Les "petites filles" contre l'ordre moral
Publié le 6 Août 2014
Michel Bounan introduit le Manuel de civilité pour les petites filles par un texte intitulé « Pierre Louÿs et l’inconvenance ». Il revient sur le parcours de l’écrivain scandaleux. « Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont, par là même, incapables de comprendre toute l’étendue des exigences de l’esprit », estime Pierre Louÿs.
Le plaisir et la sensualité permettent d’ouvrir la créativité et l’imagination. Mais le plaisir de la littérature, du style, des mots bercent également cet écrivain. Il valorise l’humour et la parodie pour questionner le sérieux de l’ordre moral. Il publie son propre Manuel de civilité inspiré de véritables textes qui dictent alors la conduite des jeunes filles pour fixer le cadre de l’ordre social. Pierre Louÿs, malgré son talent, demeure un auteur sulfureux jamais mentionné dans les histoires de la littérature.
Les cadeaux révèlent également l’hypocrisie sociale. Offrir un cadeau ne consiste évidemment pas à faire réellement plaisir à quelqu’un mais vise au contraire à lui rappeler le rôle social auquel il demeure assigné. Le cadeau ne doit évidemment jamais comporter la moindre allusion sexuelle. « N’offrez jamais de godmiché à une femme mariée, à moins qu’elle ne vous ait fait elle-même la confidence de ses infortunes », indique le Manuel.
Pour Pierre Louÿs, le seul véritable cadeau consiste à offrir son corps pour s’abandonner au plaisir. « Le plus joli cadeau que puisse faire une petite fille, c’est un pucelage. Comme celui de devant ne peut se donner qu’une fois, donnez cent fois celui de derrière et vous ferez cent politesses », conseille le Manuel.
Les superstitions irrationnelles et la religion visent également à encadrer le désir. L’instinct et la spontanéité semblent plus importants que le respect de codes irrationnels. « Avant de recevoir un godmiché dans le cul, n’exigez pas que l’instrument soit béni par l’archevêque. Certains prélats s’y refuseraient », ironise le Manuel.
La discipline religieuse repose sur l’hypocrite répression des désirs. « Une petite fille qui s’éveille doit avoir complètement fini de se branler lorsqu’elle commence sa prière », moque le Manuel. Le jeûne et le sacrifice prédominent sur le plaisir. « Si vous sucez un monsieur avant de partir pour communier, gardez-vous bien d’avaler le foutre : vous ne seriez plus à jeun, comme il faut que vous le soyez », conseille alors le Manuel.
Pourtant la religion repose sur la transparence, l’honnêteté et la confession. Chacun doit avouer ses pêchés mais s’attache à préserver l’hypocrisie de la morale religieuse. Le prêtre impose son rôle paternaliste de contrôle des mœurs. « Quand vous racontez toutes vos cochonneries au bon prêtre qui vous écoute, ne lui demandez pas si ça le fait bander », s'amuse le Manuel.
Le musée, lieu de recueillement et de contemplation artistique, peut devenir un espace de jeux érotiques. « Ne grimpez pas sur les socles des statues antiques pour vous servir de leurs organes virils. Il ne faut pas toucher aux objets exposés ; ni avec la main, ni avec le cul », prévient le Manuel. Le théâtre est également désacralisé pour libérer l’imagination érotique.
La rue peut également permettre de libérer ses désirs. « Si vous avez envie de coucher avec un monsieur qui passe, ne lui demandez pas vous-même. Faites-lui parler par votre bonne », conseille le Manuel. L’hypocrisie du couple et de la fidélité est également piétinée joyeusement. « S’il vous manque un peu de monnaie pour payer votre acquisition, ne proposez pas au marchand de le sucer pour le surplus, surtout si sa femme vous écoute », prévient le Manuel.
Les voyages et séjours en hôtel peuvent permettre de rompre avec la routine du quotidien pour s’abandonner à ses désirs. « Ne vous mettez pas à la fenêtre pour appeler les passants, même si vous avez grand envie de baiser, et personne pour vous satisfaire », prévient le Manuel.
Même le bal, et autres espaces de séduction, demeurent largement codifiés. La séduction amoureuse repose sur le respect de règles sociales, contre la spontanéité du désir et de la sensualité. « Règle sans exception : N’empoignez jamais la pine d’un danseur qui ne bande pas encore pour vous. Un rapide coup d’oeil vers son pantalon vous détournera de gaffer », souligne le Manuel. Le bal révèle également son hypocrisie. La danse permet de libérer son corps et s’apparente à un plaisir érotique. Mais le bal doit rester chaste et vertueux, sans la moindre dérive érotique. « Si vous jouissez en valsant, dites-le tout bas, ne le criez pas », suggère le Manuel.
Les visites et les rencontres ne doivent pas faire l’objet de jeux de séduction, ou alors dans la plus grande discrétion et dans le respect des règles de conduite. « Si l’une des visiteuses vous plaît, vous pouvez lui sourire à la dérobée ; mais ne faites pas vibrer votre langue dans votre bouche en forçant l’éclat de votre oeil. Ce serait exprimer trop nettement une proposition qu’il vaut mieux sous-entendre », observe le Manuel. Dans la bonne société, la sexualité demeure niée et ne doit jamais être évoquée. Le respect de règles absurdes vise souvent à contenir le plaisir. « Si une dame refuse de s’asseoir, ne lui donnez pas de conseils sur le danger de se faire enculer par des maladroits »,ordonne le Manuel.
Les relations humaines, et notamment la séduction, semblent hypocrites et artificielles. « Pénétrez vous de cette vérité que toutes les personnes présentes, quels que soient leur sexe et leur âge, ont la secrète envie de se faire sucer par vous, mais que la plupart n’oseront pas l’exprimer », souligne le Manuel. L’hypocrisie est pourtant valorisée et désignée sous le terme de vertu. Tout l’ordre social et patriarcal repose sur cet édifice du puritanisme hypocrite.
Pierre Louÿs raille la figure du père que les petites filles doivent vénérer pour en respecter l’autorité patriarcale et morale. La mère représente la vertu et l’importance de l’éducation, avec ses règles à intérioriser. La famille et le couple reposent également sur l’hypocrisie pour empêcher l’ouverture aux rencontres et réprimer les désirs. « Quand une petite fille a deviné quel est le bon ami de sa maman, elle ne doit, sous aucun prétexte, aller le dire à son papa », indique le Manuel. Les petites filles doivent respecter la jalousie, mais ne doivent pas s’interdire de multiplier les aventures amoureuses. « Ayez tous les amants qu’il vous plaira, mais ne racontez pas aux jeunes ce que vous faites avec les vieux. Ni réciproquement », précise le Manuel.
Pierre Louÿs tourne en dérision toutes les autorités et les institutions, même les plus hautes. « Appelée à l’honneur de réciter un compliment devant le Président de la République, ne lui dites pas à l’oreille quand il vous embrasse : “Viens chez maman, je te ferai bander” », conseille le Manuel. Les petites filles doivent préserver les apparences et surveiller leur langage pour se conformer à l’image attendue. « Ne dites pas : “J’ai envie de baiser.” Dites : “Je suis nerveuse” », suggère le Manuel.
Les surréalistes s’appuient sur l’érotisme et la poésie pour attaquer l’ordre moral. Benjamin Péret et Aragon ont créé un calendrier avec des poésies érotiques illustrées par des photographies de Man Ray.
Sources :
Pierre Louÿs, Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation, Allia, 2014
Benjamin Péret, Aragon, Man Ray, 1929, Allia, 2014
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