La lutte des ouvriers de Molex
Publié le 16 Septembre 2017
A GM&S, des ouvriers ont menacé de faire exploser leur usine. Goodyear, Continental, ou Freescale : les luttes contre les licenciements se sont multipliées. Ces mouvements ont permis de rendre visible une radicalisation des contestations ouvrières comme à PSA Aulnay.
En revanche, la lutte contre la fermeture de l’usine Molex, près de Toulouse, apparaît bien plus consensuelle. C’est l’économie locale et productive qui s’oppose à la finance apatride. Cadres, techniciens, employés et ouvriers se retrouvent autour d’une même cause : l’emploi. La couverture médiatique du conflit devient importante.
Mais cette lutte montre également la politisation à travers des pratiques ancrées dans la vie quotidienne. Même si cette lutte ne sort pas d’un cadre légal avec le recours aux syndicats institutionnalisés, aux médias et à l’appareil judiciaire. Cette lutte des Molex montre les forces et les faiblesses d’un combat local. Les universitaires du collectif du 9 août proposent une enquête approfondie sur la lutte des Molex dans le livre Quand ils ont fermé l’usine.
L’usine de Villemur produit des connecteurs et des câbles, notamment pour l’industrie automobile. Ce n’est pas un bastion contestataire. Même le mouvement de Mai 68 n’atteint pas cette usine située dans une zone rurale. A partir du milieu des années 1990, les suppressions d’emplois se multiplient.
En octobre 2008, la fermeture totale du site est annoncée. Les salariés arrêtent immédiatement le travail, puis le reprennent au ralenti. L’unité syndicale se construit avec la CGT, la CFDT, la CGC, FO et la CFTC. Une manifestation défile dans les rues de Villemur le 6 novembre 2008. Les syndicats dénoncent un licenciement destiné à augmenter la valeur actionnariale de Molex.
La tonalité du discours reste syndicaliste et modéré. Les salariés défendent avant tout leur emploi et invoquent la justice sociale. Mais ils se lancent dans une grève, occupent l’usine et séquestrent deux cadres.
La lutte des Molex s’appuie sur un ancrage local, avec sa sociabilité ouvrière. De nombreux travailleurs de l’usine ont grandit à Villemur. D’autres viennent de la région. Les ouvriers sont attachés à ce territoire et revendiquent de vivre et travailler au pays.
Les réseaux de sociabilité expliquent également l’importance des syndicats. Les délégués CGT ne sont pas des bureaucrates mais des ouvriers proches de leurs adhérents. Les travailleurs rejoignent souvent le syndicat par amitié pour une personne qui y participe. Les principaux animateurs de la lutte des Molex sont donc des syndicalistes CGT.
Une division du travail syndical s’organise entre les personnes qui s’expriment en AG, celles qui se tournent plutôt vers l’extérieur, celles qui développent un travail d’analyse et de réflexion et celles qui s’occupent de l’organisation pratique du mouvement. Deux chefs de file animent le mouvement. Georges Ozon est un militant CGT expérimenté tandis que Bernard Ourcade est au centre des réseaux de sociabilité locale. La CGT, largement majoritaire aux élections professionnelle, donne le ton de l’intersyndicale.
Après l’annonce de la fermeture du site. Les syndicats essaient les recours légalistes habituels et tentent de négocier. En parallèle, ils organisent régulièrement des assemblées générales. La lutte devient publique avec l’importante manifestation « Villemur ville morte ». Contrairement à la grève des salariés de Continental, le mouvement des Molex semble soutenu par les appareils syndicaux. Deux cadres sont séquestrés après des négociations qui échouent. Cette pratique permet d’inverser le rapport hiérarchique.
« Les salariés victimes de licenciements parviennent à inverser physiquement les positions de domination et à revendiquer une forme d’autorité sur les dirigeants dans le but de les contraindre à réviser leur position », observe le collectif du 9 août. Des cadres de Chicago en visite à l’usine de Villemur reçoivent des jets d’œufs. Mais ces actions émanent d’une fraction radicale d’ouvriers non syndiqués. En revanche, les militants syndicaux s’attachent à donner une image responsable de la lutte. Ils privilégient les terrains médiatiques et juridiques plutôt que la confrontation directe. Une partie des ouvriers rejettent ces méthodes qui, selon eux, ont conduit à la défaite.
Le choix de la CGT du recours au droit ne fait pas l’unanimité. Des ouvriers refusent de s’adresser à l’Etat et de recourir à des experts juridiques ou comptables. L’avocat attire la sympathie des médias dans sa défense du droit social français contre une multinationale américaine. Mais ce combat juridique vise à dénoncer un « patron voyou » et se centre sur la défense de l’emploi. Une ouvrière indique que la stratégie des salariés de Continental, qui préfèrent demander directement de l’argent, semble davantage victorieuse. Mais, avec ce discours consensuel, les pouvoirs publics nationaux et locaux soutiennent les syndicats et les salariés de Molex.
Néanmoins, ce déplacement de la lutte sur un terrain juridique et national dépossède les grévistes de la conduite du mouvement. Les leaders syndicalistes sont alors replacés au centre du conflit. « Les salariés licenciés semblent en quelque sorte pris au piège : en nationalisant et en réorientant le conflit du côté di droit, ils remettent leur lutte entre les mains des experts », analyse le collectif du 9 août.
La lutte des Molex devient le symbole du capitalisme financier et mondialisé. La fermeture de l’usine est annoncée en 2008, à peine plus d’un mois après la faillite de la banque d’affaire Lemhan Brothers. Le chef de la CGT Bernard Thibault évoque Molex comme un « cas d’école ». La fermeture de l’usine est perçue comme une conséquence du capitalisme spéculatif sur les campagnes françaises. La cause des Molex se pare de morale et devient plus audible dans les médias et les lieux de pouvoir.
Le maire et les notables locaux se saisissent de cette cause. Ils dénoncent les dérives d’un capitalisme outrancier. Ils valorisent le bon capitalisme industriel et productif contre la mauvais capitalisme financier. L’engagement du curé permet de placer le combat sur le terrain de la morale, ce qui le rend irréprochable. Les salariés de l’usine élaborent eux-mêmes des slogans, des images et des cadres d’analyse qui permettent de politiser la lutte. L’ancrage local et l’identité occitane sont valorisés. L’image du village gaulois d’Astérix qui résiste à l’envahisseur est rapidement popularisée.
Les Molex bénéficient d’une meilleur traitement médiatique que la lutte des Freescale. C’est pourtant Motorola qui veut fermer cette usine près de Toulouse. Le nombre de licenciements prévus est plus important. Les ouvriers sont plus jeunes et diplômés. Mais les Molex correspondent au cliché médiatique de l’ouvrier, avec bleu de travail et verre de pastis à la main. Ensuite, les Freescale adoptent un discours plus intransigeant. Ils ne veulent pas sauver l’emploi mais demandent d’importantes indemnités. Les médias les trouvent trop proches de la gauche radicale.
Cette lutte de Molex se termine en défaite. L’usine est rachetée et des salariés sont réembauchés. Mais le mot d’ordre de défense de l’emploi profite surtout aux cadres et aux salariés les plus qualifiés. Les ouvriers les plus impliqués dans la lutte ne sont pas réembauchés.
Les ouvriers licenciés créent l’association Solidarité Molex en 2010. Un dépôt collectif de 193 plaintes individuelles aux Prud’hommes est organisé. L’association contribue à faire vivre la lutte des Molex sur le plan politique. Elle organise des concerts de soutien. Elle aide également les anciens ouvriers dans leurs démarches administratives ou de recherche d’emploi.
Le collectif du 9 août propose une enquête originale sur le mouvement des Molex. Ces universitaires semblent proches de la sociologie critique incarnée par Pierre Bourdieu. Les universitaires privilégient souvent les nouveaux mouvements sociaux avec des acteurs urbains, diplômés et sur des sujets éloignés de la lutte des classes. Le Collectif du 9 août se penche sur un terrain rural, à l’image des recherches de Julian Mischi, autour d’une lutte ouvrière.
Mais les sociologues semblent alors à l’aise pour plaquer les schémas idéologiques du Monde diplomatique. La finance contre les campagnes françaises évoque tout un imaginaire protectionniste, nationaliste de gauche et réformiste. La défense de l’emploi renvoie à la préservation des vestiges du modèle keynésien et du prétendu bon capitalisme industriel. Les luttes contre les patrons français suscitent moins l’intérêt des journalistes et des sociologues que celles contre les grandes firmes américaines.
Mais derrière l’image consensuelle de la lutte des Molex, le collectif du 9 août pointe des divergences entre les grévistes. La CGT encadre le mouvement et conserve une forte influence. Le syndicat local est soutenu par les bureaucrates locaux et nationaux. La CGT Molex applique la stratégie approuvée par la confédération : aller dans le mur en amusant les médias. Le choix du recours à l’institution judiciaire est contesté par des ouvriers non syndiqués. La CGT conserve cette illusion légaliste qui ne cesse de la discréditer. Le collectif du 9 août montre d’ailleurs que l’évolution des lois limite de plus en plus les potentialités de victoire sur le terrain juridique. On peut même affirmer que les victoires des syndicats dans les tribunaux permettent à l’Etat d’indiquer les failles juridiques à éradiquer dans une prochaine loi. Bref, même quand elle se veut offensive, la CGT reste à la remorque de l’Etat et des institutions.
Ensuite, la focalisation sur la défense de l’emploi mène tout droit à la défaite. Cette revendication est compréhensible du point de vue des ouvriers de Molex. Ils sont âgés et peu diplômés. Ils sont attachés à leur vie rurale et aux sociabilités de Villemur. Mais la CGT défend cette position par pure idéologie dans leur chimère d’un retour au plein emploi et de glorification du travail. Les luttes victorieuses sont celles au début desquelles les grévistes exigent immédiatement d’importantes indemnités de licenciements. Les ouvriers peuvent alors quitter l’usine avec des sommes satisfaisantes. Mais le choix de rechercher un repreneur conduit à ne réemployer que les cadres et à laisser les ouvriers dans la misère.
Pourtant, ces luttes permettent de faire vivre la combativité ouvrière. Il est de bon ton dans la gauche radicale-chic et les salons de l’ultra gauche postmoderne d’invoquer la disparition de l’identité ouvrière. Ne leur en déplaise, il faut encore faire avec. Cette identité ouvrière reste ambigüe. La défense du travail bien fait n’a pas vraiment d’aspect émancipateur. En revanche, le combat de classe, exploités contre exploiteurs, mérite d’être réactivé.
Dans toutes les entreprises, les salariés peuvent s’organiser pour lutter. C’est le seul moyen d’obtenir des améliorations de ses conditions d’existence. Ce sont ces luttes locales qui permettent de développer une conscience de classe et des pratiques d’auto-organisation. Elles préparent et annoncent les mouvements inter-professionnels qui permettent d’affronter le patronat. Seule la généralisation de la conflictualité sociale peut permettre de changer la société.
Source : Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Agone, 2017
Extrait publié sur le site Terrains de luttes
Révolte ouvrière à l'usine de PSA-Aulnay
Syndicalisme et bureaucratisation des luttes