait découvrir la singularité du syndicalisme antillais. Issu du militantisme anticolonialiste et révolutionnaire, ce syndicalisme de lutte s’appuie sur la grève et le rapport de force. Il développe également un cadre d’analyse global pour dénoncer la « pwofitasyon ». Mais Pierre Odin observe des divergences entre les deux principaux syndicats. La CGT reste attachée à la lutte des classes qui oppose les patrons aux salariés. L’UGTG, malgré des discours virulents, privilégie un nationalisme interclassiste. Ce syndicat fustige les grands patrons blancs mais peut défendre des petits patrons noirs. La morale patriotique prime sur la lutte des classes.
Pierre Odin revient évidemment sur le grand mouvement de 2009. Cette lutte est devenue mythique auprès des milieux gauchistes. Cette mobilisation est souvent présentée avec une approche avant-gardiste. Les coalitions de syndicats et de sectes, comme le LKP, sont considérées comme le moteur du mouvement. La plateforme de revendications doit permettre de mobiliser les masses. En réalité, le mouvement de 2009 repose sur la spontanéité. Les syndicats ne cessent d’appeler à la mobilisation. Mais c’est le plus souvent sans succès. Ce sont bien les exploités qui décident de s’emparer d’un mouvement, de descendre dans la rue et de faire grève. Le rôle mythique des syndicats et des cartels d’organisations doit être relativisé. D’ailleurs les syndicalistes sont les premiers surpris de l’ampleur du mouvement.
Le livre de Pierre Odin montre même le rôle néfaste des syndicats supposés de lutte. Ces organisations restent figées dans le cadre des négociations avec l’Etat. Elles restent soumises aux institutions. Bien heureusement, le mouvement échappe en partie à ce cadre réformiste. Les barrages et les piquets de grève permettre de développer des pratiques de lutte qui échappent à l’encadrement bureaucratique des syndicats. Une organisation horizontale se développe autour d’une solidarité immédiate. Le mouvement développe même des pratiques insurrectionnelles. Ce qui ouvre un espace de politisation autonome.
Les syndicats et le LKP se cantonnent à leur rôle historique de briseurs de grève. Ils appellent à la reprise du travail une fois leurs revendications satisfaites. Ils ne cherchent pas à pousser le mouvement le plus loin possible. Leur horizon reste celui de la cogestion et de l’indépendance, mais pas celui d’un embrasement révolutionnaire. Le LKP reste une imposture pour trotskistes vermoulus. L’UGTG n’est d’ailleurs qu’un syndicat autoritaire qui impose hiérarchie et discipline. Mais la révolte de 2009 échappe à l’emprise de ces bureaucrates pour prendre des formes plus sauvages et autonomes. La véritable force du mouvement de 2009 repose sur ses pratiques de lutte. La grève et le blocage deviennent un cocktail détonnant qui permet de tenir tête au patronat et à l’Etat français. Ce sont ces pratiques de lutte qui doivent inspirer les mouvements sociaux actuels.
Source : Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticoloniales en Guadeloupe et en Martinique, La Découverte, 2019
Pour aller plus loin :
La révolte des esclaves à Saint-Domingue
Messalistes et nationalisme algérien
Révolutions africaines contre l'impérialisme
Syndicalisme et bureaucratisation des luttes
Pour aller plus loin :
Vidéo : 10 ans avant les gilets jaunes, les Antillais contre la «pwofitasyon», mis en ligne sur Mediapart le 6 juin 2019
Vidéo : Pwofitazyon, luttes syndicales et anticoloniales en Guadeloupe et Martinique, conférence du 28 mai 2019 et diffusée sur Radio Parleur le 2 juin 2019
Vidéo : Les mouvements de janvier-mars 2009, conférence mise en ligne sur le site manioc en 2011
Radio : Sociologie d'un mouvement social contre la vie chère (Guadeloupe-Martinique 2008-2009), émission diffusée sur France Culture le 15 juin 2019
Radio : Valérie Nivelon, Pwofitasyon, 70 ans de luttes contre l'exploitation aux Antilles, émission diffusée sur RFI le 16 juin 2019
Radio : « 44 jours contre la vie chère » : les Antilles en grèves, émission diffusée sur France Inter le 20 avril 2017
Pierre-Olivier Weiss, note de lecture publié sur le site Liens Socio le 8 juillet 2019
Jean-Philippe Martin, note de lecture publié sur le site La Cliothèque le 2 juillet 2019
Pierre Odin, Antilles : "La question de l’exploitation économique a réactivé l’histoire coloniale", publié sur le site du magazine Marianne le 28 juin 2019
Alternative libertaire, Les DOM donnent l’exemple. Étendons partout la grève générale, publié sur le site de l'Union communiste libertaire le 13 février 2009