Pornographie et norme morale
Publié le 20 Novembre 2016
La pornographie est considérée comme immorale, avilissante et abjecte. Au contraire, l’érotisme semble porté par une aura artistique. Les textes de Guillaume Apollinaire, de Louis Aragon ou encore de Pierre Louÿs sont même rentrés dans le panthéon de la littérature. La frontière entre érotisme et pornographie est souvent fixée par l’Etat qui détermine ce qui est bon pour les enfants, les adolescents et les femmes. La sexualité représentée doit correspondre aux codes normatifs du couple hétérosexuel. La psychanalyste et clinicien Eric Bidaud propose ses réflexions dans le livre Psychanalyse et pornographie.
Les psychanalystes sont régulièrement interrogés sur les dangers de la pornographie, notamment sur les enfants et les femmes. Le discours psychanalyste impose une normalisation. Les consommateurs de porno sont accusés de pathologies comme la violence ou le masochisme. Les militants anti-porno défendent l’ordre moral. « Ils refusent qu’on leur parle directement de leur désir, qu’on leur impose de savoir des choses sur eux-mêmes qu’ils ont choisi de taire ou d’ignorer », observe Virginie Despentes. La pornographie échappe au contrôle des institutions patriarcales. Les images peuvent se diffuser sur le net. « La visibilité du corps pornographique échappe aux lieux disciplinaires comme le sont notamment la famille, l’école et les établissements éducatifs ou d’apprentissage, et les lieux de travail », souligne Laurie Laufer dans la préface du livre.
Psychanalyse et normalisation
La psychanalyse montre les limites de la séparation entre le normal et le pathologique. Toutes les sexualités se révèlent perverses, à travers l’usage de toutes les parties du corps. « Tous les éléments de la sexualité infantile se retrouvent à titre de composants de la sexualité ultérieure repérables dans les préliminaires, c’est-à-dire les modalités du voir, de l’entendre, du toucher qui participent à l’excitation de l’acte », décrit Eric Bidaud.
La pornographie permet d’exprimer des fantasmes. Les rêves diurnes et les désirs érotiques favorisent les distractions et le divertissement. Le fantasme relève de la mise en récit, souvent visuelle. « La photographie, le cinéma et l’image sont ainsi des supports adaptés à sa nature, à la mise en scène et en plan du désir », observe Eric Bidaud. Les rêveries relèvent souvent de la transgression. L’adulte, contrairement à l’enfant, a honte de ses fantasmes. Tout désir devient transgressif et se heurte à des inhibitions.
La pornographie vise à l’excitation sexuelle. Mais de nombreux psychanalystes portent un jugement moral. Le porno avilit l’imaginaire littéraire pour Masud Khan. Ce produit est condidéré comme réducteur de rêve. La philosophie et la sociologie proposent une réflexion sur la pornographie. Les porn studies semblent même émerger en France. En revanche, la psychanalyse s’intéresse peu à la question, et semble même embarrassée. Une position normative et péjorative prédomine. Serge Tisseron défend même le refoulement contre l’obscène qui détruirait le métaphorique et les fondements culturels.
Les psychologues et les psychiatres ne cessent de colporter leurs opinions dans les médias. Cette nouvelle « parole psy » se pare du bon sens et de l’évidence. Cette expertise permet à quelque uns de monopoliser le savoir et le savoir faire pour dire ce qui doit être. « Aussi, la psychologie et son souci de normalisation sont exposés au risque courant de la moralisation des faits humains », observe Eric Bidaud. La psychologie prétend œuvrer pour le bien des autres. Elle s’impose comme une morale qui interprète ce qui serait de la souffrance, de la gêne ou du plaisir. Le psychologue impose une police morale. L’invention d’une supposée « addiction sexuelle » révèle tout un puritanisme qui compare le plaisir sexuel à une drogue dangereuse.
Pornographie et masturbation
La période de l’adolescence permet la découverte et la rencontre avec l’autre sexe. C’est le moment de l’inauguration de la sexualité. La masturbation des adolescents reste particulièrement surveillée et contrôlée. Elle est associée à toutes les formes de pathologies.
La masturbation des adultes ne fait plus l’objet d’une condamnation morale. Mais elle est devenue un sujet tabou. La pornographie a pour principale fonction de stimuler l’excitation pendant la masturbation. Mais, même lorsque le porno est évoqué, il n’est jamais question de masturbation. En revanche, la masturbation des adolescents reste particulièrement surveillée.
Michel Foucault, dans Les Anormaux, montre comment la sexualité des adolescents est considérée comme un danger par la science. La masturbation est contrôlée, « le corps sexualisé de l’enfant et de l’adolescent devenant un enjeu déterminant, non seulement dans la détermination de l’anormal, mais aussi dans l’instauration de mécanismes de normalisation », précise Eric Bidaud. Le porno, qui conditionne la masturbation, doit donc également être contrôlé.
La pornographie et la masturbation apparaissent comme des « plaisirs de garçons ». Les filles, notamment au moment de la puberté, ne s’adonnent pas à la masturbation. La psychanalyse éprouve des difficultés pour penser cette différence. Cette discipline tend à naturaliser les différences entre hommes et femmes sans interroger la construction sociale. Le féminisme pro-sexe s’attache donc à valoriser l’auto-érotisme féminin. A partir des années 1980, les féministes s’appuient sur la pornographie pour valoriser la masturbation féminine.
« Il s’agit d’une pornographie politique et éthique, permettant la subversion des normes hétérosexistes et des morales sociales afférentes, dirigée vers l’épanouissement des individus, tout particulièrement les femmes… », décrit Marie-Anne Paveau. La masturbation permet de libérer le plaisir féminin de la dépendance à l’autre corps. Elle permet également de faire tomber la honte et la culpabilité. Elle permet surtout aux femmes d’accroître la connaissance de soi et de son corps pour améliorer sa vie sexuelle, relationnelle, sociale.
Les contempteurs du porno dénoncent l’absence d’amour dans les films. Cette critique renvoie à une représentation traditionnelle qui considère que le plaisir sexuel ne peut être dissocié de sentiments amoureux. La psychanalyse distingue dans la sexualité un courant tendre et un courant sensuel. Le porno, comme la prostitution, renvoient à des relations sexuelles avec des anonymes, sans caractère ni psychologie particulière.
Pornographie et ordre moral
Les réflexions d’Eric Bidaud apportent un éclairage intéressant sur la pornographie. Il montre bien les dérives de la psychologie qui impose une morale normative. La pornographie reste associée à une forme de perversité et subit une condamnation morale. Cette dénonciation de la pornographie révèle aussi les nouvelles formes de répression sexuelle. La pornographie sort du cadre du couple hétérosexuel monogame. Ce cinéma attaque directement le conformisme et l’ordre patriarcal. Toute forme de sexualité qui sort du cadre jugé normal se trouve condamnée moralement.
La masturbation et l’auto-érotisme font également l’objet d’un dénigrement qui ne cesse de perdurer. La masturbation n’est plus directement interdite par la famille ou la religion. Mais elle reste soumise à une condamnation morale. Les femmes subissent particulièrement ce dénigrement de leur corps. La masturbation doit permettre au contraire de mieux connaître ses désirs et ses plaisirs sexuels.
En revanche, Eric Bidaud occulte un peu trop rapidement la dimension marchande et conformiste de la pornographie. Il estime même que la diffusion du porno sur Internet favorise l’émergence d’une « hétérotopie ». Il évoque même la sociabilité liée au numérique sans critiquer la séparation et la misère sexuelle qui ne disparaissent pas à travers les écrans. Cette culture porno impose une standardisation et une mécanisation des corps. Elle diffuse un imaginaire limité et répétitif. Dans les grands canaux de diffusion pornographique sur Internet, la sexualité semble particulièrement pauvre et dénuée de sensualité. La pornographie reflète également l’aliénation marchande avec des individus réduits à de simples objets et dépossédés de leurs propres désirs.
Néanmoins, la pornographie ne subit évidemment pas ce dénigrement en raison de ce conformisme marchand. Les détracteurs de la pornographie sont le plus souvent des défenseurs de l’ordre moral et patriarcal. Ils veulent associer le plaisir sexuel uniquement au sentiment amoureux. Ils veulent encadrer l’imaginaire, les corps et les désirs. Même si la pornographie mainstream ne peut pas apparaître comme un support d’émancipation et de libération sexuelle.
Source : Eric Bidaud, Psychanalyse et pornographie, La Musardine, 2016