Axel Honneth et l’Ecole de Francfort
Publié le 23 Décembre 2013
Le philosophe Axel Honneth renoue avec l'héritage de l'Ecole de Francfort pour renouveller le marxisme critique et l'analyse de la société moderne.
La Théorie critique s'inscrit dans la sillage de l'Ecole de Francfort et d'un marxisme hétérodoxe. Olivier Voirol présente un recueil de textes du philosophe Axel Honneth. Cet universitaire contemporain incarne la dernière génération de l’Ecole de Francfort crée par Adorno et Horkheimer. Ce courant marxiste de la Théorie critique s’attache à relier philosophie, sociologie et psychanalyse.
Axel Honneth s’inscrit dans la tradition de pensée initiée par Karl Marx. Il articule une analyse de la société capitaliste avec une perspective d’émancipation. Dans le sillage de Georg Lukács, il analyse le processus de l’aliénation, de l’intégration culturelle et de la destruction des relations humaines.
Ses réflexions permettent de comprendre l’effondrement social de la civilisation marchande.
Contrairement à l’air du temps, Axel Honneth s’inscrit dans l’héritage philosophique du marxisme critique. Mais il ne se contente pas d’observer le domaine économique et se penche également sur d’autres sphères d’actions. Un marxisme culturel, incarné par Edward P. Thompson, s’intéresse aux pratiques et à l’agir des classes sociales. Les normes collectives de l’action de chaque groupe sont observées. « Ces normes collectives ont leur siège dans les pratiques et les usages que recueillent les cultures quotidiennes spécifiques des différentes classes », décrit Axel Honneth. Un marxisme critique analyse la perpétuation du pouvoir et de la bureaucratie.
Karl Marx propose une critique du travail. L’exploitation et l’aliénation ne permettent pas l’épanouissement humain. Selon Axel Honneth, « Marx interprète l’époque historique du capitalisme comme une formation socio-économique qui empêche structurellement, totalement ou en partie, les sujets travailleurs de s’identifier à leur propre production et donc de se réaliser dans leur travail ». La lutte des classes se traduit par l’opposition du capital et du travail.
La critique de l’aliénation dans le travail permet d’attaquer la société capitaliste. La contrainte économique empêche l’accomplissement dans le travail qui permet la construction d’une identité. La lutte des classes doit permettre la dignité et le respect de soi. Dans le cadre du capitalisme, « le processus de reconnaissance réciproque entre les sujets se trouve interrompu parce qu’une fraction de la société se trouve privée des conditions sans lesquelles elle ne peut parvenir à se respecter elle-même », analyse Axel Honneth. La lutte contre le capitalisme permet aux individus d’affirmer leur subjectivité.
Les réflexions du jeune Lukács permettent de penser l’aliénation et la « crise de la culture ». Il se réfère à un anticapitalisme romantique qui critique la destruction des relations humaines produite par la modernité marchande. « L’anticapitalisme romantique partage avec le romantisme l’expérience du déchirement particulier lié aux formes de vie des sociétés modernes industrialisées », souligne Axel Honneth. L’individu subit ce déchirement par rapport à soi, au monde et à la nature. L’individu ne peut pas exprimer pleinement ses capacités créatrices. Cette critique reprend la réflexion du philosophe Herder. Axel Honneth rappelle que « selon cette tradition, l’homme se distingue par sa capacité à exprimer de manière créatrice ses besoins et ses sentiments ». La créativité artistique apparaît comme l’archétype de toute forme d’activité. L’anticapitalisme romantique dénonce également le déchirement lié à la forme d’organisation capitaliste de la société.
Le jeune Lukács estime que la rationalisation capitaliste renforce la séparation entre les individus. Axel Honneth note que « l’aggravation simultanée de la division du travail dissout la société en une succession de sujets atomisés, isolés ». Cette rationalité capitaliste détruit toute forme de rapport sensible à soi, aux autres et au monde. « De ce point de vue, l’individu est déchiré dans le capitalisme industriel parce que les formes de travail ne lui permettent plus de se réaliser comme sujet du développement de ces capacités », souligne Axel Honneth. Le capitalisme fait de la production une source de profits et non plus l’expression d’une sensibilité esthétique. Le travail semble séparé de la créativité artistique. Le capitalisme peut alors établir « la domination de l’économie sur l’ensemble de la vie ». L’autoréalisation individuelle doit alors permettre la construction d’une identité collective.
Malgré l’illusion d’un retour aux communautés traditionnelles, la pensée du jeune Lukács permet de critiquer les ravages de la modernité marchande. L’autoréalisation et l’expression d’une sensibilité doivent permettre une politique du bonheur.
Max Horkheimer évoque la méthode de la Théorie critique. L’objectif de cette démarche n’est pas d’améliorer la société mais de développer une attitude critique contre « la société elle-même ». Loin du prêt à pensé des experts contemporains, il s’agit donc d’une réflexion globale et radicale. « Les notions d’amélioration, d’utilité, de finalité rationnelle, de productivité, de valeur, telles qu’elles sont comprises dans l’ordre établi, lui apparaissent au contraire bien plutôt comme suspectes », prévient Max Horkheimer. Il s’oppose au conformisme intellectuel et préconise une pensée conflictuelle. « Chaque partie de la théorie présuppose la critique de l’ordre établi et la lutte contre lui, dans la direction définie par la théorie elle-même », précise Max Horkheimer. La Théorie critique devient une pratique de la transformation de la réalité sociale.
Max Horkheimer s’attache à une démarche interdisciplinaire. L’économie politique doit permettre d’analyser les fondements du capitalisme. Mais la Théorie critique doit également se nourrir de la psychanalyse d’Erich Fromm. La répression des énergies libidinales et des pulsions permet de maintenir l’ordre social. « Ce sont les forces libidinales des êtres humains qui forment pour ainsi dire l’adhésif sans lequel la société ne tiendrait pas, et qui contribuent à la production des grandes idéologies sociales dans toutes les sphères de la culture », développe Erich Fromm. L’autorité, la famille et la culture contribuent à adapter les énergies libidinales et les désirs des individus à la société. La science, l’art, la religion, mais aussi le droit, les mœurs, la mode, le sport les divertissements ou le style de vie orientent et façonnent les désirs humains.
La Théorie critique intègre tous les domaines des sciences sociales. La recherche empirique se relie avec la philosophie. A côté de l’analyse économique, la psychanalyse et la critique des institutions culturelles sont également développées. L’École de Francfort, à partir des années 1930, semble marquée par la montée du fascisme. Cette Théorie critique s’appuie sur le marxisme mais se nourrit également d’autres pensées sociologiques.
La pensée hétérodoxe du jeune Lukács développe le concept fondamental de réification. Adorno et Horkheimer évoquent une « rationalité instrumentale » pour expliquer la domination et l’aliénation. Une pensée instrumentale s’implante « dans le contrôle des instincts, dans l’appauvrissement des capacités sensorielles, et dans la formation des rapports sociaux de domination », résume Axel Honneth. La dimension sensible et sensuelle semble définitivement écrasée par le règne de la rationalité marchande.
Mais cette réflexion s’apparente à un marxisme fonctionnaliste qui estime que l’aliénation devient totale et mécanique. Walter Benjamin ne partage pas ce constat et insiste sur la lutte pour l‘émancipation. Cet écrivain considère que « le conflit des classes sociales est à la fois une expérience continuellement effervescente et une prémisse théorique de toute analyse de la culture et de la société », souligne Axel Honneth. Walter Benjamin dénonce l’industrie culturelle, comme Adorno et Horkheimer. La créativité et l’aura des œuvres d’art semblent disparaître avec la production culturelle de masse. Mais, pour Walter Benjamin, les individus ne sont pas uniquement des consommateurs passifs, car ils peuvent avoir leur propre perception. L’expérience de l’imagination créative esquissent des perspectives émancipatrices.
Les sociologues et les philosophes se désintéressent du monde du travail. La montée de la précarité et ses conséquences sont rarement analysées. Pourtant, le travail conserve son rôle central dans la société capitaliste. Axel Honneth rappelle que « aujourd’hui comme hier, pour la grande majorité de la population, l’identité sociale est en premier lieu tributaire de son rôle dans le processus de travail organisé ».
Ernst Bloch et le romantisme révolutionnaire estiment que le travail doit devenir une activité créative qui permette l’épanouissement. Pour ce courant du socialisme, « tout travail humain devait présenter les traits caractéristiques de cette créativité, considérée comme fin en soi, qui se manifestent de façon exemplaire dans la réalisation d’une œuvre d’art », rappelle Axel Honneth. Mais la réalité sociale semble loin d’évoluer vers cette utopie d’une libération du travail.
L’organisation moderne du travail se conforme à d’autres normes. L’individu doit abandonner ses penchants naturels pour l’oisiveté et travailler afin de contribuer au bien-être général. L’individu doit assurer sa subsistance économique et obtenir une reconnaissance sociale en contrepartie de son travail. Ainsi, « les structures d’un marché du travail capitaliste n’ont pu se constituer qu’à la condition morale très ambitieuse de permettre aux couches impliquées dans ses structures de nourrir l’espoir de recevoir une rémunération garantissant leur subsistance et d’effectuer un travail digne de reconnaissance », analyse Axel Honneth. Mais le travail salarié semble désormais vide de sens, uniquement au service du profit.
Axel Honneth souligne les contradictions du capitalisme. Le travail ne permet plus l’intégration sociale et la reconnaissance qu’il prétend apporter. Le travail ne suscite que souffrances et frustrations. Mais, dans une perspective critique, l’attachement à cette reconnaissance ne semble pas satisfaisant. Les travailleurs ont bien raison de ne plus se satisfaire de leur exploitation. Ils ne doivent pas lutter pour leur reconnaissance mais, au contraire, pour détruire le monde du travail et ses contraintes sociales. La perspective d’une activité épanouissante et créative semble plus désirable que la reconnaissance dans l’exploitation salariale.
Les réflexions d’Axel Honneth permettent de renouveler le marxisme et la pensée critique dans le sillage de l’École de Francfort. Ses textes semblent pourtant très universitaires et peu accessibles. Ce philosophe s'adresse clairement à ses collègues universitaires, et pas du tout à la majorité de ceux qui subissent l'exploitation. Pourtant, Axel Honneth synthétise le meilleur d’une tradition critique.
Il évoque également Jürgen Habermas dont l’intérêt ne semble pas évident. La première génération de l'Ecole de Francfort, avec Adorno et Horkheimer, propose une critique sociale pertinente inspirée par un marxisme hétérodoxe. Mais, dès la deuxième génération dirigée par Habermas, c'est l'idéalisme kantien qui prédomine pour mieux se mettre au service d'une social-démocratie bedonnante. Axel Honneth oscille entre ses deux tendances.
Ensuite, l'Ecole de Francfort semble déconnectée d'une pratique de lutte. Si ses réflexions ont inspiré le mouvement anti-autoritaire en Allemagne dans les années 1968, ces théoriciens ont toujours refusé de s'impliquer dans le combat social. Leur pessimisme les conduit même à dénigrer les révoltes spontanées. Axel Honneth reproduit cette limite qui consiste à comprendre le monde mais sans tenter de le transformer. Comme beaucoup d’universitaires, il propose des analyses approfondies mais peu de perspectives politiques. Il montre bien les nouvelles contradictions à l’œuvre dans le travail salarié, mais ne semble proposer qu’un aménagement de l’exploitation capitaliste.
Mais Axel Honneth refuse le cloisonnement des différentes disciplines et propose une pensée de la totalité, en opposition à l’émiettement postmoderne. Ses réflexions permettent également de sortir d’un économisme trop étroit qui continue de limiter toutes les variantes du marxisme. La Théorie critique attaque le capital dans sa globalité en montrant son emprise dans tous les domaines de la vie.
Source : Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Traduit par Pierre Rusch et Olivier Voirol, Préface de Olivier Voirol, La Découverte, 2013
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Christian Ruby, "Déchirement, reconnaissance et émancipation", publié le 7 novembre 2013 sur le site Non fiction
Vidéo : Emmanuel Renault, "Avec et contre la Théorie critique au nom de 68", réalisée le 23 mai 2008 dans le cadre du colloque Mai 68 en quarantaine
Vidéo : Emmanuel Renault, "Débat Avec et contre la Théorie critique au nom de 68", réalisée le 23 mai 2008 dans le cadre du colloque Mai 68 en quarantaine
Radio : Jacques Munier, "Axel Honneth / Revue Illusio", émission L'Essai et la revue du jour diffusé sur France Culture le 27 novembre 2011
Roberto Maggiori, "Reconnaître Honneth", publié dans le journal Libération le 23 octobre 2013
"Dans le silence miroir face aux oeuvres face aux corps", publié sur le site Paperblog le 10 novembre 2013
Olivier Voirol, "(Re)découvrir la théorie critique", propos recueillis par Michaël Foessel le 16 décembre 2008 dans le site Non fiction
Olivier Voirol, "L' "autre" espace public et ses paradoxes", publié dans le journal Le Courrier le 23 mai 2008
Entretien avec Olivier Voirol, "L'Ecole de Francfort veut se conjuguer au présent", publié dans le journal L'Humanité le 7 octobre 2008