Une histoire de l’auto-défense populaire

Publié le 23 Juin 2018

Kill Bill (2003)

Kill Bill (2003)

Pour combattre la violence sociale, les opprimés peuvent organiser leur auto-défense. Les femmes et les minorités participent à une résistance populaire.

 

Face à la répression, l’auto-défense collective devient un enjeu important. Les violences policières réactivent cette dimension. Les Black Panthers restent l’exemple le plus emblématique de cette pratique d’auto-défense face à la police et l’Etat. Mais il existe toute une généalogie de la défense face aux oppresseurs, des esclaves jusqu’aux femmes. La philosophe Elsa Dorlin retrace une archéologie de cette pratique dans le livre Se défendre. Une philosophie de la violence.

 

                              

 

Débuts de l’auto-défense

 

Le port d’armes reste encadré par l’Etat. Des législations codifient cette pratique pour contrôler sa dangerosité. « Elles entendaient par là même hiérarchiser des statuts, distinguer des conditions, sédimenter des positions sociales, c’est-à-dire instituer un accès différencié aux ressources indispensables à la défense de soi », observe Elsa Dorlin. Le port d’armes est d’abord réservé à la noblesse. L’escrime devient progressivement un sport.

En 1685, le Code noir interdit le port d’armes aux esclaves. Les colons peuvent en revanche utiliser des armes. Ils imposent aux Noirs une véritable terreur pour empêcher toute révolte. Les esclaves ne sont même pas autorisés à se réunir ni même à pratiquer des danses qui diffusent une culture martiale. Mais la France utilise les hommes colonisés pour faire la guerre. Les tirailleurs africains sont considérés comme obéissants.

 

Les débats qui précèdent la Première guerre mondiale en France soulèvent le problème de l’auto-défense populaire. La classe dirigeante préfère s’appuyer sur une élite militaire plutôt que de préparer au combat les masses. L’armement des classes populaires rendrait alors difficile la répression des mouvements sociaux.

Au début du XXe siècle, les suffragettes anglaises développent l’auto-défense moderne. Elles observent que l’oppression des femmes est directement liée à l’Etat. La revendication d’une égalité civile et civique ne peut pas être pacifiquement demandée à un Etat qui institutionnalise les inégalités sociales. Ces femmes pratiquent alors le ju-jitsu. Ces techniques de combat permettent d’occuper de manière différente la rue et l’espace.

L’auto-défense féministe développe un autre rapport au monde, une autre façon d’être. « Ainsi, en apprenant à se défendre, les militantes créent, modifient, leur schéma corporel propre – qui devient alors en acte le creuset d’un processus de conscientisation politique », analyse Elsa Dorlin. L’auto-défense permet une politisation des corps. Le ju-jitsu permet d’utiliser la force de l’adversaire. Cet art martial permet aux faibles de se défendre contre les forts.

 

En 1942, l’Organisation juive de combat est créée pour permettre la défense du ghetto de Varsovie contre les nazis. Le choix de combattre malgré une mort programmée permet une politisation de la vie. Ces Juifs préfèrent mourir les armes à la main. « Il s’agissait alors de préférer le combat au suicide : pour la plupart des résistants, le suicide gaspillait des balles qui auraient dû être destinées aux nazis », souligne Elsa Dorlin.

L’autodéfense juive se développe contre les pogroms et l’antisémitisme dans la Russie de la fin du XIXe siècle. Le Bund regroupe des socialistes révolutionnaires juifs. Il crée des comités de défense avec des ouvriers non juifs. Ces services d’ordre sont également mobilisés au cours des manifestations et des grandes grèves. Contrairement au Bund, le parti sioniste valorise la défense de la communauté juive mais ne tente pas de lutter contre l’antisémitisme au sein du mouvement ouvrier.

 

   

 

Contestation afro-américaine

 

Aux Etats-Unis, des lynchages sont organisés en marge de la justice. Ils attaquent souvent des Noirs et participent aux racisme des Etats du Sud. Face à cette violence, des intellectuels noirs insistent sur l’auto-défense à partir des années 1910. Mais les personnes partisanes de l’auto-défense armée sont considérées comme proches des communistes.

A partir des années 1950, les associations noires sont divisées sur la question de l’auto-défense. Elles cherchent souvent une respectabilité et ne veulent pas être associées aux communistes. « Privilégiant une politique intégrationniste des minorités raciales, ces associations ne cesseront de prendre leurs distances avec une coalition des luttes contre l’impérialisme et de se désolidariser des mouvements révolutionnaires de libération et de décolonisation à l’échelle internationale », observe Elsa Dorlin.

Au contraire, Robert Williams estime que la violence est nécessaire, pour une question de survie. Lorsque la justice ne poursuit pas les violences contre les Noirs, ils n’ont pas d’autre choix que de se défendre eux-mêmes. Ensuite, Robert Williams estime que la violence reste le seul moyen pour renverser l’ordre social. « Selon lui, la stratégie de la violence défensive s’apparente à une dynamique insurrectionnelle seule capable de modifier en profondeur les rapports de pouvoir », souligne Elsa Dorlin.

Le débat sur la violence resurgit dans les années 1960. Malcolm X s’oppose à Martin Luther King accusé de laisser les Noirs sans défense. Avec le Black Power, l’autodéfense devient une politique d’affirmation de soi. Elle permet de revendiquer un droit dénié et restaure la fierté des minorités opprimées. Les Black Panthers sont créés en 1966. Ils participent à la politisation de l’autodéfense. Ils tentent d’unifier la communauté noire contre les brutalités policières, mais aussi contre le colonialisme et le capitalisme.

 

Au début des années 1970 aux Etats-Unis, les Blacks Panthers deviennent un modèle d’auto-défense. Les gays s’inspirent de ce mouvement pour construire leur propre lutte. Le Gay Liberation Front (GLF) participe à de nonbreuses actions avec ou en soutien des Blacks Panthers. Dans ce climat contestataire, « l’articulation des luttes anticapitalistes, antiracistes et antipatriarcales est alors un des piliers de l’analyse politique de nombreux mouvements coalisés », observe Elsa Dorlin. La police devient un ennemi commun.

Mais le mouvement gay dénonce ensuite les violences patriarcales et homophobes des africains-américains. Les gays n’hésitent plus à appeler la police pour se défendre contre d’autres populations opprimées. Néanmoins, les Blacks Panthers évoluent sur la question. Ils dénoncent le machisme qui existe dans leurs rangs. Huey Newton appelle à une large coalition de tous les mouvements opprimés avec les femmes et les homosexuels. « Nous devons acquérir la sécurité de nous-mêmes et ainsi avoir du respect et des sentiments pour toutes les personnes opprimées », considère Huey Newton.

 

 

 

Féminisme intersectionnel

 

Le livre d’Elsa Dorlin propose une réflexion sur des mouvements historiques. Elle développe des rapprochements entre différentes luttes pour tenter de les relier à travers le concept d’auto-défense. En revanche, les passages les plus philosophiques du livre restent abscons. Les dissertations sur Hobbes et Locke, en plus d’être difficilement accessibles, n’apportent pas grand chose à la réflexion critique.

Elsa Dorlin s’inscrit dans la tradition du féminisme intersectionnel, dont elle puise le meilleur. Si ce courant politique peut s’engluer dans le bavardage philosophique ou la morgue sociologique, son approche historique se révèle stimulante. Elsa Dorlin se penche avant tout sur les mouvements réels et leur expérience de lutte. Elle permet de montrer les forces et les faiblesses de chaque révolte. Son féminisme intersectionnel ne consiste pas à fermer les yeux sur certaines oppressions dans une démagogie politicienne, bien incarnée par Houria Bouteldja.

Au contraire, Elsa Dorlin tente de prendre en compte toutes les formes d’oppressions. Elle pointe le racisme qui existe chez certaines féministes. Elle souligne également le machisme et la logique patriarcale qui existe dans les mouvements africains américains. Elsa Dorlin part d’expériences d’auto-défense face à quelques oppressions spécifiques. Mais elle tend à montrer leur orientation vers une remise en cause de toutes les oppressions. L’auto-défense peut alors passer à l’offensive révolutionnaire.

Elsa Dorlin développe également une certaine conception de la lutte. Son livre permet de sortir de la posture de la simple victimisation, aujourd’hui très présente. Les campagnes contre les violences faites aux femmes illustrent bien cette posture de passivité dans laquelle les opprimées sont enfermées. L’auto-défense permet aux victimes de s’organiser pour riposter et pour lutter. Elles redressent la tête et affirment leurs refus.

 

Néanmoins, malgré toutes ces qualités, le livre d’Elsa Dorlin reflète également un certain gauchisme postmoderne, avec Foucault et Butler en toile de fond. Ce courant idéologique valorise les micro-résistances plutôt que les grands mouvements de révolte. L’intersectionnalité consiste alors à additionner les collectifs qui luttent contre des oppressions bien précises. Comme la convergence des luttes, ce courant veut rassembler les divers secteurs isolés, tout en maintenant les séparations et cloisonnements.

Au contraire, il semble indispensable d’affirmer la nécessité d’un mouvement de rupture avec l’Etat, le capitalisme et le patriarcat. Chaque lutte locale doit s’orienter vers une perspective globale. En revanche, des mouvements d’auto-défense peuvent s’isoler dans une démarche identitaire ou sectorielle sans perspective transversale. La valorisation d’une culture minoritaire reste une posture défensive légitime. Mais elle doit également déboucher vers une perspective de transformation sociale. Des luttes féministes ou antiracistes peuvent s’inscrire dans une perspective de rupture avec le capitalisme. Ces mouvements sociaux permettent alors de diffuser des pratiques de lutte qui peuvent s’étendre et se généraliser.

 

Source : Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones - La découverte, 2017

 

Articles liés :

 

Féminisme décolonial et intersectionnalité

Angela Davis et les luttes actuelles

Les luttes afro-américaines

Black Lives Matter et la révolte noire américaine

Les femmes en lutte dans les années 1968

 

Pour aller plus loin :
 
Vidéo : Se défendre, une philosophie de la violence. Rencontre avec Elsa Dorlin, publié dans lundimatin#128, le 13 janvier 2018
Vidéo : Philosophie de la violence, publié sur le site Hors-Série le 18 novembre 2017 
Vidéo : Elsa Dorlin : "Ce qui se passe à Dakar relève d'un geste révolutionnaire", publié sur le site Le Point Afrique le 6 novembre 2017
Radio : Elsa Dorlin : « S'indigner est une façon de s'engager au monde », diffusé sur Radio Nova le 16 novembre 2017 
Radio : Entretien avec Elsa Dorlin par Emmanuel Moreira (dans le studio de Radio Grenouille), mis en ligne sur le site La vie manifeste
Radio : émissions avec Elsa Dorlin diffusées sur France Culture
 
Eric Aeschimann, Elsa Dorlin : "Tout le monde n’est pas égal devant l’autodéfense", publié sur le site du magazine L'Obs le 7 décembre 2017
Sonya Faure  et Cécile Daumas, Elsa Dorlin : « Le ju-jitsu est utile contre la police, contre les maris, les pères, les patrons », publié dans le journal Libération le 8 décembre 2017 
Ivan du Roy, #Meetoo et #balancetonporc : des techniques d’autodéfense féministe, publié sur le site Bastamag le 16 janvier 2018
 
SE DÉFENDRE - Une Philosophie de la violence, publié sur le site A l'Ouest le 13 février 2018
Note de lecture publiée dans lundimatin#121, le 6 novembre 2017
Léa Védie, Se défendre. À propos du dernier livre d’Elsa Dorlin, publié sur le site de la revue Contretemps le 8 mars 2018
Jean-Marie Durand, Une philosophie politique de l’autodéfense, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 18 octobre 2017
Thibault Henneton, Autodéfense et éthique martiale, publié dans le journal Le Monde diplomatique de février 2018
Abdourahman A. Waberi, « Des Nègres marrons aux Black Panthers, l’histoire de l’autodéfense peut inspirer l’Afrique », publié sur le site MaliSenegal le 16 novembre 2017
Antoine St. Epondyle, Voir « Détroit » à la lumière de « Se Défendre », publié sur le site Cosmo Orbüs le 15 novembre 2017
Oliver Rohe, Généalogie de l’autodéfense politique, publié sur le site de L'Orient littéraire en février 2018
Rocío Munguía Aguilar, Note de lecture publiée dans la revue en ligne Liens Socio le 11 janvier 2018

Publié dans #Histoire des luttes

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