Le trotskisme dans la Suisse des années 1968

Publié le 21 Septembre 2018

Le trotskisme dans la Suisse des années 1968
La LMR incarne le gauchisme des années 1968 en Suisse. Mais cette organisation marxiste-léniniste reproduit un modèle figé et hiérarchisé.

 

En France, le mouvement de Mai 68 devient emblématique. Mais la contestation des années 1968 s’étend à l’échelle internationale. De l’Italie jusqu’au Mexique, une vague de révolte déferle sur le monde. Les Provos et la contre-culture américaine incarnent le rejet de l’aliénation de la consommation par la jeunesse. C’est surtout l’opposition à la guerre du Vietnam qui alimente la contestation dans de nombreux pays du monde.

En Suisse, la jeunesse est également révoltée. Elle s’inspire des mouvements qui se développent dans les pays voisins comme le courant opéraïste ou le mouvement du 22 mars. La musique rock remet en cause le mode de vie petit-bourgeois et les normes en vigueur. Des cinéastes comme Alain Tanner jettent un regard critique sur la société. La morale traditionnelle est remise en cause. Ce qui permet l’émergence de mouvements de femmes qui luttent pour la libération de leurs corps. En juin 1968, des émeutes éclatent pour défendre un centre culturel.

C’est dans ce contexte que se crée la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) en Suisse. Ce parti se distingue des mouvements spontanéistes qui valorisent l’action directe. La LMR se rattache au trotskisme. Malgré une critique du stalinisme, ce courant défend la nécessité d’un parti d’avant-garde selon la théorie de Lénine. La LMR entend s’implanter sur l’ensemble du territoire helvétique. La sociologue Jacqueline Heinen s’appuie sur de nombreux témoignages pour retracer cette histoire dans le livre 1968… Des années d’espoirs.

 

                                        

 

Politisation

 

L’engagement politique s’explique par la socialisation à travers la famille ou la religion. Des militants suivent les idées de gauche de leur milieu, d’autres s’opposent au conservatisme familial ou religieux. La rencontre avec des personnes qui subissent la misère alimente la sensibilité aux inégalités sociales. Mais c’est surtout la participation aux luttes sociales qui favorise la politisation.

La lutte contre le nucléaire reste importante en Suisse. L’opposition à l’armée et à la hiérarchie alimente l’objection de conscience et la lutte contre la guerre. La LMR participe à la création de comités de soldats pour organiser la lutte à l’intérieur de l’institution militaire. Le rejet de la xénophobie permet la solidarité avec les immigrés. L’adhésion à la LMR s’explique par les analyses et la réflexion théorique des trotskistes. Ce sont les lectures qui permettent de donner un sens à l’action. Les livres d’Ernest Mandel participent au rayonnement intellectuel du trotskisme.

 

La LMR porte également une lutte anti-impérialiste. Ce parti est rattaché à la IVe Internationale qui comprend des organisations dans de nombreux pays du monde. L’Algérie, le Vietnam et les luttes contre le colonialisme participent à la politisation de la jeunesse. La révolte du Printemps de Prague participe à la critique de l’URSS. Le courant trotskiste propose des analyses du stalinisme et une critique de la bureaucratie. Ce qui lui permet d’être plus attractif que le maoïsme.

Le parti trotskiste reste attaché à la formation de ses militants, notamment dans le domaine historique. La révolution allemande ou encore la révolution en Espagne font l’objet de formations. L’analyse de l’URSS et du stalinisme est également importante. Le marxisme permet une compréhension du monde et des mécanismes sociaux. Les militants apprennent à argumenter, à structurer leur pensée et à défendre leurs opinions.

          

             

 

Lutte sociales

 

Les militants de la LMR s’impliquent dans les luttes sociales. Ils tentent de s’implanter dans le monde ouvrier. Les militants font surtout de la propagande. Mais l’organisation trotskiste ne comprend aucun ouvrier. Les militants distribuent des tracts au petit matin devant les entreprises. La LMR s’attache surtout à soutenir les grèves. « Le soutien du parti était important pour les grévistes : échanges d’idées, mais aussi infrastructure matérielle pour les tracts, les banderoles, etc. », témoigne Paula Peter. La LMR soutient notamment les travailleurs immigrés. Mais le volontarisme militant ne suffit pas pour s’implanter dans le monde ouvrier.

Les militants s’impliquent dans les syndicats pour gagner en influence. Mais ils sont surtout présents dans la fonction publique. Ensuite, les syndicats restent traversés par le machisme et la bureaucratie. Le corporatisme et l’hostilité à l’égard des gauchistes sont également présents. Les militantes de la LMR portent la lutte pour le droit des femmes, notamment les congés maternité. Ce travail dans le syndicat permet de gagner de nombreuses sympathisantes.

 

Des militantes de la LMR participent également au Mouvement de libération des femmes (MLF). Même si des cadres du parti considèrent la lutte féministe comme non prioritaire et « petite bourgeoise ». La lutte pour l’avortement devient motrice du mouvement féministe. Les femmes de la LMR soutiennent également des ouvrières en grève, comme à l’usine Matisa.

La lutte contre le nucléaire permet de contester l’armée et de défendre l’environnement. Elle devient importante dans la Suisse alémanique. La solidarité internationale devient aussi un enjeu central. Des meetings sont organisés contre la guerre du Vietnam. La LMR soutient également les luttes contre les dictatures du Portugal et d’Espagne.

 

  

 

Militantisme

 

Malgré quelques moments festifs, le militantisme impose des cadences effrénées. Les membres de la LMR peuvent subir la répression policière, mais aussi des sanctions dans le monde du travail.

La LMR adopte une attitude sectaire et alimente une rivalité avec les autres groupuscules. Les trotskistes sont perçus « comme des donneurs de leçons qui cultivaient une vision "élitaire" de l’engagement politique », témoigne Jean Batou. Ils agissent en fraction disciplinée au sein des syndicats. Ce qui donne l’impression que les décisions sont prises à l’avance. Pour la LMR, les luttes ne doivent pas permettre d’obtenir des résultats concrets mais uniquement de faire de la propagande.

 

Les militants et militantes de la LMR participent à la libération sexuelle. Même si les expérimentations amoureuses se heurtent à la réalité et au conditionnement social. « Il me semblait qu’on aurait pu vivre plus librement les rapports humains et sexuels, surmonter la jalousie, la possession, mais dans la réalité il y avait les sentiments qui, des fois, s’opposait à cela », témoigne Nadia. D’autres choisissent un cadre familial plus classique. Les marxistes révolutionnaires ne dénoncent pas l’homophobie et à la stigmatisation des gays.

Le mouvement féministe reste une lame de fond qui bouleverse la vie quotidienne. Les militantes de la LMR prennent la parole. Jusqu’à présent, ce sont les petits chefs hommes qui monopolisent les débats. Le féminisme remet en cause les relations humaines et la répartition des tâches domestiques et politiques. Le féminisme pose des questions liées à la vie quotidienne au sein de la LMR.

Le centralisme démocratique de l’organisation marxiste-léniniste favorise les hiérarchies formelles ou informelles. Mais les rapports de pouvoir traverse toutes les organisations, y compris dans les mouvements de femmes. 

 

                                     

 

Perspectives révolutionnaires

 

Les trotskistes rejettent les groupes de lutte armée comme la Fraction armée rouge ou les Brigades rouges. Mais ils ne se contentent pas de dénoncer une impasse stratégique. Ils considèrent que les actions minoritaires discréditent le projet révolutionnaire et favorisent la répression. Certains militants propagent la thèse complotiste de groupes armés manipulés par l’Etat. D’autres expriment de la sympathie pour la lutte armée, sans partager cette perspective. Les trotskistes défendent les mouvements de lutte armée lorsqu’ils sont lointains et exotiques, comme au Vietnam ou au Nicaragua. D’autres observent plus finement les dérives militaristes et autoritaires des groupes armés, à partir de l’expérience du FLN algérien ou vietnamien.

Dans les années 1970, les trotskistes considèrent la fin du capitalisme comme imminente. Les bouleversements économiques et sociaux semblent remettre en cause les minorités au pouvoir. Mai 68 est alors considéré comme une simple répétition générale. Des militants se heurtent à la désillusion avec le coup d’Etat au Chili en 1973. Les luttes anticoloniales s’essoufflent, le régime de Pol Pot s’impose au Vietnam, la révolution iranienne débouche sur une dictature islamiste. Mais des épisodes viennent raviver l’espoir, comme la révolution au Portugal en 1975 ou les révoltes en Pologne en 1981.

 

Les militants sans utopies affirment malgré tout un esprit de résistance. Même si la révolution n’est pas pour demain, « nous n’allions pas nous laisser bouffer comme ça sans rien faire ! », affirme Claude-Catherine Süri-Vautier. D’autres insistent sur la nécessité d’une perspective révolutionnaire. « C’est important d’avoir des utopies en tête et de s’engager à ce propos. C’est le seul moyen de faire bouger la réalité », estime Dino Degiorgi.

Les trotskistes de la LMR estiment qu’une avant-garde est indispensable pour diriger la révolution. Le marxisme-léninisme considère également que la société doit être planifiée économiquement et scientifiquement. Dans la LMR, les dirigeants restent considérés comme ceux qui savent. La base doit se contenter de suivre. L’origine sociale et le peu de connaissances politiques reproduisent des hiérarchies. Charles-André Udry fait même figure de chef incontestable et de « maître à penser ».

 

              

 

Les limites de la LMR

 

Le livre de Jacqueline Heinen permet de faire revivre l’histoire du trotskisme de la LMR. La sociologue s’appuie sur de nombreux témoignages pour reconstituer toute une époque dans un récit vivant. Elle permet de montrer que la Suisse abrite également une contestation sociale. Jacqueline Heinen a elle-même milité à la LMR et garde un regard empathique à l’égard de cette histoire. Il manque les points de vue de militants extérieurs ou de syndicalistes pour porter un véritable regard critique sur cette organisation. Néanmoins, les personnes interrogées par Jacqueline Heinen conservent un recul critique. Cette étude permet également d’identifier les limites du militantisme gauchiste.

La LMR favorise la politisation à travers sa formation et son cadre théorique. Néanmoins, la LMR se moule sur le modèle bolchevique. Des militants très actifs doivent former une avant-garde qui doit guider les masses vers la révolution. Mais ce modèle se heurte à la réalité. Malgré le volontarisme militant, la LMR ne parvient pas à s’implanter dans le monde du travail. Ce parti trotskiste regroupe surtout une petite bourgeoisie intellectuelle. Ensuite, le féminisme bouscule les hiérarchies et les rapports de pouvoir. Les hiérarchies formelles et informelles sont contestées.

 

L’attitude de la LMR correspond à celle des sectes gauchistes. L’autonomie des luttes n’est pas envisagée. Les trotskistes tentent de contrôler les mouvements sociaux et d’imposer leur point de vue. Ils considèrent les luttes uniquement comme un vivier dans lequel ils peuvent puiser pour recruter. Renforcer l’organisation devient le seul objectif. Ils ne pensent pas que les luttes portent en elles-mêmes des perspectives de rupture révolutionnaire. 

Le livre de Jacqueline Heinen reprend un peu cette approche. La sociologie de Mai 68 privilégie désormais les témoignages sur l’analyse critique de la révolte. Les sociologues valorisent ainsi le gauchisme des années 1970 plutôt que l’explosion sociale de Mai 68. Les communistes libertaires s’appuient au contraire sur les révoltes existantes plutôt que sur une idéologie gauchiste. Ce ne sont pas les militants qui déclenchent les révoltes, mais les classes populaires qui refusent l’exploitation et la misère de la vie quotidienne. La révolution ne découle pas uniquement du volontarisme militant et de la construction d’une organisation. C’est une révolte spontanée qui bouleverse tous les aspects de la vie.

 

Source : Jacqueline Heinen, 1968… Des années d’espoirs. Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire / Parti socialiste ouvrier, Antipodes, 2018

Fonds de témoignages de la LMR https://aehmo.org/fonds-archives/fonds-de-temoignages-lmr-rml/ publié sur le site de l'Association pour l'étude de l'histoire du mouvement ouvrier

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Pour aller plus loin :

Vidéo : La Ligue marxiste révolutionnaire, Face aux Partis (1979), archive mise en ligne sur le site de la RTS

Entretien avec Jacqueline Heinen publié sur le site SolidaritéS en mai 2018

Olivier Pavillon, Génération 68. Des années d'espoir, publié sur le site SolidaritéS en octobre 2017

Des militants trotskystes se mettent à nu, mis en ligne sur le site de L'évènement syndical le 29 mai 2018

Didier Epsztajn, L’art de la maille et du petit point pour tricoter la mémoire, publié sur le site Entre les lignes entre les mots le 30 mai 2018

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« En 68, on avait peur que la planète saute ! », publié sur le site Swissinfo le 6 mai 2008

Pierre Jeanneret, Intéressante soirée de commémoration et de réflexion sur la Ligue marxiste révolutionnaire, publié sur le journal en ligne La Méduse le 12 octobre 2017

Aïna Skjellaug, L’Université de Lausanne reste un foyer pour les marxistes, publié sur le site du journal Le Temps le 4 mai 2018

Daniel Di Falco, « Je suis content que la révolution n’ait pas eu lieu », publié sur le site de la revue suisse le 21 mars 2018

« Il faut savoir se battre contre des gens extrêmement décidés ». Entretien avec Charles-André Udry, publié sur le site Pages de gauche le 26 avril 2008

Articles de Jacqueline Heinen publiés sur le portail Cairn

Publié dans #Histoire des luttes

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