Le capitalisme et la société américaine
Publié le 23 Janvier 2016
Le numéro de la revue Agone sur « Le pire des mondes possibles » repre
Le journaliste Thomas Frank évoque l’incompétence des experts et des éditorialistes. Trois désastres ont démontré leur cécité intellectuelle. La bulle de la « New Economy »,la guerre en Irak et la crise bancaire de 2008 ont pourtant été soutenues aveuglément par de nombreux intellectuels conservateurs. Pourtant leurs analyses médiocres ne relèvent pas d’une erreur d’expertise, mais d’un combat idéologique.
Les professions libérales et intellectuelles semblent désormais entièrement soumises à la logique marchande. Les codes éthiques, la déontologie et l’indépendance n’existent plus. « L’argent a transformé tous les organismes de contrôle, toutes les autorités indépendantes », observe Thomas Frank.
Le journaliste Rick Perlstein compare le discours des conservateurs et de Mitt Romney à une arnaque. Des mensonges et de fausses recettes miracles doivent permettre de berner les électeurs et les consommateurs.
Anne Elizabeth Moore attaque le site Vice. Ce média prétend renouer avec le journalisme gonzo et la presse underground pour s’adresser à la jeunesse. Il évoque notamment des sujets comme la drogue. Vice est parvenu à se construire une véritable légende qu’il semble important de démolir. Le journal fondé par Shane Smith se contente d’abord d’aborder des sujets futiles dans des articles mal écrits. La légende veut que les journalistes prennent de la drogue avant de se lancer dans la rédaction. Vice privilégie les mensonges et les manipulations avec interviews bidonnées et faux scoops. Mais cette absence de crédibilité permet de bâtir la légende.
« Au départ Smith et son équipe commencent par prendre leurs distances avec le journalisme, puis ils font passer leurs plus gros bobards pour des canulars », décrit Anne Elizabeth Moore. Les mensonges sont maquillés comme des canulars avant de devenir une ligne éditoriale. Le sens critique du lecteur et les bonnes pratiques journalistiques sont niées. Mais le tabloïd numérique reste avant tout une entreprise commerciale. Seul le nombre de clics guide ce journal. « L’argent n’est pas le critère d’évaluation : il représente l’entreprise toute entière », ironise Anne Elizabeth Moore.
La ligne éditoriale borderline tolère facilement le racisme et la misogynie. Mc Innes défend « le mode de vie occidental, blanc et anglophone ». Il affirme que les femmes« souhaitent naturellement » rester à la maison. Les femmes, quasiment absentes des articles, sont réduites à des objets et à une attitude passive. Les hommes représentent 73% des contributeurs du site.
Le journalisme underground affirme des positions anticonformistes et ne craint pas de se retrouver à la marge. Au contraire, Vice adopte une stratégie marketing pour développer son entreprise. Rupert Murdoch, le magnat des médias, ne s’y est pas trompé en rachetant le titre de presse devenu une véritable marque. Le patron très conservateur de Fox News ne semble pas dérangé par une impertinence de façade qui n’égratigne pas l’ordre social et moral.
John Summers évoque le développement de l’économie numérique qui favorise l’embourgeoisement urbain. Internet et autres secteurs créatifs doivent permettre de placer l’innovation au service du marché. Cette « économie créative » inclut uniquement « les entreprises et les gens qui participent à la production et à la distribution de biens et de service dans lesquels l’engagement esthétique, intellectuel et émotionnel du consommateur fait la valeur du produit sur le marché ». Cette définition large inclut les films et le webmarketing. En revanche, toute la création artistique à l’encontre du marché et du goût des consommateurs est rejetée.
Cambridge abrite des laboratoires et entreprises en technologie. Les prix des loyers ne cessent d’augmenter. Le « quartier culturel » de Central Square ne propose qu’une routine aseptisée avec ces bureaux. La vie et les relations humaines sont remplacées par le cool et le travail. Le « bar à cocktails pour hipsters huppés », dans son décor Lounge, propose une« atmosphère alternative branchée ». Mais les tarifs sont considérablement plus élevés.
Thomas Frank évoque la notion de « vibrance », mise en avant par les villes modernes. C’est le dynamisme culturel, avec les festivals et événements divers qui permettent de caractériser cette vibrance. Les organisations culturelles et les artistes doivent créer des communautés vibrantes pour attirer des entreprises. Des villes moyennes peuvent ainsi bénéficier d’une amélioration de leur attractivité. En revanche, des villes comme Détroit, pourtant bastion de la contre-culture, se retrouvent abandonnées.
Des indicateurs quantitatifs doivent même définir le niveau de vibrance de chaque ville. ArtPlace, l’Agence nationale pour la promotion des arts, soutenu par des banques et des fondations, quantifie le niveau de vibrance. « Informer entrepreneurs et les décideurs des liens entre vibrance et prospérité », précise ArtPlace. La création artistique n’est plus isolée du marché, mais en devient le moteur. Le refus de travail valorisé par un Marcel Duchamp est remplacé par l’artiste rentable et performant. « Il doit diriger une galerie, fréquenter des cafés et des restaurants branchés, ou rénover des immeubles délabrés », observe Thomas Frank.
L’artiste devient un entrepreneur qui n’est pas valorisé pour sa création, mais pour son attractivité économique. « La théorie de la vibrance place certes l’artiste sur un piédestal, mais ce faisant elle insulte également ceux qui prennent au sérieux la création artistique », analyse Thomas Frank. L’art ne propose plus aucun regard critique sur le capitalisme et les institutions, et se désintéresse de l’existence des gens ordinaires.
La journaliste Susan Faludi attaque le féminisme à la sauce Facebook. L’entreprise Lean In se développe sur les réseaux sociaux pour créer une communauté virtuelle. Mais c’est la femme bourgeoise, dirigeante et responsable qui est valorisée. Ce féminisme semble étroitement lié au libéralisme. La femme doit s’intégrer dans la bourgeoisie et sa libération doit découler de sa réussite économique.
En revanche, les ouvrières en grève, comme en 1834 à Lowell, ont créé des communautés bien plus solide, avec de véritables relations humaines. Mais les luttes des femmes pour leur émancipation ont subit une récupération marchande et politicienne. « Le mouvement qui, à l’origine, avait pour but de faire avancer la grande masse des femmes a été détourné au profit de la femme individuelle (et privilégiée) », analyse Susan Faludi.
Les désirs d’indépendance et d’égalité des femmes sont détournés vers le marché. L’industrie du divertissement, de la mode, de la beauté, la publicité et la psychologie ne proposent qu’un simulacre d’épanouissement individuel. La libération de la femme passe uniquement par l’élévation de son statut social.
La journaliste Heaver Havrilesky se penche sur le roman érotique Cinquante nuances de Grey. Ce succès populaire semble se diriger dans le sens d’une sexualité marchande. Le livre décrit l’initiation érotique d’une employée par un grand bourgeois. La sexualité est alors associée au luxe et au mode de vie bourgeois. Le plaisir érotique provient alors de la soumission et de la domination de classe. « Il n’est rien dans ce monde que l’argent ne puisse acheter, que ce soit le respect, la dignité ou une rectitude politique imaginaire », déplore Heaver Havrilesky.
Ensuite, le roman valorise la jalousie, la possessivité et le pouvoir sur l’autre. Le couple est présenté comme le modèle érotique malgré son contrôle patriarcal. « Le fait d’exercer un contrôle total et absolu sur le moindre aspect de votre vie, y compris tous ceux qui vous entourent, est la définition classique de l’aliénation », analyse Heaver Havrilesky.
La revue permet d’observer les évolutions de la société moderne avec son capitalisme high-tech. Les phénomènes observés aux Etats-Unis existent également en France et en Europe. La récupération marchande de l’art et du féminisme est bien mise en évidence. Le marketing et l’embourgeoisement urbain sont également bien observés. Le ton du pamphlet permet de rendre agréable la lecture de la revue. Mais il manque à ces divers textes une réflexion d’ensemble pour comprendre les évolutions du monde moderne. Il manque notamment la précision d’une analyse de classe.
Le rôle de la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas clairement définit. Cette "classe créative" regroupe les cadres de la communication, de la recherche, des médias, de l’art, de l’économie numérique. Cette classe sociale, bien que largement minoritaire, devient plus nombreuse et surtout très influente. Ces "créatifs culturels" disposent d’un haut niveau de revenu mais participent surtout aux dynamiques sociales par leur consommation. Son influence s’exerce sur la bourgeoisie, les patrons et les classes dirigeants. Mais aussi sur toute une fraction importante des classes populaires, notamment la jeunesse précaire et diplômée. Néanmoins, dans les secteurs créatifs, il existe des hiérarchies et des contradictions. La critique des bobos se révèle beaucoup trop généraliste et simpliste. Cette critique refuse de comprendre la diversité des classes populaires pour les associer uniquement à des valeurs traditionnelles, voire raciste.
La revue semble s’inscrire dans une critique de gauche des bobos et du capitalisme branché. Thomas Frank, directeur de la revue du Baffler, demeure proche d’une gauche traditionnelle, incarnée en France par Le Monde diplomatique. Ce courant politique permet une critique lucide de la société moderne. Mais il ne prend pas en compte les potentialités de changement et les contradictions sociales.
C’est plutôt la « guerre culturelle », pourtant interne à la petite bourgeoisie intellectuelle, qui se retrouve au centre des articles. Mais les luttes sociales restent peu évoquées. L’auto-organisation des exploités pour changer leur condition d’existence n’est jamais envisagée. Par ailleurs, Thomas Frank n’hésite pas à attaquer les luttes spontanées comme Occupy Wall Street pour promouvoir les partis hiérarchisés. Comme seule perspective, c’est l’Etat et le secteur public qui est avancée. Le Baffler refuse de voir que la logique néolibérale et bureaucratique provient de l’Etat et pas uniquement du marché. Les techniques de management, le marketing et la communication sont largement développés au sein des administrations, et souvent même plus perfectionnés que dans les entreprises.
Le Baffler semble également défendre le collectif au détriment de l’épanouissement individuel. Les articles sur le féminisme sont particulièrement révélateurs de cet aspect. Certes il reste indispensable de critiquer la récupération et le détournement des désirs individuels par le capitalisme. Mais les mouvements sociaux doivent toujours concilier l’émancipation collective et individuelle. Sinon, c’est la discipline, la centralisation et le collectivisme de caserne qui s’imposent. Les mouvements sociaux des années 1968 restent attachés à une critique sociale au nom de l’émancipation individuelle. Il existe également dans les désirs individuels des potentialités de critique du capitalisme. La société marchande prétend promouvoir l’individu mais ne propose qu’une conception appauvrie à travers la consommation et la réussite économique. La critique du capitalisme doit s’inscrire dans une critique de la vie quotidienne.
Source : « Le pire des mondes possibles », Hors-série de la revue Agone issu du Baffler (USA), 2015
Présentation et dossier de presse du livre de Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite sur le site des éditions Agone
Serge Halimi, Préface du livre de Thomas Frank, publiée sur le site Terrains de lutte le 7 avril 2014
Joël Gombin, « Pourquoi les Américains pauvres ne votent pas à droite, ou what's the matter with Thomas Frank ? », L'Espace Politique n° 23 en 2014
Sylvie Tissot, Une vision pernicieuse du monde social et de ses divisions, publié dans le journal L’Humanité le 21 juin 2013
Anne Steiner, Jeunes bobos coupables, et si on avait rien compris, publié sur le site Vice le 2016