Star Wars et la société américaine
Publié le 19 Mars 2016
Impossible d’échapper à la déferlante Star Wars à la sortie d’un nouvel épisode de la saga. Ce pur produit de l’industrie culturelle calibré pour le succès dépasse le cadre du cinéma. Produits dérivés mais aussi livres et hors séries de magazine encombrent les étals des commerces. Les intellectuels, qui ont longtemps méprisé ce cinéma de culture populaire, y vont désormais de leur interprétation plus ou moins bidon. En général, c’est pour insister sur la « philosophie » de la saga qui n’est qu’une farce imbibée de religiosité new age.
En revanche, Star Wars permet de jeter un regard sur la société américaine et son histoire. Les films de George Lucas permettent avant tout d’observer les démons de l’Amérique. C’est cette démarche que propose l’historien Thomas Snégaroff dans le livre Je suis ton père La saga Star Wars, l'Amérique et ses démons.
En 1977, la sortie de La Guerre des étoiles n’annonce pas un succès foudroyant. Un film de science fiction sans la moindre tête d’affiche risque de faire fuir le public. Surtout, le titre comprend le mot guerre. Après l’échec du Vietnam, la société américaine désire rompre avec le bellicisme incarné par Richard Nixon. C’est désormais le plus apaisant Jimmy Carter qui dirige le pays.
La Fox devient la seule maison de production à oser parier sur ce film. Pourtant, son jeune réalisateur, George Lucas, a déjà connu le succès avec American Graffiti. Son nouveau film se présente comme un cocktail d’aventures, d’action et d’anticipation. La Guerre des étoiles s’adresse au public traditionnel du cinéma avec les enfants, les adolescents et les jeunes adultes. Le film, sorti dans peu de salles, devient un succès retentissant. La saga est même devenue un phénomène qui dépasse largement le cadre du cinéma.
« Comme tous les récits mythologiques, la saga joue sur le double registre de l’épopée romanesque et de la plongée au cœur de la psyché humaine », observe Thomas Snégaroff. Ces films apparaissent également comme un reflet de leur époque et de la société américaine.
Des rebelles luttent contre un Empire. Cette histoire semble manichéenne, entre les défenseurs de la République et ses destructeurs, mais se nourrit de l’histoire de la nation. Le roman national américain s’apparente également à une véritable saga. Les pères fondateurs, religieux puritains, vivent la création de ce nouveau pays comme une mission divine. La nation américaine prétend réaliser la promesse de Dieu et « refaire le monde à nouveau » selon la formule de Thomas Paine.
Les Américains se vivent toujours comme une nation exceptionnelle. Cette Amérique parfaite et vertueuse est incarnée par la République galactique de La Guerre des étoiles. Ce camp du Bien incarne la démocratie tolérante et l’intérêt général. Il se heurte aux intérêts mercantiles de la puissante fédération du commerce.
La Guerre des étoiles semble se référer à la guerre de Sécession qui oppose les Etats du Nord aux Etats du Sud esclavagistes. L’Empire du Mal emprunte à cette histoire américaine mais aussi au stalinisme et au fascisme. L’esthétique de l’Empire, avec ses masses uniformes et ordonnées, s’inspire du cinéma nazi. L’organisation de l’Empire est pyramidale avec la moindre contestation qui se trouve écrasée. Les parades militaires font également songer au régime stalinien.
Mais le personnage de l’empereur, le sénateur Palpatine, n’est pas inspiré d’Hitler ou de Staline. C’est Richard Nixon, ancien président des Etats-Unis, qui sert de modèle pour le personnage. Dans les années 1970, Nixon incarne un repoussoir réactionnaire qui combat les libertés et la contestation. Il est considéré comme un menteur et un traître prêt à toutes les manipulations. Le scandale du Watergate, qui révèle que Nixon espionne ses adversaires politiques, parachève cette image détestable. Mais le président incarne aussi la guerre du Viêt Nam. La Guerre des étoiles semble montrer ce conflit disproportionné. « Un grand empire maîtrisant la technologie poursuit un petit groupe de combattants de la liberté », indique George Lucas. Les Ewoks font songer à la guérilla des Viêt-Cong.
La Guerre des étoiles s’inscrit bien dans le contexte de l’opposition à la guerre du Viêt Nam. George Lucas se situe dans la longue tradition de l’anti-impérialisme américain, également incarné par l’écrivain Mark Twain. « En faisant de Nixon le modèle de Palpatine, Lucas a révélé la véritable nature de l’Empire, une excroissance maléfique de la République, ce qui est d’ailleurs réellement le cas dans la saga », souligne Thomas Snégaroff. La Guerre des étoiles montre donc la confrontation entre une République américaine idéalisée et son visage plus sombre et réaliste.
La revanche des Sith évoque la guerre en Irak de 2003. Les paroles des personnages semblent sorties de la bouche de George Bush. « En ce qui concerne le Mal, l’un des concepts d’origine a été de montrer comment une démocratie se transforme d’elle-même en dictature. Les parallèles entre ce que nous avons fait au Viêt Nam et ce que nous sommes en train de faire en Irak en ce moment sont incroyables », confirme George Lucas.
La peur justifie le pouvoir et les régimes autoritaires. Corey Robin montre l’importance que les philosophes de l’Etat accordent à la peur. Pour Thomas Hobbes, c’est la peur de l’insécurité et de l’anarchie qui justifie la légitimité de l’Etat qui concentre tous les pouvoirs. Dans La menace fantôme, le sénateur Palpatine utilise la peur de la mort et de l’invasion pour manipuler la pacifiste Amidala. Palpatine lui promet un « chancelier fort », seul capable de sauver la planète Naboo et ses habitants. Hitler s’appuie également sur la peur du communisme pour imposer son régime nazi.
Dans La Revanche des Sith, Palpatine se présente comme le seul capable de garantir les libertés fondamentales. Pour cela, il insiste sur la sécurité et suspend les libertés. « Nous défendrons notre idéal par la force des armes », arrange Palpatine. Il parvient à enterrer la République et à convaincre le Sénat de suspendre les droits démocratiques. « Et c’est ainsi que s’éteint la liberté sous une pluie d’applaudissements », soupire une Padmé Amidala impuissante.
Cet épisode fait écho aux dérives liberticides en Amérique après les attentats du 11 septembre 2001. La peur du terrorisme conduit à abandonner certaines libertés pour garantir la sécurité. Le Patriot Act généralise les écoutes et la surveillance. Il est toujours en vigueur. « Les Américains ont conscience que nous devons nous adapter à un monde dans lequel on peut fabriquer une bombe au sous-sol d’une maison et dans lequel notre système électrique peut être bloqué depuis l’autre côté de l’Océan », déclare Obama. C’est toujours la même agitation de la peur pour réduire les libertés. Dans les années 1950 se lance une chasse aux rouges, notamment à Hollywood. C’est la peur des communistes qui justifie la répression et la délation.
Mais Star Wars illustre les contradictions de la société américaine. A côté des doutes et des angoisses de la puissance impérialiste, la saga illustre le patriotisme musclé et les valeurs traditionnelles. « Le corps masculin viril et volontaire est au cœur de la construction nationale américaine », analyse Thomas Snégaroff. Star Wars reflète les doutes de la défaite au Viêt Nam, mais annonce également le règne de Reagan et de son patriotisme réactionnaire. La guerre est perçue comme un moment fondateur de la masculinité américaine. « Luke Skywalker ne dirait pas le contraire, lui qui, cantonné dans la ferme de son oncle au début du premier épisode, ne rêve que de partir en découdre contre l’Empire avec ses jeunes camarades », indique Thomas Snégaroff.
Mais, pendant les années 1970, le cinéma américain reflète l’effondrement des valeurs traditionnels et de la virilité américaine. Bonny and Clyde d’Arthur Penn valorise des hors-la-loi. Les motards d’Easy Rider de Dennis Hopper apparaissent comme des marginaux qui se heurtent à l’Amérique traditionnelle du Sud. Le Lauréat de Mike Nichols attaque la famille traditionnelle pour valoriser la libération amoureuse et sexuelle. L’Amérique recherche ensuite un père et des repères.
La première trilogie s’apparente à la quête d’un père inconnu. La saga se réfère aux mythes et légendes traditionnelles. En 1949, Joseph Campbell publie un livre qui dévoile la mécanique des mythes éternels. « Campbell démontre que les héros affrontent au cours de leurs périples les mêmes épreuves, doivent à un moment s’affranchir de leur mentor afin d’accomplir leur quête pour revenir triomphalement au pays », décrit Thomas Snégaroff.
Avec Reagan comme président, c’est le retour du père viril. Le cinéma reflète cette évolution. John Rambo n’est plus un marginal qui tient tête aux autorités. Il devient le symbole du patriotisme bodybuildé. Le discours de Reagan repose sur la force, mais aussi sur le retour aux valeurs patriarcales et à l’ordre familial traditionnel. Retour vers le futur alimente la nostalgie des années 1950 pour valoriser la figure regrettée du père autoritaire.
La Guerre des étoiles ne se classe pas uniquement comme un pur produit de la contre-culture et de la contestation de l’ordre établi. George Lucas, cinéaste indépendant qui grandit dans la Californie des années 1960 beigne dans la contre-culture. Loin d’exalter la révolte adolescente, la première trilogie s’achève au final par la réconciliation du père et du fils. Comme dans la trilogie des Indiana Jones créée par Steven Spielberg. L’ordre familial reste préservé dans ce cinéma de divertissement qui s’adresse à la jeunesse. « Terminée la complexité des années 1970, balayés les héros tiraillés entre le bien et le mal. L’heure est à l’exaltation du héros positif, de la famille et de la patrie », analyse Thomas Snégaroff.
Star Wars est même considéré comme une banale gaminerie, directement rangée dans le cinéma de divertissement sans intérêt. Peter Biskind estime que La Guerre des étoiles achève le cinéma des années 1970 et du Nouvel Hollywood. Lucas et Spielberg imposent un nouveau standard esthétique et moral. Ils ont contribué à « infantiliser le public en le gavant d’effets sonores et d’effets spéciaux, mettant ainsi au rencard toute notion d’ironie, toute volonté de prise de conscience, toute réflexion critique ou encore tout sens esthétique », estime Peter Biskind. La trajectoire de l’acteur Harrison Ford illustre cette évolution du cinéma. Il débute dans le cinéma indépendant du Nouvel Hollywood avant de devenir l’acteur le plus puissant des grands studios. Dans La Guerre des étoiles, il incarne le personnage de Han Solo. C’est un héros viril, rebelle et macho.
Mais La Guerre des étoiles propose une réflexion bien plus profonde qu’il n’y paraît. « Mêlant la psychologie, la géopolitique et les sciences politiques, elle constitue un mythe moderne, et c’est bien pour cela qu’elle a fasciné des générations et générations de personnes – des adolescents, mais pas seulement », souligne Thomas Snégaroff. Star Wars interroge la nation américaine et les limites de la démocratie. Ce mythe lointain parle surtout de sa société contemporaine.
Thomas Snégaroff propose une lecture stimulante de Star Wars, habillement replacée dans son contexte historique. Il montre bien les contradictions de la saga, entre la glorification de l’Amérique éternelle et les doutes jetées sur les démocraties. Il semble également important de pointer d’autres problèmes de cette saga.
L’ordre des Jedi reste peu évoqué par Thomas Snégaroff. C’est pourtant une classe sociale particulièrement réactionnaire. Les Jedi s’apparentent à une aristocratie militaire. La morale de Yoda valorise le sacrifice, la souffrance, l’austérité. C’est une idéologie largement religieuse et réactionnaire qui guide les Jedi. Luke Skywalker considère ce groupe comme une élite qu’il souhaite intégrer. Lui-même apparaît comme l’élu, celui qui doit sauver la galaxie. C’est une vision très autoritaire qui repose sur un sauveur et un guide militaire.
En revanche, Anakin Skywalker remet en cause l’ordre Jedi. Il conteste la légitimité politique de cette élite à laquelle il appartient pourtant. Surtout, il conteste la morale des Jedi. Yoda impose une répression amoureuse et sexuelle. Anakin ne peut pas vivre pleinement sa passion amoureuse. Mais c’est cette sympathique contestation des Jedi qui le conduit dans les bras de Palpatine, le futur empereur. La lecture politique d’Anakin reste ambigüe et très complexe à analyser.
Ensuite, Thomas Snégaroff montre bien la critique de la démocratie représentative. Les dérives sécuritaires mènent à la dictature. Cette approche tranche avec les discours politiques actuels et semble déjà très critique. Mais il semble également important de remettre en cause la démocratie représentative, et ne plus se contenter d’invoquer une version idéalisée.
Ce ne sont pas uniquement les dérives qui doivent être critiquées. C’est la séparation entre les gouvernants et les gouvernés. C’est le pouvoir des dirigeants sur les dirigés. Ce n’est pas l’abus de pouvoir, mais le pouvoir en tant que tel qui doit être éradiqué. Star Wars entretien la possibilité d’une démocratie apaisée. Mais l’existence d’une classe dirigeante impose toujours des rapports de domination.
Néanmoins, malgré ses limites et ses contradictions, la saga Star Wars permet de jeter un regard critique sur l’ordre social. Cette saga populaire permet de concilier le plaisir du cinéma et la critique politique.
Thomas Snégaroff, Je suis ton père. La saga Star Wars, l’Amérique et ses démons, Naïve, 2015
Extraits publiés sur le site Atlantico
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Vidéo : Wesley Bodin, Star Wars, La Guerre des Etoiles, publié sur le site La Critiquerie le 23 août 2014
Vidéo : Captain Tabouret, Légendes de la Guerre des Etoiles
Nicolas Rossel, Star Wars : une critique du système ?, publié sur le site Révolution Permanente le 18 décembre 2015
Yannick Rumpala, Star Wars et l’inconscient politique, publié sur le blog de Yannick Rumpala le 15 décembre 2015
Ignacio Ramonet, Lisez la critique de "Star Wars", publié sur le site du journal Libération le 15 décembre 2015
Gaël Brustier, La gauche radicale, "Star Wars" et la culture populaire, publié sur le site Slate le 9 janvier 2016
Radio : Star Wars revient en Force, diffusée sur RFI le 15 décembre 2015
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Blog Le déclin de l’empire américain
Revue de presse du livre publiée sur le site des éditions Naïve
Kevin Poireault, “Star Wars raconte comment une nation démocratique peut évoluer vers le côté obscure”, entretien publié dans le magazine Les Inrockuptibles le 5 décembre 2015
Johan Hufnagel, « Dans "Star Wars", il y a une dimension religieuse, mais surtout politique », publié dans Libération Next le 15 décembre 2015
Kenza Safi-Eddine, Quand les Etats-Unis sont passés de l’autre côté de la force : Star Wars, une dénonciation de l’impérialisme américain ?, publié sur le blog Le Jedi Déchaîné le 17 décembre 2015