Les syndicats contre les luttes : édito n° 15
Publié le 28 Juillet 2014
Un renouveau des luttes émerge en France. Un mouvement contre la réforme de l’assurance chômage est porté par les intermittents du spectacle. Une grève de cheminots a duré plus d’une semaine. Des mouvements éclatent également à La Poste, notamment en région parisienne, et dans d’autres entreprises. D’autres luttes existent, comme celle des allocataires de la CAF à Marseille. Certes, il faut toujours se réjouir d’un renouveau de la contestation dans un contexte de politiques d’austérité et d’effondrement des luttes depuis le mouvement de 2010. Pourtant, le rôle des bureaucraties syndicales se révèle toujours aussi nuisible.
L’accord sur l’assurance chômage a été signé par la CFDT et FO. Le seul syndicat a s’y opposer, la CGT, cantonne la lutte au seul secteur du Spectacle. La direction de la CGT veille à ne pas informer les intérimaires et les travailleurs précaires. Ensuite, si la CGT peut soutenir des grèves, les bureaucrates refusent les blocages de festival et de spectacle. Pourtant, lorsque les directions d'institutions font régner la terreur et dressent des listes noires, le blocage devient le seul moyen de continuer la lutte pour des travailleurs précaires.
A la Poste, des grévistes syndiqués à SUD PTT ne sont pas du tout soutenus par Solidaires, leur centrale syndicale. Les bureaucrates préfèrent surfer sur le nationalisme, en dénonçant l’accord de TAFTA et les méchants américains, plutôt que de soutenir des salariés qui mènent une lutte exemplaire.
Mais ce sont les cheminots qui ont sans doute le plus de raison de traquer les bureaucrates pour leur prochain mouvement. Le Front de gauche et la direction de la CGT ont soigneusement saboté la lutte. Il a suffit qu’un député "communiste" dépose un amendement pour que la CGT appelle à la reprise du travail. Avec toujours les mêmes pratiques, en faisant croire que les grévistes des autres villes ont repris le travail et que le mouvement s’essouffle.
La liste est trop longue, mais un nouvel épisode bureaucratique se révèle de manière récurente. Dernier exemple en date, les associations gauchistes et tiers-mondistes encadrent les manifestations de soutien aux Palestiniens et dénoncent les débordements. Leur service d'ordre protège davantage la police que les manifestants selon leur propre aveu.
Surtout, c’est toute cette idéologie syndicaliste et citoyenniste qui limite les mouvements. Ceux qui luttent ne doivent plus défendre leurs intérêts de classe, ne peuvent plus s’opposer à la dégradation de leurs conditions de travail et de vie. Ils doivent défendre la Culture, le Service Public et l’Etat. La « convergence des luttes » se fait toujours autour de programmes réformistes avec la répartition des richesses et la diminution du temps de travail. C’est toujours ce même discours réformiste qui ressort. Il faut aménager le capital, mais il ne faut surtout pas songer à supprimer l’exploitation. Avec le règne de ces discours gestionnaires, le front de gauche et la CGT n’ont aucun mal à crier victoire après le dépôt d’un simple amendement. La barbarie marchande n’est pas à amender, mais à détruire. Mais un discours qui articule défense des intérêts immédiat et perspective de rupture ne semble pas avoir beaucoup d’écho dans un contexte de luttes partielles, limitées et sectorisées. Chacun lutte contre « sa » réforme, mais pas contre la logique globale de l'offensive du capitalisme.
La chasse aux bureaucrates doit devenir la priorité dans toutes les luttes, bien plus qu’une illusoire « unité » du mouvement. Il semble ridicule d’invoquer la « trahison » ou la « quenelle » pour évoquer l’action des chefs syndicalistes. Ils remplissent tout simplement leur rôle d’intermédiaires entre la prolétariat et la bourgeoisie. Les bureaucrates encadrent les luttes. Ils (ce sont presque toujours des hommes) veillent au respect de la légalité et à l’absence de débordements. C’est leur rôle de "responsable syndical". La meilleure des polices ne porte pas d’uniforme, mais un autocollant syndical. D'ailleurs les bureaucrates papotent gentiment avec la police et les renseignements généraux. Ils sont très virulents en AG mais beaucoup moins face aux représentants de l’Etat au cours de "négociations", dont ils ne cessent de souligner l’importance.
Ils insistent sur des revendications corporatistes et limitées pour éviter une généralisation du conflit. Quand le mouvement prend de l’ampleur et qu’ils ne le contrôlent plus, ils appellent à la reprise du travail et au retour à la normale. Ils font croire qu’ailleurs le mouvement s’essouffle. Quand ils sont trotskistes ou anarchistes ils jurent même, la main sur le cœur, qu’ils sont eux aussi pour la grève générale insurrectionnelle. Mais ils rajoutent aussi tôt que là, maintenant, les conditions ne sont pas réunies. Evidemment, qu’elle que soit l’ampleur et l’originalité d’une lutte, les conditions ne sont jamais réunies pour les bureaucrates.
Ce nouveau numéro part d’une analyse des nouvelles formes d’aliénation. D’abord, il faut souligner la médiocrité du ghetto universitaire. Claude Javeau souligne les limites d’une sociologie toujours plus futile et spécialisée. Dans ce contexte, l’analyse critique du monde contemporain devient marginale. Pourtant, un universitaire comme Hartmut Rosa ne renonce pas à la pensée critique. Il observe un phénomène d’accélération sociale qui dépossède davantage les individus du contrôle de leur vie. Jonathan Crary observe que la logique du capital colonise de nombreux domaines de notre existence, pour s’emparer du sommeil et du rêve. Patrick Vassort propose une réflexion sur le capitalisme moderne, avec son mode de vie standardisé. Mais il évoque également la faiblesse des mouvements de contestation.
Si le capitalisme déborde largement de la sphère du travail, les luttes actuelles tendent à sortir de l’entreprise. Le mouvement de lutte au Brésil attaque directement l’organisation capitaliste de l’espace urbain. Les luttes des Roms s’opposent au racisme d’Etat. De nouveaux mouvements contestataires émergent sur tous les fronts. Mais une analyse de classe doit être conservée pour comprendre ses luttes, même si elles ne se déroulent pas dans une usine. Lorsque la logique du capital colonise tous les aspects de la vie, la guerre de classe doit aussi s’étendre à tous les domaines traversés par le monde marchand.
La lutte des classes s’appuie également sur un imaginaire puissant qui participe à l’aliénation. Mais le prolétariat ne peut plus s’appuyer sur un vaste mouvement de contre-culture qui alimente le désir de révolte. Les années 1990 reflètent cet effondrement d’une créativité qui affirme sa négativité et son hostilité contre l’ordre social. La contestation culturelle doit désormais composer avec l’industrie du divertissement. Même si des produits comme les séries télévisées peuvent décrire froidement l’horreur de la société marchande. Le mouvement post-punk tente également de remettre en cause le mode de vie bourgeois et son conformisme.
Un nouvel imaginaire révolutionnaire et une culture underground se développent peut-être en marge du monde marchand. Mais, pour véritablement éclore, il faudra sans doute l’explosion d’un grand mouvement de lutte. Le désir de la créativité demeure étroitement lié à celui de la révolte.
Sommaire n° 15 :
Critique de l'aliénation
Misère de la sociologie contemporaine
Hartmut Rosa contre l'alinéation moderne
Le capitalisme contre le sommeil et le rêve
Une réflexion sur le capitalisme moderne
Nouvelles luttes sociales
Luttes urbaines et révolte social au Brésil
Lutter contre la chasse aux Roms
Les nouveaux mouvements contestataires
Intégration de la contre-culture
Culture et conformisme dans les années 1990